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Full text of "Montaigne et ses amis: La Boétie.--Charron.--Mile. de Gournay"

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G.  Percival  Best,  Esq, 


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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/montaigneetsesam02bonn 


PAUL  BONNEFON 

Bibliotliocaire  à   l'Arsenal. 


Montaigne 

et  ses  amis 

La  Boétie  —  Charron  —  M"^  de  Gournay 


NOUVELLE      EDITION 


Tome   IT 


Paris,  5,  rue  de  Mézières 
Armand    Collll    &    C*^,    Editeurs 

Libraires  de  la  Société  des  Gens  de  Lettres 


^ 


Prix 
6^50 


Paul    BONNEFON 

Bibliothécaire    à    l'Arsenal. 


Montaigne 

et  ses  amis 

La  Boétie.  —  Charron.  —  W'  de  Gournay 


Nouvelle     édition 
II 


(L- 


V^ 


PARIS 
ARMAND  COLIN  ET  C%  ÉDITEURS 

5,    nu  F.     DK     MÉZIÈRES,    5 

1898 

Tous  droits  réservés. 


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~^  S.  3.  ^=6" 


MONTAIGNE  ET  SES  AMIS 

LIVRE  IV 
MONTAIGNE    (1581-1585) 


CHAPITRE  I" 
MONTAIGNE    EX    VOYAGE 


Montaigne  voyage  comme  ii  écrit  :  on  ne  sait 
jamai.s  où  le  conduira  sa  Innlaisic  ;  mais  en  quelque 
endroit  qu'il  aille  ou  qu'il  s'arrête,  il  voit  bien  ce 
qu'il  voit  et  le  décrit  comme  il  le  voit.  Car  il  a  «  cette 
luimeui'  avide  de  choses  nouvelles  et  inconnues  »,  et 
il  l'exerce  volontiers  sur  ce  que  se.i  pérégrinations 
lui  montrent  ou  sur  ce  que  ses  livres  lui  ap|)rennent: 
ou  |)luiot  lectures  et  voyages  ne  sont  jjour  lui  (ju'un 
même  moyen  de  satisfaire  sa  curiosité.  A  vrai  dn^e, 
les  années  qu'il  venait  de  passer  chez  lui  n'avaient 
été  qu'une  longue  excursion  au  milieu  du  passé,  et 
jamais  solitude  ne  fut  plus  peuplée  (|ue  la  sienne. 
Mais  il  y  manquait  ce  qui  fait  l'attrait  du  voyage  : 
la  nouveauté  des  sites  et  la  variété  des  gens.  Aussi 

MONTAIGNE  II.  i 


2  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

épronva-t-il  le  besoin  de  se  décarêmer,  après  sa 
retraite.  Il  voulut  remplacer  le  spectacle  qu'il  s'était 
donné  à  lui-même  —  assis  dans  son  fauteuil  devant 
ses  livres  de  travail  —  par  un  spectacle  plus  varié 
et  plus  changeant.  Il  voyagea  effectivement  et  con- 
tinua, au  milieu  de  ses  contemporains,  les  pérégri- 
nations qu'il  avait  déjà  entreprises  parmi  les  souve- 
nirs du  passé. 

Sa  santé  en  fut  le  prétexte.  En  réalité,  Montaigne 
était  fort  aise  de  pouvoir  se  livrer  ainsi  à  son  goût 
du  déplacement  et  fournir  à  son  jugement  de  nou- 
veaux termes  de  comparaison.  «  Les  voyages,  disait- 
il,  ne  me  blessent  que  par  la  dépense.  »  Précisément 
le  séjour  qu'il  avait  fait  sur  ses  terres  lui  avait  per- 
mis de  réaliser  des  économies  et  de  se  payer  quel- 
ques fantaisies.  L'impression  des  Essais  fut  la 
première  et  la  plus  noble  :  car  Montaigne  devait 
payer  alors  pour  publier  son  œuvre,  et  le  temps 
n'était  pas  encore  venu  où  les  imprimeurs  se  dispu- 
teraient l'honneur  de  rééditer  les  Essais.  Il  venait 
de  passer  à  peu  près  une  année'  à  surveiller  cette 
mise  au  jour,  corrigeant  les  épreuves  et  guidant  le 
typographe,  et,  bien  que  celte  besogne  ait  été  assez 
sommaire,  elle  dût  coûter  beaucoup  à  Técrivain. 
Quand  elle  fut  terminée,  il  éprouva  sans  doute  plus 
vivement  que  jamais  le  désir  de  se  reposer  en  voya- 
geant. Moins  de  quatre  mois  après  l'achèvement  du 
volume,  Montaigne  quittait  son  château,  le  22  juin 


1.  Le  privilège  de  la  première  édition  des  Essais  est  daté 
du  «  9«  jour  de  may  1379  »,  et  l'avis  au  lecteur  porte  la  date 
du  «  premier  de  mars  1580  ». 


MONTAIGNE   EN   VOYAGE.  à 

1580,  pour  n'y  rentrer  qu'assez  longtemps  après,  le 
30  novembre  138i. 

Au  retour,  quanti  il  reprit  son  livre  et  qu'il 
l'accrut  de  ses  réflexions  nouvelles,  Montaigne  ne 
manqua  pas  d'y  indiquer  en  gros  l'itinéraire  de 
cette  longue  excursion  et  d'y  consigner  bien  des 
observations  cueillies  chemin  faisant.  On  savait  de 
la  sorte  qu'il  avait  visité  l'Allemagne,  la  Suisse  et 
l'Italie,  autant  en  quête  d'impressions  inconnues 
qu'à  la  recherche  d'eaux  thermales  pour  adoucir  ses 
douleurs.  Quelques  traits  avaient  été  enchâssés 
ainsi,  et  nous  n'ignorions  pas  l'émotion  que  plu- 
sieurs lieux  célèbres  avaient  causée  au  voyageur. 
On  n'ignorait  pas  davantage  comment  Montaigne  se 
comportait  dans  ses  courses,  ne  pouvant  souffrir 
ni  coches  ni  bateaux,  et  préférant  chevaucher  pen- 
dant de  longues  heures  sans  en  être  trop  fort 
incommodé.  On  savait  tout  cela  en  général,  mais 
le  voyageur  n'avait  pas  été  pris  sur  le  vif,  au  milieu 
du  plaisir  de  ses  découvertes  ou  dans  l'attrait  de 
ses  excursions. 

C'est  là  ce  qu'un  journal  de  voyage  pouvait  seul 
donner,  et  Montaigne  en  tenait  un.  Il  a  été  décou- 
vert, au  siècle  dernier,  par  le  chanoine  Prunis 
parmi  les  papiers  du  château  de  Montaigne  et 
l)ublié,  en  1774,  par  le  littérateur  Meusnier  de 
Uuerlon,  qui  se  substitua,  on  ne  sait  trop  comment, 
à  l'inventeur'.   Ce  manuscrit  formait  alors  un  petit 

i.  Journal  de  voyage  de  Michel  de  Montaigne  en  Italie,  par 
la  Suisse  et  l'Allemagne,  en  loSO  et  /."AV/  ;  avec  des  notes  par 
M.  de  Querlon.  Rome  et  Paris,  1774,  in-4",  de  LIV-41C  pp. — 
L'édition  la  plus  récenle  est  celle  (ju'a  donnée  le  professeur 


4  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

volume  in-folio  de  178  pages,  dont  un  tiers  environ 
était  écrit  de  la  main  du  domestique  de  Montaigne, 
qui  tenait  la  plume  sous  la  dictée  de  son  maître  ; 
quelques  feuillets  du  début  en  avaient  déjà  été 
perdus.  Depuis  sa  publication,  ce  précieux  manus- 
crit a  été  égaré;  déposé,  dit-on,  par  l'éditeur  à  la 
Bibliothèque  royale,  on  ignore  ce  qu'il  est  devenu. 
Il  faut  donc  s'en  tenir,  sans  contrôle,  au  texte  mis 
au  jour  par  Meusnier  de  Querlon. 

xVinsi  que  l'a  remarqué  Sainte-Beuve  ',  le  Journal 
du  voyage  de  Montaigne  n'a  rien  de  curieux  litté- 
rairement parlant  ;  mais  moralement,  et  pour  la 
connaissance  de  l'homme,  il  est  plein  d'intérêt.  Je 
le  crois  aussi  de  grand  secours  pour  la  psycholo- 
gie de  l'écrivain.  Dicté  ou  écrit  par  Montaigne,  ce 
récit  me  parait  représenter  assez  exactement  ce  que 
dut  être  le  premier  jet  de  la  composition  des  Essais, 
que  leur  auteur  écrivit  aussi  ou  dicta  alternativement. 
Avant  d'être  apaisée  et  clarifiée,  la  verve  de  Mon- 
taigne devait  se  répandre,  j'imagine,  comme  elle  le 
fait  dans  son  Journal,  entraînant  avec  elle  bien  des 
éléments  étrangers  qu'elle  éliminera  plus  lard.  Em- 
porté par  sa  curiosité,  Montaigne  prend  en  noie  tout 
ce  qui  le  frappe,  pour  choisir  ensuite  et  faire  le  triage 
de  son  butin.  Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me 
semble  que.  dans  ses  remarques  ainsi  prises,  l'écri- 
vain se  trahit  autant  que  le  voyageur,  et,  dans  les 

Aiessandro  d'Ancona  sous  ce  litre  :  L'Italiaalla  fine  del  secolo 
XVI^  ;  iiiornale  (Ici  viaggio  di Michèle  de  Montaigne  in  Italia 
ncl  ioèo  et  IjSI  (Gittà  di  Castello,  1889,  in-S»  de  xy-719  pp.). 
l.  C- A.  Sa\nle-îie\ive,  Nouveaux  Lundis,  t.  II,  pp.  156- 
177. 


MO.NTALGNE   EN   VOYAGE.  5 

éditions  postérieures  des  Essais,  nous  retrouverons, 
«  en  place  marcliande  »,  nombre  de  réflexions  que 
l'auteur  a  tirées  de  ses  brouillons  pour  les  intercaler 
dans  son  œuvre,  comme  il  y  insérait  les  jugements 
inscrits  d'abord  sur  les  marges  de  ses  livres. 

Le  voyageur,  lui,  est  charmant  :  appliqué  à  tout 
voir  et  à  tout  comprendre,  il  voyage  pour  le  plaisir 
de  voyager.  Ce  perpétuel  changement  le  ravit,  et  il 
voudrait  toujours  pousser  plus  avant,  tant  son  esprit 
est  en  éved  et  son  désir  d'apprendre  insatiable. 
Tout  l'intéresse,  parce  qu'il  n'ignore  pas  que  tout 
spectacle  porte  en  lui  un  enseignement  pour  qui 
sait  l'en  tirer.  Aussi  il  s'efforce  de  ne  rien  laisser 
échapper,  il  voit  tout  avec  un  grand  souci  d'impar- 
tialité. Il  se  prête  aux  usages  des  pays  qu'il  traverse, 
afln  de  mieux  saisir  l'humeur  des  habitants.  Ce  qui 
le  frappe  le  plus  et  ce  qu'il  note  surtout,  ce  sont  les 
traits  particuliers,  les  petits  faits,  les  menus  inci- 
dents de  la  vie  quotidienne.  Il  saisit  tout,  tant  l'œil 
est  accoutumé  à  l'analyse,  et  il  mentionne  curieu- 
sement sur  ses  tablettes  les  détails  qu'il  a  ainsi 
observés.  Son  Journal  de  voyage,  c'est  l'album  de 
l'artiste  en  roule  :  on  y  trouve  tous  les  croquis,  les 
ébauches  informes  et  incohérentes,  pris  et  notes  aux 
hasards  du  chemin.  Ne  demandez  pas  à  ces  essais 
de  la  réflexion  ou  de  l'esprit  de  suite.  Plus  tard, 
l'auteur  y  choisira  ce  qu'il  voudra  terminer.  Pour  le 
moment,  c'est  un  recueil  de  photographies  instan- 
tanées, saisies  sur  le  vif  par  l'œil  le  plus  amoureux 
du  détail  qui  fut  jamais  ;  sans  doute,  cette  compa- 
raison étonnerait  quelque  jieu  Montaigne  :  elle  ne 
saurait  le  fàeher. 


6  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Après  avoir  quitté  son  domaine,  Montaigne  s'ar- 
rêta assez  longuement  à  Paris,  ou  du  moins  à  la 
cour.  Il  voulait  faire  les  honneurs  de  son  livre  à 
ceux  qui  dispensaient  la  réputation,  et  nous  savons 
que  le  roi  Henri  III  aecucillit  favorablement  l'œuvre 
et  l'aute'jr.  Tandis  que  son  beau-frère,  G.  de  La  Chas- 
saigne,  présentait  au  prince  la  traduction  de  quelques 
épitres  de  Sénèquc  et  un  discours  moral  de  sa  façon 
sur  l'honneur  et  la  vaillance,  Montaigne  lui  offrait  la 
première  édition  de  ses  Essais.  Le  présent  fut  reçu 
avec  une  particulière  bonne  grâce.  On  était  alors  au 
siège  de  La  Fère,  mais  l'opération  ne  semblait  pas 
assez  importante  pour  que  les  esprits  en  fussent 
uniquement  préoccupés.  Confié  à  Matignon  qui  savait 
le  prix  du  temps,  il  traînait  en  longueur  et  n'était 
troublé  par  aucune  attaque,  si  bien  qu'on  le  nomma 
le  siège  de  velours.  Pourtant  Philibert  de  Gramont, 
le  mari  de  la  belle  Corisande  et  l'ami  de  3Iontaigne, 
y  trouva  la  mort.  Frappé  par  un  obus  qui  lui  emporta 
le  bras,  Philibert  de  Gramont  trépassa  quatre  jours 
après,  le  G  août  lobO.  Montaigne  accompagna  à 
Soissons  les  restes  du  défunt  et  leur  rendit  les  der- 
niers devoirs'.  Puis,  cet  office  accompli,  il  se  mit  en 
route  pour  sa  longue  excursion. 

Nous  ne  connaissons  ni  la  date  du  départ  ni  les 
premières  étapes  de  ce  voyage,  car  le  début  du 
Journal  fait  tiéfaut.  L'itinéraire  ne  commence  vérita- 
blement  qu'à  Meaux,    le   o   septembre   lo8U.  Nous 


1.  Essais,  1.  ni,  ch.  iv  ;  Payeii,  Documents  inédits  sur 
Montaiijne,  n"  3,  p.  15  (Notes  sur  les  éphéruérides  de  Beu- 
ther\ 


MONTAIGNE   EN   VOYAGE. 


savons  que  Montaigne  était  accom|)agné  du  dernier 
de  ses  frères,  Bciliand  de  Montaigne,  seigneur  de 
Maltecoulon,  alors  âgé  de  vingt  ans,  et  d'un  seigneur 
de  Cazalis  qui  était  peut-être  son  allié,  Bertrand  de 
Cazalis,  seigneur  de  Fi'aiche,  qui  avait  épousé  Marie 
de  Montaigne  le  28  septembre  1570.  Deux  autres 
gentilshommes  encore  accrurent  la  petite  troupe,  le 
seigneur  du  Hautoi,  gentilhomme  lorrain,  et  le  sei- 
gneur d'Estissac.  Bien  qu'il  fût  fort  jeune,  celui-ci 
semble  avoir  été,  avec  Montaigne,  la  personne  de 
marque  de  la  compagnie  ;  c'était  sans  doute  le  fils  de 
cette  dame  d'Estissac,  à  laquelle  un  chapitre  des 
Essais  est  dédié  ',  et  il  allait  se  perfectionner  au  delà 
des  monts.  Le  roi  de  France  el  la  reine-mère  atta- 
chaient même  quelque  importance  à  ce  que  celte 
éducation  fût  aussi  complète  que  possible,  car  ils 
donnèrent  au  jeune  homme  des  lettres  de  recomman- 
dation pour  le  duc  de  Ferrare  ^.  Montaigne  semblait 
donc  chaperonner  ses  compagnons.  Nous  verrons 
qu'au  milieu  de  cette  jeunesse  il  ne  fui  ni  le  moins 
jeune  ni  le  moins  ardent. 

Telle  était,  au  complet,  la  petite  troupe  qu'escor- 
taient des  gens  de  service,  des  muletiers  et  des 
mulets.  En  ce  temps,  on  ne  pouvait  voyagei"  sans 
se  faire  suivre  de  quelque  équipage,  et  Montaigne 
ne  voulait  pas  débarquer  en  pays  inconnu  dans  un 
piètre  appareil.  A  Meaux,  il  visite  la  ville  et  va  voir 
le  trésorier  de  la  cathédrale,  Just  Terrelle,  qui  avait 

1.  Essais,  I.  II.  cil.  Mil,  De  ia/fcrtion  des  pères  aux 
enfants. 

2.  Elles  sont  publiées  par  M.  d"Ancond  dans  son  édition  du 
Journal  de  voyage,  p.  708. 


8  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

vécu  Cil  Orient  et  en  avait  rapporte  quelques  singu- 
larités. Puis,  traversant  Epernay,  Gliàlons,  Vitry- 
le-François,  Bar-le-Duc,  les  voyageurs  se  dirigent 
vers  Plombières,  par  Vaucouleurs,  Neufchàteau, 
Mirecourt  et  Épinal.  Bien  qu'en  chemin  il  examinât 
les  curiosités  de  la  route  et  (ju'il  se  fit  conter,  au 
cite,  les  histoires  du  pays,  c'est  en  effet  vers 
Plombières  que  Montaigne  tendait  et  vers  les  bains 
qui  déjà  en  faisaient  la  renommée. 

Montaigne  arriva  à  Plombières  dans  l'après-dinèc 
du  vendredi  10  septembre  1580,  et  y  séjourna  jus- 
(pi'au  27  du  même  mois  ;  ce  n'était  pas  trop  de  dix 
jours  pour  suivre  un  traitement  qui,  d'ordinaire, 
durait  un  mois.  Les  eaux  thermales  de  Plombières 
commençaient  à  être  en  faveur.  Auparavant  elles 
n'étaient  fréquentées  que  par  les  Allemands,  et  les 
jeunes  époux  y  venaient,  dit-on,  volontiers  faire  leur 
voyage  de  noces.  Mais,  depuis  quelque  temps,  les 
Français  y  affluaient  aussi.  Quatre  ans  avant  que 
Montaigne  n'y  passât,  Jean  Le  Bon,  médecin  du  loi 
et  du  cardinal  de  Guise,  avait  publié,  en  un  petit 
opuscule,  un  abrégé  de  la  Propriété  des  bains  de 
Plommiéres  ^,  qui  attira  encore  plus  sur  eux  l'at- 
tention du  public.  On  y  trouve,  plus  longuement 
exposées,  les  observations  que  Montaigne  put  faire 
en  quelques  jours.  Citons  seulement,  à  titre  de 
rapprochement,  ce  que  Le  Bon  dit  de  la  manière 
dont  on  prend  les  bains  :  «  L'homme  y  entre  avec 
des  marionnes  ou  braies  ;  la  femme  avec  sa  chemise 


1.  Paris,  Charles  Macé,  1576,  in-i2.  —  Réimprimé  en  i876 
(Epinal),  avec  préface  de  L.  Jouve. 


MONT.UGXt:  i:n  voYAi;t;.  u 

d'assez  grosse  loilc...  On  se  baigne  pclc-mèle,  tous" 
ensemble,  d'allégresse  joyeuse.  Les  uns  chantent,  les 
autres  jouent  d'instruments  ;  les  autres  y  mangent, 
autres  y  dorment,  autres  y  dansent,  de  manière  que 
la  conipagnie  ne  s'y  ennuie  point,  ni  jamais  n'y 
trouve  le  temps  long.  » 

C'est  bien  aussi  ce  que  Montaigne  rapporte.  Pour 
justifier  un  pareil  usage,  on  invoquait  déjà  son 
ancienneté;  il  parait  que  les  choses  n'ont  pas  beau- 
coup change  depuis  lors,  sauf  que  les  sexes  sont 
à  peu  près  séparés.  Montaigne,  il  est  vrai,  s'il  se 
baigna  cinq  fois,  absorba  surtout  cette  eau  en  bois- 
son ;  précisément,  elle  produisait  un  grand  elTet 
pour  la  gravelle  et  les  maladies  de  la  vessie.  Il  y  but, 
pendant  onze  matinées,  d'abord  neuf  verres  par  jour 
|)uis  sept  verres.  Mais  le  résultat  ne  fut  pas  appré- 
ciable. Le  Journal  nous  l'apprend,  car,  ne  l'oublions 
pas,  c'est  autant  un  journal  de  sanié  qu'un  journal 
de  route.  Au  reste,  l'humeur  de  Montaigne  ne  s'en 
altère  point  :  il  ne  s'attriste  pas  de  ses  incommodités, 
et,  bien  que  trop  souvent  en  proie  à  de  cuisantes 
douleurs,  son  voyage  n'en  sera  ni  [uoins  gai  ni 
moins  heureux. 

En  quittant  Plombières,  Montaigne  laissa  à  son 
hôtesse  ses  armoiries  sculptées  sur  un  écusson  en 
bois  :  c'est  une  politesse  que  les  voyageurs  de  marque 
faisaient  volontiers  au  départ,  et  nul  ne  s'y  conforma 
avec  plus  d'enq)ressement  que  Montaigne.  Puis,  par 
Piemircmont,  Bussang  et  Thann,  il  se  dirige  vers 
la  Suisse.  Les  propriétés  des  eaux  de  Bussang 
n'étaient  pas  encore  découvertes  ;  comme  pour 
Oontrexéville,  on  ne  commença    véi'itablement   d'en 


10  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

parler  qu'au  xviii"  siècle.  Aussi  Montaigne  ne  s'y 
arrétc-t-il  pas.  Il  hâte  son  voyage  vers  la  Suisse, 
(|u'il  atteindra  bientôt  en  abordant  à  Mulhouse,  qui 
Taisait  partie,  en  ce  temps-là,  du  canton  de  Bàlc. 
Montaigne  y  admire  «  la  liberté  et  bonne  police  »  de 
la  ville  et  loue  l'esprit  d'égalité  qui  y  régne.  Le 
patron  de  l'auberge  du  Raisin,  où  les  voyageurs  sont 
descendus,  vient  les  servir  à  table  au  sortir  d'une 
séance  du  Conseil  de  ville  qu'il  a  présidée  dans 
«  un  palais  très  magnifique  et  tout  doré  ».  Désormais 
la  frontière  de  France  est  franchie  et  les  moeurs  vont 
se  modifier  de  plus  en  plus  sensiblement. 

A  travers  ce  pays  inconnu,  où  tout  lui  est  nouveau, 
les  hommes  et  les  lieux,  Montaigne  sera  tout  yeux  et 
tout  oreilles,  prenant  sans  cesse  en  notes  de  minu- 
tieuses observations  afin  de  ne  rien  omettre.  Il  finira 
par  y  trouver  plus  de  plaisir  même  qu'il  ne  s'en  était 
promis,  et,  au  cours  de  son  excursion,  il  se  repentira 
de  ne  pas  s'y  être  suffisamment  préparé.  Nous 
surprenons  sur  le  vif  l'expression  de  ce  mécontente- 
ment, qui  se  fait  jour  dans  le  Journal.  Au  cœur  de 
la  Suisse,  sur  le  lac  de  Constance,  Montaigne  regret- 
tera d'avoir  omis  trois  choses  :  1"  de  n'avoir  point 
amené  avet  lui  un  cuisinier  pour  s'instruire  des 
recettes  allemandes  et  les  pratiquer  au  retour  ;  2"  de 
n'avoir  pas  pris  un  valet  allemand  ou  de  ne  pas 
s'être  donné  pour  compagnon  de  roule  quelque 
gentilhomme  du  pays,  afin  de  ne  pas  se  trouver  tout 
à  fait  îi  la  merci  d'un  bélître  de  guide;  3"  enfin,  de 
n'avoir  pas  lu  d'avance  les  ouvrages  qui  signalent 
les  curiosités  du  pays  et  de  n'avoir  pas  son  Mun^lcr 
dans  ses  coffres  —  nous  dirions  aujourd'hui  notre 


MONTAIGNE   EN   VOYAGE.  14 

Joanne.  —  Tels  sont  ces  regrets,  que  nous  avons 
reproduits  dans  leur  ordre  ;  ils  font  mieux  compren- 
dre la  façon  dont  Montaigne  s'efforçait  d'observer. 
Désireux  avant  tout  d'apprendre,  il  ne  méprise  rien 
et  veut  tout  voir  sans  parti  pris  ;  il  juge  donc  avec 
impartialité.  Son  esprit  s'arrête  aussi  complaisam- 
ment  aux  détails  de  la  vie  quotidienne  qu'aux  traits 
de  mœurs  et  aux  remarques  historiques.  Si  les  obser- 
vations culinaires  se  mêlent  aux  conversations  avec 
les  savants  étrangers  et  tiennent  autant  de  place 
dans  les  notes  de  Montaigne,  c'est  |)lus  par  curiosité 
que  par  gourmandise.  Sans  doute,  il  cherche  son 
bien-être  et  se  propose  de  mettre  à  profit  chez  lui 
les  bons  renseignements  qu'il  a  saisis  au  passage  ;  il 
sait  aussi  que  l'humeur  des  gens  se  fait  jour  surtout 
dans  les  menus  incidents  de  l'existence,  et  il  tient 
à  bien  connaître  les  étrangers  pour  se  mieux  appré- 
cier, lui  et  ses  compatriotes. 

Bàle  est  «  une  belle  ville  »,  dont  les  maisons  sont 
ornées  de  vitres  aux  fenêtres,  couvertes  de  tuiles 
bigarrées,  pavées  avec  art  et  meublées  avec  luxe. 
«  f^es  vins  y  sont  fort  bons  »,  et  on  les  boit  sans  eau. 
Si  les  habitants  négligent  la  propreté  des  chambres 
et  du  coucher,  ils  sont,  en  revanche,  'excellents 
cuisiniers;  leur  principal  défaut  est  de  trop  «asséchir  » 
les  viandes,  et  Monlaignc  les  aime  «  peu  cuites  ».  Tel 
est  le  ton  ordinaire  de  ces  remanjues  ;  il  montre  bien 
que  le  voyageur  ne  trouve  rien  indigne  de  lui  et 
examine  tout.  L'esprit  et  le  corps  y  tiennent  égale- 
ment leiM-  place.  Il  y  avait  dans  la  ville  (juelques  gens 
de  savoir  avec  lesquels  Montaigne  ne  manque  pas  de 
converser.  Il  s'entretient  avec  le  huguenot  François 


12  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

Hotmail,  Franrais  réfugié  à  Bàle  depuis  1579,  avec 
Simon  Gryneeus,  avec  Théodore  Zwinger,  l'auteur 
du  Tlieatrum  vitae  humaaœ,  avec  le  médecin  Félix 
Platier,  dont  l'herbier  l'émerveille,  et  de  tout  cela  il 
lire  des  conclusions  fort  personnelles  et  fort  nettes. 

A  Bade,  où  il  se  rend  et  où  il  séjourne  quelques 
jours  pour  y  prendre  des  bains,  Montaigne  peut 
continuer  ses  remarques  sur  la  diversité  des  façons, 
car  il  continue  à  se  laisser  servir  «  à  la  mode  du 
pays  »,  (|uelque  difticulié  qu'il  y  trouve.  Au  surplus, 
il  en  usera  ainsi  lani  qu'il  sera  hors  de  chez  lui.  Les 
eaux  de  Bade  paraissent  à  Montaigne  plus  actives 
que  celles  dont  il  a  essayé  jusqu'ici  ;  il  en  boit  avec 
grand  effet,  mais  le  souci  de  sa  cure  ne  l'empéchc 
pas  de  jeter  les  yeux  autour  de  lui.  Il  est  frappé  de 
l'empressement  que  la  plupart  des  habitants,  qui  sont 
catholiques,  mettent  à  pratiquer  leur  religion,  et  il 
se  confirme  dans  cette  opinion  que  la  dévotion 
devient  plus  sévère  pour  elle-même,  quand  elle 
s'exerce  sous  le  regard  de  l'opinion  contraire. 

Pendant  tout  le  trajet  qui  se  prolonge,  même 
abondance  d'observations  que  Montaigne  insère 
«  toutes  naturelles  »  dans  son  livre  de  route,  comme 
le  médecin  Félix  Flatter  insère  les  plantes  dans  son 
fameux  herbier  ;  les  unes  et  les  autres  ne  perdront 
pas  beaucoup  de  leur  éclat  primitif.  Si  Montaigne 
omet  quelque  curiosité,  il  n'y  a  pas  de  sa  faute  ;  trop 
souvent  les  gens  du  pays  auxquels  on  s'adresse 
«  ne  savent  ce  que  vous  leur  demandez  ».  En  quittant 
Bade,  les  voyageurs  suivent  le  Rhin,  dont  ils  voient 
la  chute  à  SchalTouse,  et,  laissant  à  main  droite 
Zurich,  où  est  la  peste,  ils  arrivent  à  Constance. 


MONTAIGNE   EN  VOYAGE.  13 

Les  étapes  commencent  à  se  succéder  a.  ;i  z  ;aj)i- 
dement,  car  Montaigne  iiréfère  voir  le  pays  que 
séjourner  longuement  en  un  même  endroit;  il  se 
.détourne  plus  volontiers  de  la  route  qu'il  ne  s'attarde 
sur  place.  Partant  le  matin  sans  avoir  déjeuné, 
«  on  lui  apportait  une  pièce  de  pain  sec  qu'il  man- 
geait en  chemin,  et  était  parfois  aidé  des  raisins 
qu'il  trouvait,  les  vendanges  se  faisant  encore  dans 
ce  pays-là  et  le  pays  étant  plein  de  vignes.  »  La 
cuisine  continue  à  être  agréable  et  appétissante, 
mais  les  hôtelleries  sont  toujours  mal  disposées  pour 
le  coucher  ;  Montaigne  le  constate  avec  humeur,  car 
il  en  est  incommodé  plus  qu'un  autre  :  «  Si  j'ai  quel- 
que curiosité  à  mon  traitement,  dit-il  ailleurs,  c'est 
plutôt  au  coucher  qu'à  autre  chose.  »  Bien  nourri, 
mal  couché,  mais  chez  des  gens  qui  ne  le  volent  pas, 
argumentant,  quand  l'occasion  s'en  présente,  avec 
des  théologiens  réformés,  il  visite  ainsi  Constance, 
Marckdorf,  Lindau,  Wangen,  Isny,  Kempten,  Pfi'on- 
ten,  Fiissen,  Schongau,  Landsberg,  non  sans  avoir 
surpris,  au  passage,  le  secret  de  la  fabrication  de  la 
choucroute. 

Ce  n'était  pas  là  l'itinéraire  primitivement  tracé  : 
un  accident  survenu  au  mulet  dos  bagages  avait 
obligé  d'en  changer  et  fait  décider  qu'on  gagnerait 
Trente  par  la  voie  la  plus  courte.  Mais  Montaigne 
n'y  ])ul  tenir  ;  il  prenait  de  plus  en  plus  goût  à  cette 
exploration  et  fut  d'avis  qu'on  se  permît  quelques 
détours  «  pour  voir  certaines  belles  villes  d'Alle- 
magne ».  C'est  ainsi  que  les  voyageurs  visitèrent 
Augsbourg,  «  qui  est  estimée  la  plus  belle  ville 
d'Allemagne,  comme  Strasbourg  la  plus  forte  ».  Le 


14  MONTAIGNE  ET  SES  MHS. 

corps  de  ville  leur  iit  offrir  le  vin  d'honneur  pnr  des 
sergents  en  livrée  ;  on  les  traita  comme  des  barons 
ou  des  chevaliers,  et  Montaigne,  qui  avait  ses  raisons 
pour  ne  pas  détourner  les  gens  quand  sa  vanité 
trouvait  son  compte  à  leur  erreur,  laissa  faire  sans 
détromper  personne.  Suivant  sa  coutume,  Montaigne 
employa  les  quatre  ou  cinq  jours  qu'il  demeura  à 
Augsbourg  à  en  visiter  les  curiosités.  Mais  l'hiver 
qui  s'avançait  —  on  était  au  19  octobn;  —  l'empêcha 
d'aller  voir  le  Danube,  qui  coulait  à  une  journée  de 
là.  Il  fallait,  sans  perdre  de  temps,  songer  à  gagner 
le  pays  du  soleil.  La  petite  caravane  achève  donc  de 
traverser  la  Bavière,  passe  à  Munich  sans  y  séjour- 
ner, et  aborde  bientôt  leTyrol. 

Là,  on  devait  s'engager  dans  les  montagnes,  mais 
la  température  continuait  d'être  clémente.  «  Nous 
nous  engouffrâmes  tout  à  fait  dans  le  ventre  des 
Alpes,  dit  Montaigne,  par  un  chemin  aisé,  commode 
et  amusement  entretenu,  le  beau  temps  et  serein 
nous  y  aidant  fort.  »  La  route  dévale  maintenant  à 
flanc  de  l'avins.  Les  sites  deviennent  plus  pittores- 
ques et  Montaigne  y  prête  une  plus  grande  attention  ; 
la  vue  de  cette  nature  si  variée  lui  inspire  des  accents 
pleins  de  vérité  et  de  grâce.  «  Ce  vallon  semblait  à 
M.  de  Montaigne,  écrit  le  secrétaire  qui  tient  la  plume 
à  la  place  de  son  maitre,  représenter  le  |)lus  agréable 
paysage  qu'il  eût  jamais  vu,  tantôt  se  reserrant,  les 
montagnes  venant  à  se  presser,  et  puis  s'élargissant 
astheure  •  de  notre  côté,  qui  étions  à  main  gauche 
de  la  rivière,   et  gagnant  du   pays  à  cultiver  et  à 

1.  A  celle  lieure,  locution  gasconne. 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  15 

labourer  dans  la  pente  même  des  monts,  qui  n'étaient  - 
pas  si  droits,  tantôt  de  l'autre  part;  et  puis  décou- 
vrant des  plaines  à  deux  ou  trois  étages  l'une  sur 
l'autre,  et  tout  plein  dé  belles  maisons  de  gentilshom- 
mes et  des  églises.  » 

La   ville    d'Insbruck    est    bâtie    au    fond  de    cet 
agréable  vallon.  Les  voyageurs  y  séjournèrent   un 
peu,  avant  de  gagner  Trente,  par  Sterzing,  Brixcn, 
Kolmann,  Bosen  et  Branzoll.  La  petite  troupe  voya- 
geait encore  en  pays  inconnu,  mais  chaque  pas  en 
avant   la   rapprochait    de    l'Italie,    dont    Montaigne 
connaissait  mieux  les   mœurs  et  l'histoire,  bien  qu'il 
n'eût   pas  encore  visité  le  pays.  Cette  excursion  à 
travers  un  monde  ignoré,  au  milieu  de  gens  dont  on 
n'entendait  pas  la  langue  et  dont  les  humeurs  étaient 
fort  différentes,  n'avait  pourtant  pas  été  sans  char- 
mes.   Montaigne    y    prit    grand   i)laisir,    comme    il 
s'amusait   au    défilé  de  toutes  les  choses  neuves  et 
changeantes.  Analysant  ses  impressions  de  touriste, 
il  disait  «  qu'il  s'était  toute  sa  vie  méfié  du  jugement 
d'autrui  sur  le  discours  des  commodités   des    pays 
étrangers,   chacun    ne    sachant    goûter    que    selon 
l'ordonnance  de  sa  coutume  et  de    l'usage   de  son 
village,   et  avait  fait  fort   j)eu  d'état  des  avertisse- 
ments que  les  voyageurs  lui  donnaient  ;  mais,  en  ce 
lieu,  il  s'émerveillait  encore  plus  de  leur  bêtise,  ayant, 
et  notamment  en  ce  voyage,   ouï  dire  que   l'entre- 
deux  des  Alpes  en  cet  endroit  était  j)lein  de  difficultés, 
les  mœurs  des  hommes  étranges,  chemins  inacessi- 
bles,    logis  sauvages,    l'air    insupportable.    Quant  à 
l'air,  il  remerciait  Dieu  de  l'avoir  trouvé  si  doux,  car 
il  inclinait  plutôt  sur  trop  de  chaud  que  de  froid,  et, 


16  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

en  tout  ce  voyage,  jusques  lors,  n'avions  eu  que 
trois  jours  de  froid,  et  do  pluie  environ  une  heure; 
mais  que  du  demeurant,  s'il  avait  à  promener  sa 
fille,  qui  n'a  ({ue  huit  ans,  il  l'aimerait  autant  en  ce 
chemin  qu'en  une  allée  de  son  jardin  ;  et  quant  au 
logis,  il  ne  vit  jamais  contrée  où  ils  fussent  si  dru 
semés  et  si  beaux,  ayant  toujours  logé  dans  belles 
villes,  bien  fournies  de  vivres,  de  vin,  et  à  meilleure 
raison  qu'ailleurs.  » 

Avant  de  quitter  pour  toujours  cette  région  qui 
lui  agréait  ainsi,  Montaigne  voulut  même  faire  part 
de  son  sentiment  à  quelqu'un  qui  put  le  comprendre. 
Il  prit  pour  confident  François  Hotman,  qu'il  avait 
vu  à  Bàle,  et,  de  Bozen,  Montaigne  lui  mandait  : 
«  qu'il  avait  pris  si  grand  plaisir  à  la  Visitation 
d'Allemagne,  qu'il  l'abandonnait  à  grand  regret, 
quoique  ce  fut  en  Italie  qu'il  allât  :  que  les  étrangers 
avaient  à  y  souffrir  comme  ailleurs  de  l'exaction  des 
hôtes,  mais  qu'il  pensait  que  cela  se  pourrait  corriger 
qui  •  ne  serait  pas  à  la  merci  des  guides  et  truche- 
ments, qui  les  vendent  et  participent  à  ce  profit. 
Tout  le  demeurant  lui  semblait  plein  de  commodité 
et  de  courtoisie,  et  surtout  de  justice  et  de  sûreté.  » 

Montaigne  sortait  donc  enchanté  de  cette  longue 
excursion,  et,  bien  (ju'il  se  dirigeât  vers  Rome,  il 
eût  volontiers  prolongé  sa  route  en  pays  inconnu, 
si  ses  compagnons  n'y  avaient  pas  vu  trop  d'incon- 
vénients. Il  y  a,  à  ce  propos,  dans  le  Journal  de 
voyage,  une  page  bien  caractéristique  et  qui  montre 

* 

1.  Qui  a  ici  le  sens  do  si,  si  on,  que  ^fontaigne  lui  donne 
assez  fréquemment. 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  17 

trop  clairement  l'état  d'esprit  du  philosophe  pour 
ne  pas  la  citer  ici.  «  Je  crois  à  la  vérité,  dit  le 
secrétaire,  en  pariant  de  Montaigne,  que  s'il  eût 
été  seul  avec  les  siens,  il  fût  allé  plutôt  à  Cracovie 
ou  vers  la  Grèce  par  terre,  que  de  prendre  le  tour 
vers  l'Italie  ;  mais  le  plaisir  qu'il  prenait  à  visiter  les 
pays  inconnus,  lequel  il  prenait  si  doux  que  d'en 
oublier  la  faiblesse  de  son  âge  et  de  sa  santé,  il  ne 
le  pouvait  imprimer  à  nul  de  la  troupe,  chacun  ne 
demandant  que  la  retraite,  là  où  il  avait  accoutumé 
de  dire,  qu'après  avoir  passé  une  nuit  inquiète,  quand 
au  malin  il  venait  à  se  souvenir  qu'il  avait  à  voir  une 
ville  ou  une  nouvelle  contrée,  il  se  levait  avec  désir 
et  allégresse.  Je  ne  le  vis  jamais  moins  las  ni  moins 
se  plaignant  de  ses  douleurs,  ayant  l'esprit,  et  par 
chemin  et  en  logis,  si  tendu  à  ce  qu'il  rencontrait 
et  cherchant  toutes  occasions  d'entretenir  les 
étrangers,  que  je  crois  que  cela  amusait  son  mal. 
Quand  on  se  plaignait  à  lui  de  ce  qu'il  conduisait 
souvent  la  troupe  par  chemins  divers  et  contrées, 
revenant  souvent  bien  près  d'où  il  était  parti  (ce 
qu'il  faisait,  ou  recevant  l'avertissement  de  quelque 
chose  digne  de  voir,  ou  changeant  d'avis  selon  les 
occasions),  il  répondait  qu'il  n'allait,  quant  à  lui,  en 
nul  lieu  que  là  où  il  se  trouvait,  et  qu'il  ne  pouvait 
faillir  ni  tordre  sa  voie,  n'ayant  nul  projet  que  de  se 
promener  par  des  lieux  inconnus  ;  et,  pourvu  qu'on 
ne  le  vit  pas  retomber  sur  même  voie,  et  voir  deux 
fois  même  lieu,  qu'il  ne  faisait  nulle  faute  à  son 
dessein.  Et,  quant  à  Rome,  où  les  autres  visaient,  il 
la  désirait  d'autant  moins  voir  que  les  autres  lieux, 
(lu'ellc  était    connue   d'un    chacun,    et  qu'il  n'avait 

MONTAIGNE   II.  2 


18  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

laquais  qui  ne  leur  put  dire  nouvelles  de  Florence  et 
de  Ferrare.  11  disait  aussi  qu'il  lui  semblait  être  à 
même  ^  ceux  qui  lisent  quelque  fort  plaisant  conte, 
d'où  il  leur  prend  crainte  qu'il  vienne  bientôt  à  finir, 
ou  un  beau  livre  :  lui,  de  même,  prenait  si  grand 
plaisir  à  voyager  qu'il  haïssait  le  voisinage  du  lieu 
où  il  se  dût  reposer,  et  proposait  plusieurs  desseins 
de  voyager  à  son  aise,  s'il  pouvait  se  rendre  seul.  » 
Ici  Montaigne  se  montre  tout  entier  et  à  nu  ;  en 
reproduisant  ces  paroles,  le  secrétaire  nous  permet 
déjuger  des  sentiments  intimes  de  son  maître.  C'est 
un  véritable  document  humain  sur  Montaigne  voya- 
geur. Il  va  devant  lui,  emporté  par  l'attrait  de 
l'inconnu,  grisé  par  le  plaisir  des  longues  chevau- 
chées en  pays  nouveau,  à  travers  le  changement 
perpétuel  des  sites  et  des  hommes.  La  satisfaction 
de  voir  le  calme  à  la  fois  et  l'instruit,  lui  fait 
oublier  même  sa  santé  si  précaire  et  adoucit  la 
douleur  qui  l'assaille  en  chemin.  Il  semble  qu'il 
suffise,  pour  que  son  corps  soit  en  repos,  que  sa 
curiosité  se  satisfasse,  et,  dans  cette  excursion,  elle 
trouve  à  chaque  pas  matière  à  s'alimenter.  S'inté- 
ressant  à  tout,  tout  l'attire  et  le  retient,  pourvu  que 
le  détail  soit  particulier  et  permette  une  remarque 
ou  une  comparaison.  Il  n'est  pas  besoin,  pour  plaire 
à  Montaigne,  de  spectacles  rares  ou  de  faits  inouïs  ; 
ce  qui  est  neuf  l'amuse  également,  tant  le  plaisir  de 
la  découverte  le  séduit.  Il  aime  le  voyage  pour  le 
0  yage  même,  pour  les  émotions  sans  cesse  renais- 
santes   que    donne   un    perpétuel   déplacement.    Ce 

1.  De  même  que. 


MONTAIGNE  EN  VOYACE.  19 

qu'il  voit  le  met  en  appétit  de  voir  davantage  ;  plus 
allègre  et  plus  dispos  que  jamais,  le  soir,  à  l'étape, 
il  rêve  de  repartir  le  lendemain  et  de  retrouver  les 
mêmes  satisfactions,  musant  toujours  aux  singula- 
rités de  la  route  et  préférant  par  caprice  le  chemin 
des  écoliers.  Montaigne  continue  ainsi  les  flâneries 
qu'il  faisait  auparavant,  —  et  de  la  même  sorte,  — 
au  travers  des  livres  ;  d'une  et  d'autre  part,  il  se 
laisse  guider  par  sa  fantaisie,  par  son  humeur  buis- 
sonnière,  et,  ici  comme  là,  il  retrouve  cette  succes- 
sion rapide  de  mœurs  si  variées,  si  contraires,  qui 
viennent  confirmer  si  fortement  ce  qu'il  pense  de 
l'homme,  «  sujet  merveilleusement  vain,  divers  et 
ondoyant  ». 

Quelle  que  fût  sa  préférence  intime,  Montaigne 
s'engagea  en  Italie  au  lieu  d'aller  où  il  aurait  voulu, 
et  se  dirigea  vers  Rome  avec  ses  compagnons.  Après 
avoir  visité  Trente,  qui  n'est  «  guères  plaisante  », 
traversé  Rovére  et  Torbolé  et  vu  le  lac  de  Garde,  la 
première  ville  italienne  de  quelque  importance  où 
les  voyageurs  abordèrent  fui  Vérone,  d'où  ils  aper- 
çurent Mantoue,  qu'ils  négligèrent.  Dès  ce  premier 
pas  sur  leurs  terres,  Montaigne  put  remarquer  un 
trait  du  caractère  des  Italiens  :  «  ils  n'ont  pas  faute 
d'inscriptions,  s'écrie-t-il,  car  il  n'y  a  rhabillage  de 
petite  gouttière  où  ils  ne  fassent  mettre,  et  en  la 
ville  et  sur  les  chemins,  le  nom  du  podesta  et  de 
l'artisan.  »  Puis,  par  Vicenze  et  Padoue,  se  détour- 
nant légèrement  de  leur  itinéraire,  ils  allèrent  à 
Venise,  car  Montaigne  déclarait  «  qu'il  n'eût  su 
arrêter  ni  à  Kome  ni  ailleurs  en  Italie  en  lepos  sans 
avoir  reconnu  Venise  ». 


20  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

lis  y  séjournèrent  donc  pendant  une  semaine,  et 
Montaigne  observa  du  plus  près  qu'il  put  les  mœurs 
de  cette  république  célèbre.  Sa  première  visite  fut 
pour  le  jurisconsulte  Arnaud  Du  Ferrier,  notre  am- 
bassadeur. C'était  un  dimanche  matin  :  bien  qu'il 
penchât  d'une  façon  évidente  «  vers  les  innovations 
calviniennes  »,  Du  Ferrier,  amena  Montaigne  à  la 
messe  et  le  retint  ensuite  à  diner.  Nul  ne  pou- 
vait mieux  que  son  hôlo  donner  au  nouvel  arrivé 
les  renseignements  nécessaires.  Ambassadeur  pour 
la  seconde  fois  à  Venise,  où  il  représentait  la  France 
depuis  plus  de  dix  ans,  Du  Ferrier  était  un  homme 
d'une  grande  science,  (|ue  ses  deux  séjours  dans  la 
ville  des  doges  avaient  mis  ou  courant  de  tout. 
Causeur  peu  brillant,  manquant  de  «  vivacité  et  de 
pointe  »,  mais  diplomate  aux  idées  larges,  à  l'esprit 
libéral.  Du  Ferrier  apprit  à  son  convive  ce  que  son 
expérience  lui  avait  enseigné  à  lui-même.  Il  lui 
indiqua  comment  il  convenait  de  se  tenir  dans  cette 
cité  soupçonneuse  pour  ne  pas  éveiller  la  suscepti- 
bilité (iu  pouvoir. 

Mais  Montaigne  ne  venait  pas  à  Venise  avec  les 
devoirs  d'un  chargé  d'affaires  ;  il  voyageait  pour 
s'instruire  et  n'avait  d'autre  mesure  à  garder  que 
celle  de  son  bon  goût.  Lui  qui,  en  parcourant 
l'Allemagne,  observait  jusqu'à  la  façon  dont  on  y 
tournait  la  broche,  il  voulut,  sur  l'autre  versant  des 
Alpes,  connaître  les  dessous  des  mœurs  italiennes 
qui  l'intéressaient  si  fort.  Il  vit  de  près  ce  monde  de 
la  galanterie,  qui  donnait  à  Venise  un  caractère  si 
particulier,  et  «  les  plus  nobles  »  d'entre  les  femmes 
qui  y  «  font  trafic  »  de  leur  beauté.  C'est  ainsi  qu'il 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  21 

connut  Veronica  Franca,  qui  avait  été  l'une  délie 
princlpali  et  piii  honorate  cortigiani  de  la  sérénis- 
sime  république.  Celle-ci  —  Aspasie  au  petit  pied  ou 
Ninon  de  Lenclos  avant  la  lettre  —  avait  abandonné 
l'onorato  mestiere  pour  se  livrer  à  la  poésie  et  aux 
belles-lettres.  Elle  fit  offrir  à  Montaigne  un  volume 
de  Lettres  qu'elle  venait  de  publier',  comme  elle 
avaif  dédié  deux  sonnets  ai  Henri  III  qu'elle  vit  à 
Venise  à  son  retour  de  Pologne.  Pour  reconnaître  ce 
présent,  Montaigne  fit  donner  deux  écus  à  Thomme 
qui  le  lui  apporta  :  c'était,  dit-on,  le  prix  dont  on 
payait  jadis  des  faveurs  moins  platoniques  de  la 
«  gentilfemme  ». 

Au  demeurant,  Venise  ne  produisit  pas  sur  Mon- 
taigne tout  l'effet  qu'il  en  attendait.  «  La  police,  la 
situation,  l'arsenal,  la  place  de  Saint-Marc  et  la  presse 
des  peuples  étrangers  lui  semblèrent  les  choses  les 
j)lus  remarquables  »  ;  pourtant  il  disait,  en  quittant 
la  ville,  «  l'avoir  trouvée  autre  qu'il  ne  l'avait 
imaginée,  et  un  peu  moins  admirable  ».  S'il  n'a  pas 
été  enthousiasmé,  Montaigne  part  aussi  sans  regret, 
car  il  espère  revenir  à  Venise  et  la  voir  encore  plus 
à  loisir.  Retournant  donc  sur  ses  pas  à  Padoue,  la 
petite  troupe  y  laisse  M.  de  Cazalis,  ([ui  «  s'y  arrête 
en  pension  »  pour  suivre  les  cours  universitaires,  et 
continuant  sa  route  vers  le  sud,  elle  gagne  Ferrare, 
après  avoir  visité  les  bains  d'Abano  et  ceux  de 
Batiaglia.  Maintenant  qu'on  a  quitté  les  montagnes, 

1 .  Lcttcre  familiari  a  diversi  délia  S.  Veronica  Franca. 
Polit  in-quarto  de  viii-87  pp.  La  dédicace  à  Monseigneur 
Louis  d'Esté,  cardinal,  est  datée  du  2  août  1580.  Le  volume 
était  donc  dans  sa  fleur  quand  Montaigne  le  reçut. 


22  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

le  paysage  change,  et  les  voyageurs  suivent  un 
chemin  «  relevé,  beau,  plain  ^  et  qui  doit  être  en  la 
saison  plein  d'ombrage  ».  «  A  nos  côtés,  dit  Mon- 
taigne, des  plaines  très  fertiles  ayant,  suivant  l'usage 
du  pays,  parmi  leurs  champs  de  blés,  force  arbres 
rangés  par  ordre,  d'où  pendent  leurs  vignes.  » 
Puis,  ce  sont  les  marais  et  les  alluvions  de  l'Adige 
que  nos  voyageurs  traversent  et  ils  parviennent  à 
Ferrare,  après  avoir  passé  à  Rovigo. 

A  Ferrare,  Montaigne  et  M.  d'Estissac  furent 
reçus  en  audience  par  le  duc  x\lphonse  d'Esté,  pour 
lequel  M.  d'Estissac  avait  des  lettres  d'introduction 
du  roi  de  France  et  de  la  reine-mère.  Montaigne  y 
fit  aussi  une  autre  visite  qui  lui  laissa  une  plus 
pénible  impression,  bien  qu'il  n'en  parle  pas  dans 
son  Journal  de  voyage.  Il  alla  voir  Le  Tasse,  déjà 
enfermé  comme  atteint  de  iolie.  Le  spectacle  de 
cette  belle  intelligence  ainsi  obscurcie  attrista  pro- 
fondément Montaigne,  et  il  ne  put  s'empêcher 
d'exprimer  son  sentiment  quand  les  Essais  reparu- 
rent. «  J'eus  plus  de  dépit  encore  que  de  compas- 
sion, dit  le  philosophe  en  parlant  du  poète  dément, 
de  le  voir  à  Ferrare  en  si  piteux  état,  survivant  à 
soi-même,  méconnaissant  et  soi  et  ses  ouvrages, 
lesquels,  sans  son  su,  et  toutefois  à  sa  vue,  on  a  mis 
en  lumière,  incorrigés  et  informes.  » 

Après  Ferrare,  Bologne,  où  l'on  aborde  par  des 
chemins  fangeux,  à  travers  les  terrains  gras  de  la 
Lombardie.  De  là  Moniaiane  eût  voulu  se  rendre  à 
Rome  par   Imola,   la  Marclie  d'Ancone    et   Loi'ctte, 

1.  Plénier. 


MONTAIGNE   EN  VOYAGE.  23 

mais  il  parait  que  le  pays  n'était  pas  sur  et  qu'on  y 
commettait  des  vols  fréquents.  Il  préféra  tlonc  pren- 
dre par  Florence,  et  il  y  arrivait  peu  après,  non 
sans  avoir  visité  au  préalable  la  somptueuse  villa  de 
Pratolino  que  le  grand-duc  venait  défaire  construire. 
A  Florence,  Montaigne  observe,  comme  il  l'a  fait 
ailleurs,  les  mêmes  détails  de  l'existence  ;  il  les 
compare  à  ce  qu'il  a  déjà  appris,  et  le  résultat  de 
ce  parallèle  n'est  pas  toujours  à  l'avantage  des 
Italiens,  Il  découvre  ainsi  que  les  logis  sont  moins 
commodes  qu'en  France  ou  en  Allemagne,  que  les 
aliments  ne  sont  ni  si  variés  ni  si  bien  apprêtés 
qu'en  Allemagne.  L'art  le  touche  peu  ;  il  le  charme 
sans  le  ravir.  C'est  à  peine  si  Montaigne  mentionne 
Michel-Ange  et  déclare  «  excellents  »  les  chefs- 
d'œuvre  qui  s'offrent  à  ses  regards.  Il  voit  le  Dôme 
sans  s'extasier.  Les  mièvreries  des  jardins  italiens 
lui  plaisent  davantage.  «Je  ne  sais  pourquoi,  déclare- 
i-il,  cette  ville  est  surnommée  belle  par  privilège  ; 
elle  l'est,  mais  sans  aucune  excellence  sur  Bologne, 
et  peu  sur  Feriare,  et  sans  comparaison  au-dessous 
de  Venise.  »  Le  panorama  de  la  cité  est  cependant 
beau  à  contempler  du  haut  du  Dôme.  «  Il  fait  à  la 
vérité,  beau  découvrir  de  ce  clocher  l'infinie  multi- 
tude de  maisons  qui  remplissent  les  collines  tout 
autour,  à  bien  doux  ou  trois  lieues  à  la  ronde,  et 
celte  plaine  où  elle  est  assise,  qui  semble  en  longueur 
.'•voir  l'étendue  de  deux  lieues,  car  il  semble  (ju'elles 
se  touchent  tant  elles  sont  dru  semées.  » 

On  était  alors  à  la  iin  de  novembre,  et  Montaigne 
avait  hâte  d'atteindre  Rome.  Pourtant,  passant  à 
Sienne,  «  il  la  reconnut  curieusement,    notamment 


24  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

pour  le  respect  de  nos  guerres  ».  Nous  savons,  en 
effet,  que  le  père  de  Montaigne  avait  guerroyé  au 
delà  des  monts,  et  le  souvenir  des  exploits  de  nos 
armes  devait  toucher  particulièrement  le  philosophe 
voyageur.  Au  reste.  Sienne  méritait  qu'on  la  visitât  ; 
car,  bien  qu'  «  inégale,  plantée  sur  un  dos  de  colline  », 
elle  était  du  nombre  des  belles  villes  d'Italie.  Mais 
ensuite  les  étapes  n'ont  plus  d'importance,  sauf 
Montalcino,  que  Montaigne  voulut  voir  «  pour 
l'accointance  que  les  Français  y  ont  eu  »  et  Pionci- 
glione.  Enfin,  le  30  novembre,  dans  l'après-dinée, 
les  voyageurs  arrivaient  à  Rome,  après  avoir  cheminé 
sur  «  un  terrain  nu,  sans  arbres  »,  à  travers  un  pays 
«  fort  ouvert  tout  autour  à  plus  de  dix  milles  à  la 
ronde  »  et  «  fort  peu  peuplé  de  maisons  »  ;  ils  péné- 
trèrent dans  la  Ville  éternelle  par  la  porte  del  Popolo, 
non  sans  qu'on  leur  eût,  au  préalable,  fait  quelques 
difficultés,  à  raison  de  la  peste  qui  désolait  l'Italie. 
Ils  descendirent  à  la  locanda  delVOrso,  qui  était 
alors  l'hôtellerie  à  la  mode  où  venaient  les  gens  de 
qualité.  Cet  antique  établissement  existe  encore, 
mais  il  n'est  guère  fréquenté  maintenant  que  par  les 
gens  du  commun,  marchands  ou  rouliers.  Montaigne 
n'y  séjourna  que  trois  jours,  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
trouvé  un  pied-à-terre  plus  convenable.  L'édilité 
romaine  a  cependant  voulu  consacrer  le  souvenir 
de  ce  court  passage,  et  elle  a  décidé,  il  y  a  quelques 
années,  qu'on  poserait  sur  ceite  vieille  demeure  une 
])laque  de  marbre  rappelant  le  nom  de  l'hôte  glorieux 
qu'elle  abrita  si  peu  de  temps.  Cet  hommage  mérité 
serait  mieux  placé  sur  la  maison  que  Montaigne 
habita  ensuite  vis-à-vis  de  Santa-Lucia  delta  Tinta, 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  ^25 

si  l'emplacement  de  celle-ci  pouvait  être  aussi  sûre- 
ment déterminé  '.  Ce  fut  là,  en  effet,  que  le  voyageur 
s'établit  à  Rome  pour  la  durée  de  son  séjour.  «  Nous 
y  étions  bien  accommodés,  nous  dit-il  lui-même,  de 
trois  belles  chambres,  salle,  garde-manger,  écurie, 
cuisine,  à  vingt  écus  par  mois.  »  Le  gite  trouvé,  il 
ne  restait  plus  à  Montaigne  qu'à  étudier  la  ville  ; 
c'est  ce  qu'il  ne  manqua  pas  de  faire  avec  la 
conscience  qu'il  met  à  satisfaire  sa  curiosité. 

Nourri  comme  il  l'avait  été  de  la  moelle  des 
Latins,  Montaigne  devait  souhaiter  voir  en  détail  la 
cité  qui  fut  leur  capitale  et  les  traces  qu'ils  laissèrent 
de  leur  passage  dans  le  monde.  Ce  que  Montaigne 
cherche  dans  Rome,  c'est  Rome,  et,  à  peine  débar- 
qué, il  se  plaint  d'y  trouver  plus  de  Français  qu'il 
n'eût  souhaité.  Il  s'efforcera  donc  de  saisir  tous  les 
aspects  de  la  ville,  non  en  antiquaire,  mais  en  obser- 
vateur avisé  qui  veut  connaitre  «  les  humeurs  de  ces 
nations  et  leurs  façons  »,  «  frotter  et  limer  sa  cervelle 
contre  celle  d'autrui  ».  Archéologue,  il  ne  l'est  pas 
plus  qu'il  n'est  humaniste,  et  ne  voyage  pas  à  la 
mode  de  la  noblesse  française  «  pour  savoir  combien 
de  pas  a  Santa  Rotonda,  ou,  comme  d'autres,  com- 
bien le  visage  de  Néron,  de  quelque  vieille  ruine 
de  là,  est  plus  long  ou  plus  large  que  celui  de  quelque 
pareille  médaille  ».  S'il  agit  ainsi,  c'est  par  inclina- 
tion naturiîlle,  et  non  faute  de  lumières  ;  il  a,  au 
contraire,  des  notions  exactes  sur  tous  ces  points  et 
juge  bien,  à  première  vue,  (\ue  la  topographie  de  la 

1.  M.  d'Aiicona  suppose  que  la  rnaison  habitée  par  Mon- 
taigne, en  face  de  Sainte-Lucie,  esl  celle  qui  porte  actuelle- 
ment le  n"  25  de  la  via  Monte-Iirlanzo. 


26  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Rome  moderne  diffère  sensiblement  de  celle  de  la 
Rome  antique.  «  Il  jugeait  par  bien  claires  apparen- 
ces que  la  forme  de  ces  montagnes  »,  sur  lesquelles 
Rome  est  assise,  «  et  des  pentes  était  du  tout  changée 
(le  l'ancienne,  par  la  hauteur  des  ruines,  et  tenait 
pour  certain  qu'en  plusieurs  endroits  nous  marchions 
sur  le  faite  des  maisons  tout  entières.  Il  est  aisé  à 
juger,  par  l'arc  de  Sévère,  que  nous  sommes  à  plus 
de  deux  piques  de  l'ancien  plancher,  et,  de  vrai,  on 
marche  sur  la  tète  des  vieux  murs,  que  la  pluie  et  les 
coches  découvrent.  »  Mais  il  ne  cherchera  pas  par  le 
menu  la  preuve  de  cette  remarque,  et  soyez  assuré 
qu'il  ne  se  perdra  pas  dans  l'examen  de  chaque 
débris  respecté  par  les  âges. 

Faut-il  s'en  plaindre?  Chateaubriand'  et,  après 
lui,  Stendhal-  reprochent  à  Montaigne,  voyageant 
au  milieu  des  merveilles  dont  les  arts  avaieni  couvert 
l'Italie,  de  n'en  rien  dire  et  de  ne  pas  nommer  leurs 
auteurs.  Doit-on  en  conclure  que  Montaigne  n'en 
comprit  pas  les  beautés  et  que  Vesprit,  comme  le 
veut  Stendhal,  empêche  de  sentir  les  chefs-d'œuvre 
de  l'art?  Il  serait  plus  juste  de  dire  que  la  culture 
intellectuelle  ne  s'était  pas  encore  élevée,  en  France, 
au  niveau  qu'elle  avait  déjà  atteint  en  Italie,  et  qu'on 
ne  connaissait  pas,  de  ce  côté-ci  des  monts,  le  lien 
étroit,  indissoluble,  qui  relie  l'un  à  l'autre  le  déve- 
loppement artistique  et  le  développement  littéraire. 
Tous  les  progrès,   au    physique  comme  au   moral, 

1.  Chdleauhr'vdnô,  Mémoires  d'outre-tombe.  Bruxelles,  I80O, 
t.  IV,  p.  376. 

2.  Slandhal,  Promenades  dans  Rome.  Paris,  1873,  t.  H. 
p.  237. 


MONTAIGNE   EN  VOYAGE.  27 

sont  solidaires,  et  on  l'ignorait  ;  nos  compatriotes 
n'avaient  pas  remanjué  l'influence  philosophique 
des  beaux-arts,  l'action  du  sculpteur  ou  du  peintre 
sur  les  esprits  de  son  pays  et  de  son  temps.  Mon- 
taigne ne  le  comprit  pas  ;  je  ne  sais  personne  alors 
chez  nous  qui  l'entendit  davantage,  et  ce  n'est 
assurément  pas  Rabelais,  venu  à  Rome  avant  Mon- 
taigne sans  être  touché  plus  que  lui  des  belles 
œuvres  qu'elle  contenait.  On  considère  l'art  comme 
un  délassement,  fort  noble  sans  doute,  mais  sans 
portée  et  sans  influence.  Évidemment  3îontaigne  est 
en  défaut  de  négliger  de  la  sorte  tout  un  aspect  de 
l'àme  italienne,  et  lui  plus  que  personne,  puisqu'il 
veut,  avant  tout,  connaître  les  mœurs  des  nations 
qu'il  visite,  devait  essayer  d'en  pénétrer  les  secrets 
mobiles.  Il  écarte  ainsi  un  élément  indispensable  pour 
apprécier  l'Italie,  mais  il  n'en  reste  pas  moins  un 
observateur  fort  consciencieux  et  très  avisé.  Son 
champ  d'observation  est  trop  limité  ;  d'accord.  En 
revanche  sa  vue  est  claire,  nette,  et  ne  le  trompe 
pas.  Nous  en  pourrions  avoir  la  preuve  à  chaque 
pas,  et  les  notes  très  documentées  du  nouvel  éditeur 
du  Journal  de  voyage  ne  sont  ([u'un  continuel  hom- 
niage  à  la  véracité  de  l'auteur  :  on  peut  appuyer  sur 
bien  des  traits,  on  n'en  saurait  corriger  que  fort  ]»eu, 
car  Montaigne  voit  juste  du  premier  coup  d'œil. 

A  tout  seigneur,  tout  honneur.  Le  jour  de  Noël, 
Montaigne  alla  à  Saint-Pierre  entendre  la  messe  du 
Pape  et  se  trouva  assez  bien  placé  pour  ne  rien 
laisser  échapper  de  la  cérémonie.  «  Il  lui  sembla 
nouveau,  et  en  cette  messe  et  autres,  (jue  le  Pape 
et  cardinaux  et  autres  prélats  y  sont  assis,  et  quasi 


35  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

tout  le  long  de  la  messe,  couverts,  devisant  et 
parlant  ensemble.  Ces  cérémonies  semblent  être 
plus  magnifiques  que  dévotieuses.  »  Quatre  jours 
après,  notre  ambassadeur,  Louis  d'Abain  de  La 
Rochepozay,  qui  était  depuis  longtemps  l'ami  de 
Montaigne  comme  il  était  celui  de  Scaliger,  fit  donner 
par  le  Saint-Père  audience  aux  voyageurs  et  les 
amena  dans  son  carrosse  au  Vatican.  Là,  3Iontaiiîne 
vit  mieux  et  de  plus  près  Grégoire  XIII,  qui  occupait 
alors  le  siège  apostolique.  Il  en  profite  pour  nous 
faire  du  pontife  un  portrait  très  précis,  sans  omettre, 
pour  cela,  de  détailler  les  minutieuses  formalités  du 
baisement  de  la  mule.  —  Elles  ont  fort  peu  changé 
depuis  lors.  —  «  C'est  un  très  beau  vieillard,  nous 
dit  Montaigne,  d'une  moyenne  taille  et  droite,  le 
visage  plein  de  majesté,  une  longue  barbe  blanche, 
âgé  lors  de  plus  de  quatre-vingts  ans,  le  plus  sain 
pour  cet  âge  et  vigoureux  qu'il  est  possible  de  dési- 
rer, sans  goutte,  sans  colique,  sans  mal  d'estomac  et 
sans  aucune  sujétion  ;  d'une  nature  douce,  peu  se 
passionnant  des  affaires  du  monde,  grand  bâtisseur 
et  en  cela  il  laissera  à  Rome  et  ailleurs  un  singulier 
honneur  de  sa  mémoire  ;  grand  aumônier,  je  dis  hors 
de  toute  mesure...  Les  charges  publiques  pénibles,  il 
les  rejette  volontiers  sur  les  épaules  d'autrui,  fuyant 
à  se  donner  peine.  Il  prête  tant  d'audiences  qu'on 
veut.  Ses  réponses  sont  courtes  et  résolues,  et  perd- 
on  temps  de  lui  combattre  sa  réponse  par  nouveaux 
arguments.  En  ce  qu'il  juge  juste,  il  se  croit.  »  Toute 
distance  gardée,  ce  dernier  trait  pourrait  s'appliquer 
à  Montaigne  ;  d'ordinaire,  il  se  tient  à  son  prenvor 
coup  d'œil.  Le  croquis,  ici,  est  exact  au  physique  et 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  29 

au  moral.  Il  y  manque  un  trait  sur  la  vigueur  de  ce 
vieillard,  et  Montaigne  n'oubliera  pas  de  l'ajouter. 
Grégoire  XIII  aimait  beaucoup  à  monter  à  cheval  et 
•à  parcourir  ainsi  la  ville  ;  malgré  son  grand  âge,  il 
montait  sans  le  secours  d'écuyer.  L'ayant  vu  passer 
de  la  sorte  sous  ses  fenêtres,  entouré  d'une  escorte 
de  cardinaux  et  de  soldats.,  Montaigne  en  fut  frappé 
et  l'ajouta  sur  ses  tablettes. 

Il  était  naturel  que  Montaigne  cherchât  à  observer 
ainsi  le  souverain  de  Rome  dans  les  divers  actes  de 
son  ministère,  au  Vatican  ou  à  Saint-Pierre,  recevant 
des  visiteurs  ou  bénissant  le  peuple.  Il  était  plus 
naturel  encore  que  le  voyageur  s'efforçât  de  connaî- 
tre et  la  ville  et  les  habitants  qui  la  peuplaient.  C'est 
à  cela  qu'il  s'employa  surtout,  ne  laissant  rien  passer 
de  ce  que  lui  offrait  le  hasard  et  qui  pouvait  l'instruire. 
Il  voit  le  supplice  d'un  criminel  et  la  circoncision 
d'un  juif,  l'exorcisme  d'un  spiritato  et  la  pompe 
exotique  d'un  ambassadeur  moscovite,  et  à  tout  cela 
Montaigne  prête  une  attention  également  soutenue. 
Mais  il  saisit  surtout  les  mœurs  romaines  par  ce 
qu'elles  ont  d'apparent  et  d'extérieur.  «  Je  ne  l'ai 
connue,  dit-il  en  parlant  de  Home,  que  par  son 
visage  public  et  qu'elle  offre  au  plus  chétif  étranger.  » 
On  ne  trouve  pas,  dans  le  Journal  de-  voyage,  de 
description  du  grand  monde  clérical  qui  gouverne 
l'Église  ;  pas  de  révélations  à  son  sujet  ;  peu  ou  point 
d'observations.  Sous  la  plume  de  Montaigne,  il  n'y  a 
pas,  comme  dans  les  Regrets  de  Joachim  du  Bellay 
par  exemple,  de  ces  fins  petits  croquis  qui  peignent 
si  vivement  les  travers  des  hauts  personnages  por~ 
porati,  leurs   passions,  leur  goût  de  l'intrigue.  En 


30  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

revanche,  les  aspects  changeants  de  la  rue  sont  notés 
avec  soin.  Nulle  part  la  promenade  au  Corso  n'est 
rendue  par  des  traits  plus  vivants  ;  les  plaisirs  du 
Carnaval  sont  animés  et  vus  par  quelqu'un  qui  n'en 
veut  rien  perdre  du  haut  de  l'échafaud  où  il  s'est 
placé  pour  mieux  regarder  la  foule.  Comme  à  Venise, 
Montaigne  observe  aussi  les  courtisanes  romaines  ; 
il  suit  leurs  manèges,  fréquente  leur  compagnie  pour 
jouir  de  leur  conversation,  et  prend  en  note  leurs 
prétentions,  les  contrastes  plaisants  que  leur  inspire 
une  dévotion  hors  de  propos. 

Tout  ce  mouvement  en  plein  air  plait  à  Montaigne 
mais  ne  l'entraine  pas.  Il  ne  s'y  mêle  qu'autant  qu'il 
le  veut  et  quand  il  le  veut.  D'ordinaire,  il  préfère  se 
livrer  à  un  plaisir  studieux  et  solitaire,  à  une  pro- 
menade à  travers  les  ruines  ou  dans  la  vigna  de 
quelque  riche  propriétaire.  Ce  sont  là  deux  passe- 
temps  qu'il  adore  et  dont  il  use  fréquemment.  Les 
vignes  étaient  alors  un  des  attraits  de  Rome,  et 
Montaigne  lui-même  nous  informe  que  ce  sont  «  des 
jardins  et  lieux  de  plaisir  de  beauté  singulière  ». 
C'est  là  que  le  voyageur  français  apprit  «  combien 
l'art  pouvait  se  servir  bien  à  point  d'un  lieu  bossu, 
montueux  et  inégal  »  ;  car  le  sol  de  Rome  est  ainsi 
fait  et  pourtant  on  en  tire  de  très  pittoresques 
arrangements.  Ces  «  beautés  sont  ouvertes  à  qui- 
conque s'en  veut  servir  »,  et  les  possesseurs  ne  sont 
pas  jaloux  de  leurs  biens.  Montaigne  va  donc  tantôt 
s'asseoir  et  deviser  à  la  vigne  du  pape  Jules  ou  à 
celle  de  Madama,  tantôt  aux  orti  Farnesiani  ou  à  la' 
villa  Cesi.  Son  temps  se  passe  souvent  ainsi,  et  il 
trouve  Rome  «  une  plaisante  demeure  ». 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE. 


31 


On  y  pouvait  goûter  d'autres  plaisirs  que  ceux 
dont  le  climat  est  prodigue,  et  Montaigne  ne  s'en 
faisait  pas  faute.  Dans  ce  lieu  privilégié,  autour 
duquel  l'histoire  du  monde  a  si  longtemps  gravité, 
la  main  de  l'homme  a  entassé  assez  de  merveilles 
pour  occuper  les  loisirs  d'un  touriste.  Le  passé  y 
parle  à  chaque  pas,  et  il  suffit  de  l'interroger  et  de 
prêter  l'oreille  pour  entendre  sa  voix.  Vieux  livres 
ou  vieilles  pierres,  Montaigne  interrogera  tout, 
comme  il  se  mettra  en  communication  avec  ceux 
qui  connaissent  mieux  que  lui  ces  témoins  des  siècles 
écoulés,  il  visite  la  Bibliothèque  Valicane  que  gardait 
alors  avec  un  soin  jaloux  le  savant  cardinal  Sirleto. 
Ce  n'était  pas  chose  facile  que  d'en  franchir  les 
portes  ;  Montaigne  y  parvient  et  devant  lui  les 
armoires  s'ouvrent  à  deux  battants.  Il  voit  ainsi 
quelques  manuscrits  remarquables  par  leur  antiquité, 
notamment  un  manuscrit  de  Sénèque,  un  de  Plu- 
tarque,  un  de  Virgile,  sur  lequel  il  fait,  bien  que 
peu  versé  dans  la  philologie,  des  remarques  pleines 
de  sens.  Il  voit  encore  d'autres  volumes  sérieux 
à  divers  titres  :  le  bréviaire  de  Saint  Grégoire,  un 
manuscrit  avec  des  corrections  autographes  de 
saint  Thomas  d'Aquin  «  qui  écrivait  mal  »,  —  «  une 
petite  lettre  pire  que  la  mienne  »,  dit  Montaigne,  — 
la  Bible  polyglotte  de  Plantin,  un  livre  chinois.  Il 
fut  conduit  partout  à  travers  cette  admirable  collec- 
tion «  et  convié  par  un  gentilhomme  d'en  user  » 
quand  il  le  voudrait. 

Mais  cette  fréquentation  trop  courte,  si  elle 
stimulait  l'ardeur  d'a|)prendre  de  Montaigne,  ne 
suffisait  pas  pour  lui  donner  les  connaissances   qui 


32  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

lui  manquaient.  Il  s'en  aperçut  un  jour  que,  dînant 
avec  Muret  et  d'autres  savants  chez  l'ambassadeur 
d'Abain  de  La  Rochepozay,  il  se  mit  à  parler  de  la 
traduction  française  de  Plutarque  par  Amyot  et 
à  vanter  la  fidélité  du  traducteur.  On  lui  montra 
par  des  exemples  que  les  fautes  d'Amyot  étaient 
moins  vénielles  qu'il  ne  le  croyait.  Ces  doctes 
propos  étaient  bien  en  situation  à  Rome,  car  nulle 
part  plus  que  là  ne  se  trouvaient  des  gens  capa- 
bles de  les  tenir.  Toute  une  génération  de  savants 
y  avait  grandi,  qui  étudiait  l'histoire  des  jours 
anciens  et  s'efforçait  parfois  avec  honneur  d'en 
retracer  la  suite.  C'étaient  le  cardmal  Gulielmo  Sir- 
leto,  Latino  Latini,  Fulvio  Orsini,  dont  Montaigne 
possédait  plusieurs  publications  dan;;  sa  bibliothè- 
que ^  Dans  cette  Rome  laborieuse,  moins  raffinée, 
mais  aussi  moins  corrompue  que  celle  de  l'âge  précé- 
dent, ne  manquaient  pas  les  hommes  d'une  haute 
valeur  intellectuelle,  et  à  ces  savants  italiens  étaient 
venus  s'ajouter  des  forestieri  aussi  savants  qu'eux. 
Montaigne  y  retrouvait  Muret,  qui  avait  été  son 
maître  ;  il  y  trouvait  aussi  Paul  Vialard,  qui  occupait 
une  chaire  à  la  Sapienza,  et  se  portait  mieux  à  Rome 
qu'en  France. 

C'est  précisément  ce  qui  arrive  à  Montaigne  :  il  se 
porte  mieux  à  Rome  que  chez  lui,  parce  qu'il 
a  moins  le  loisir  de  s'analyser;  au  milieu  de  ces 
nouveautés  qui  le  captivent  il  prend  moins  garde 
aux  fluctuations  de  sa  santé.  «  Je  n'ai  rien  si  ennemi 

1.  Notamment  le  Cœsar  (Plantin,  1575,  in-8°)  et  les  Car- 
mina  novem  illustrium  feminaritm.  Voy.  P.  de  Noihac,  La 
Bibliothèque  de  Fulcio  Orsini,  pp.  29  et  68. 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  33 

à  nia  santé,  nous  apprend-il  lui-même,  que  l'ennui 
et  l'oisiveié  ;  là  j'avais  toujours  quelque  occupation, 
sinon  si  plaisante  que  j'eusse  pu  désirer,  au  moins 
suffisante  à  me  désennuyer.  »  Pourtant  les  douleurs 
physiques  de  Montaigne  deviennent  plus  fréquentes 
qu'aux  premiers  jours  de  son  voyage,  soit  parce  que 
la  fatigue  de  cette  longue  excursion  les  a  éveillées, 
soit  parce  que  l'entrain  du  touriste  décroit  à  mesure 
qu'il  s'attarde.  A  Rome,  sa  curiosité  n'est  plus  en  sa 
fleur;  sans  avoir  jamais  vu  la  ville  auparavant,  il 
s'y  trouve  presque  en  pays  connu,  tant  il  sait  les 
phases  de  son  histoire.  Au  début  du  voyage,  en 
traversant  des  régions  ignorées,  dont  il  ne  soupçon- 
nait pas  les  usages,  tout  cet  inconnu  entrevu  aux 
détours  de  la  route  le  transporte,  l'excite,  le  grise 
légèrement.  Ici,  à  Rome,  le  sentiment  est  plus 
profond  et  plus  calme  ;  c'.est  l'admiration,  mêlée  de 
regrets,  pour  cette  ville  unique,  la  plus  grande 
qu'ait  portée  la  terre,  si  imposante  par  les  restes 
d'un  passé  puissant. 

Écoutez  Montaigne  parler  de  Rome.  Tout  d'abord 
il  essaie  de  comparer  la  Rome  d'alors  au  Paris 
contemporain.  Il  tente  de  rapprocher  ces  deux  cités, 
lorsqu'il  est  tout  fraîchement  débarqué  dans  l'une 
d'elles,  mais  plus  tard,  quand  il  aura  appris  à  mieux 
apprécier  Rome,  il  la  laissera  à  son  rang  de  Ville 
éternelle.  Un  incident  le  contraint  à  étudier  Rome 
(le  plus  près.  A  son  arrivée,  il  avait  pris  un  guide 
français  ;  voici  que,  pour  des  raisons  diverses,  celui- 
ci  abandonne  le  voyageur.  Montaigne  se  pique  au 
jeu  :  il  se  met  lui-même  à  l'ouvrage  et  visite  la 
ville  sans  aucun  secours  étranger  ;  bientùl  il  est  de 

MONTAIGNE  H.  3 


34  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

force  à  en  remontrer  aux  ciceroni  les  plus  habiles. 
Désormais  il  connaît  Rome  et  il  l'apprécie.  Après 
de  nombreux  examens  des  ruines,  après  des  heures 
passées  dans  l'observation  de  ces  témoins  muets  des 
autres  âges,  il  sent  toute  la  grandeur  de  Rome  et  il 
essaie  de  l'exprimer  dans  une  page  qui  est  un  digne 
hommage  à  la  gloire  du  lieu. 

«  Il  disait,  —  c'est  le  secrétaire  de  Montaigne  qui 
parle,  mais  on  sent  derrière  lui  son  maître  qui 
lui  dicte,  —  il  disait  qu'on  ne  voyait  rien  de  Rome 
que  le  ciel  sous  lequel  elle  avait  été  assise,  et  la 
place  de  son  gite  ;  que  cette  science  qu'il  en  avait 
était  une  science  abstraite  et  contemplative,  de 
laquelle  il  n'y  avait  rien  qui  tombât  sous  les  sens  ; 
que  ceux  qui  disaient  qu'on  y  voit  au  moins  les 
ruines  de  Rome,  en  disaient  trop  ;  car  les  ruines 
d'une  si  épouvantable  machine  rapporteraient  plus 
d'honneur  et  de  révérence  à  sa  mémoire  ;  ce  n'était 
rien  que  son  sépulcre.  Le  monde,  ennemi  de  sa 
longue  domination,  avait  premièrement  brisé  et 
fracassé  toutes  les  pièces  de  ce  corps  admirable,  et 
*  parce  qu'encore  tout  mort,  renversé  et  défiguré,  il 
lui  faisait  horreur,  il  en  avait  enseveli  la  ruine 
même.  —  Que  ces  petites  montres  de  sa  ruine,  qui 
paraissent  encore  au-dessus  de  la  bière,  c'était  la 
fortune  qui  les  avait  conservées,  pour  le  témoignage 
de  cette  grandeur  infinie  que  tant  de  siècles,  tant  de 
feux,  la  conjuration  du  monde  réitérée  à  tant  de 
fois  .à  sa  ruine,  n'avaient  pu  universellement  éteindre. 
Mais  qu'il  était  vraisemblable  que  ces  membres  dévi- 
sagés 1  qui  en  restaient  c'étaient   les  moins  dignes, 

1.  Sans  visage,  sans  forme. 


MONTAIGNE  KN  VOYAGE.  35 

et  que  la  furie  des  ennemis  de  celte  gloire  immor- 
telle les  avait  portés  premièrement  à  ruiner  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  beau  et  de  plus  digne  ;  que  les 
bâtiments  de  cette  Rome  bâtarde  qu'on  allait  astheure 
attachant  à  ces  masures  antiques,  quoi  qu'ils  eussent 
de  quoi  ravir  en  admiration  nos  siècles  j)résents, 
lui  faisaient  ressouvenir  proprement  des  nids  que 
les  moineaux  et  les  corneilles  vont  suspendant  en 
France  aux  voûtes  et  parois  des  églises  que  les 
huguenots  viennent  d'y  démolir.  Encore  craignait-ii, 
à  voir  l'espace  qu'occupe  ce  tombeau,  qu'on  ne  le 
reconnût  pas  tout,  et  que  la  sépulture  ne  fût  elle- 
même  pour  la  plupart  ensevelie.  —  Que  cela  de  voir 
une  si  chétive  décharge,  comme  de  morceaux  de 
tuiles  et  pots  cassés,  être  anciennement  arrivée  à  un 
monceau  de  grandeur  si  excessive,  qu'il  égale  en 
hauteur  et  largeur  plusieurs  naturelles  montagnes' 
—  car  il  le  comparait  en  hauteur  à  la  motte  de 
Gurson,  et  l'estimait  double  en  largeur,  —  c'était  une 
expresse  ordonnance  des  destinées,  pour  faire  sentir 
au  monde  leur  conspiration  à  la  gloire  et  prééminence 
de  cette  ville  par  un  si  nouveau  et  extraordinaire 
témoignage  de  sa  grandeur.  Il  disait  ne  pouvoir 
aisément  faire  convenir,  vu  le  peu  d'espace  et  de 
lieu  que  tiennent  aucuns  de  ces  sept  monts,  et 
notamment  les  plus  fameux,  comme  le  Capitolin  et  le 
Palatin,  qu'il  y  rangeât  un  si  grand  nombre  d'cdi- 
lices.  A  voir  seulement  ce  qui  reste  du  Temple  de  la 
Paix,  le  long  du  Forum  Romanuut,  duquel  on  voit 
encore  la  chuie    toute  vive,   comme   d'une  grande 

\.  Il  monte  Testaccio.  —  Gurson,  château   appartenant  au 
amrquis  de  Trans. 


36  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

montagne,  dissipée  en  plusieurs  horribles  rochers,  il 
ne  semble  que  de  tels  bâtiments  pussent  tenir  en 
tout  l'espace  du  mont  du  Capitole,  où  il  y  avait  bien 
vingt-cinq  ou  trente  temples,  outre  plusieurs  maisons 
privées.  Mais,  à  la  vérité,  plusieurs  conjectures 
qu'on  prend  de  la  peinture  de  celte  ville  ancienne, 
n'ont  guère  de  vérisimilitude,  son  plan  même  étant 
infiniment  changé  de  forme,  aucuns  de  ces  vallons 
étant  comblés,  voire  dans  les  lieux  les  plus  bas  qui 
y  fussent  :  comme,  pour  exemple,  au  lieu  du  Vela- 
brum,  qui  pour  sa  bassesse  recevait  l'égoùt  de  la 
ville  et  avait  un  lac,  s'est  haut  levé  des  monts  de  la 
hauteur  des  autres  monts  naturels  qui  sont  autour  de 
là,  ce  qui  se  faisait  par  le  tas  et  monceau  des  ruines 
de  ces  grands  bâtiments  ;  et  le  Monle  Scwello  n'est 
autre  chose  que  la  ruine  du  théâtre  de  Marcellus.  Il 
croyait  qu'un  ancien  Romain  ne  saurait  reconnaître 
l'assiette  de  sa  ville,  quand  il  la  verrait.  Il  est  souvent 
avenu  qu'après  avoir  fouillé  bien  avant  en  terre,  on 
ne  venait  qu'à  rencontrer  la  tête  d'une  fort  haute 
colonne,  qui  était  encore  en  pied  au-dessous.  On 
n'y  cherche  point  d'autres  fondements  aux  maisons, 
que  des  vieilles  masures  ou  voûtes,  comme  il  s'en 
voit  au-desous  de  toutes  les  caves,  ni  encore  l'appui 
du  fondement  ancien  ni  d'un  mur  qui  soit  en  son 
assiette.  Mais  sur  les  brisures  mêmes  des  vieux  bâti- 
ments comme  la  fortune  les  a  logés,  en  se  dissipant  ', 
ils  ont  planté  le  pied  de  leurs  palais  nouveaux,  comme 
sur  des  gros  lopins  de  rochers,  fermes  et  assurés.  Il 
est  aisé  à    voir  que  plusieurs  rues  sont  à  plus  de 

1.  En  se  désagrégeant. 


MONTAIGNE  EN   VOYAGE.  37 

trente  pieds  profonds  au-dessous  de  celles  d'à  cette 
heure.  » 

Tel  est  le  sentiment  de  Montaigne  pour  Rome 
quand  il  la  connaît.  Ainsi  exprimée  et  résumée,  cette 
impression  ressemble  à  celles  dont  Montaigne  aimait 
à  couvrir  la  garde  de  ses  livres,  après  une  lecture 
qui  l'avait  captivé  quelque  temps  :  comme  au  sortir 
d'un  commerce  prolongé  avec  une  œuvre  maîtresse 
de  l'humanité.  Montaigne  veut  se  ressaisir  après 
avoir  examiné  Rome  ;  il  cherche  à  coordonner  et  à 
réunir  les  mouvements  divers  qui  l'agitent  et  il  dicte 
à  son  secrétaire  ce  premier  jugement.  C'est  Tébauche 
hâtive  où  les  émotions  du  peintre  se  montrent  à  vif, 
palpitantes  de  sincérité.  Dans  la  suite,  nous  trouve- 
rons les  divers  traits  de  cette  esquisse  enchâssés 
dans  le.s  Essais,  révisés  et  mis  au  point.  Maintenant 
nous  surprenons  le  sentiment  de  Montaigne  voya- 
geur, comme  on  surprend  celui  de  Montaigne  criti- 
que, par  exemple,  sur  la  garde  de  son  exemplaire 
de  César;  on  mesure  sa  passion  pour  la  Rome  anti- 
que et  la  mélancolie  qui  l'envahit  en  présence  de  ces 
restes  dont  il  entend  si  profondément  l'histoire. 

Car  il  s'inquiète  peu  de  la  Rome  pontificale  :  s'il 
s'y  mêle,  c'est  parce  qu'il  n'est  pas  possible  d'y 
vivre  sans  s'y  mêler,  mais  non  par  goût.  Ce  qu'il  en 
apprendra  se  sera  offert  de  lui-même  plutôt  qu'il  ne 
l'aura  cherché.  Demeurant  à  Rome,  il  en  faut  essuyer 
les  désagréments.  La  police  papale  était  soupçon- 
neuse et  mal  faite  ;  elle  avait  des  exigences  vexa- 
toires.  Montaigne  n'en  fut  pas  exempt.  A  peine 
débarqué,  on  lui  prend,  pour  les  examiner,  les  livres 
(|u'il  apportait  avec  lui.  Dans  le  nombre  se  trouvent 


38  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

les  Essais.  Quatre  mois  après  on  lui  rend  ses  livres, 
non  sans  en  avoir  retenu  quelqu'un  et  épluché  le 
sien  propre.  Les  critiques  qu'on  fît  des  Essais  étaient 
anodines,  et  celui  qui  fut  chargé  de  l'examen  de 
l'œuvre  parait  l'avoir  assez  mal  comprise.  On  s'en 
remit  donc  à  la  conscience  de  l'auteur  pour  «  rabiller  » 
ce  qu'il  trouverait  de  mauvais  goût.  Quand  Montai- 
gne vint  prendre  congé  du  maestro  del  sacro palazzo, 
on  alla  plus  loin  encore  dans  la  voie  des  conces- 
sions; celui-ci  me  pria,  nous  dit  Montaigne,  de  «  ne 
me  servir  point  de  la  censure  de  mon  livre  en  laquelle 
autres  Français  l'avaient  averti  qu'il  y  avait  plusieurs 
sottises  ;  qu'il  honorait  et  mon  intention  et  affection 
envers  l'Église  et  ma  suffisance,  et  estimait  tant  de 
ma  franchise  et  conscience  qu'il  remettait  à  moi- 
même  de  retrancher  en  mon  livre,  quand  je  le 
voudrais  réimprimer,  ce  que  j'y  trouverais  trop  licen- 
cieux, et  entre  autres  choses,  les  mots  de  fortune  '  ». 
En  somme,  l'aventure  finissait  à  l'avantage  de  Mon- 
taigne ;  mal  renseignée  comme  elle  l'était  parfois 
alors,  l'Église  ne  censura  pas  les  Essais,  et  le 
volume  ne  fut  oflLîiellement  mis  à  V Index  que  bien 
postérieurement,  par  un  décret  du  12  juin  1676  ~. 

Se  terminant  ainsi,  ce  procès  de  tendances  ne 
pouvait  amoindrir  l'enthousiasme  de  Montaigne  pour 

1.  On  reprochait  à  Montaigne  d'avoir  trop  souvent  employé 
le  mot  Fortune,  hasard. 

2.  Catalogue  des  ouvrages  mis  à  /'Index  contenant  le  nom 
de  tous  les  livres  condamnés  par  la  cour  de  Rome,  depuis 
l'invention  de  l'imprimerie  jusqu'en  J82o,  avec  la  date  des 
décrets  de .  leur  condamnation.  Paris,  1826,  8°,  p.  226. 
L'ouvrage  est  interdit  ubicumquc  et  quocumque  idiomate 
impressus. 


MONTAIGNE   EN   VOYAGE.  39 

la  Ville  éternelle.  En  la  quittant,  il  emportait  un 
reconnaissant  souvenir  pour  les  jours  qu'il  y  avait 
vécus  à  visiter  les  ruines,  dans  un  contiimel  com- 
merce avec  l'antiquité.  Les  excursions  qu'il  avait 
faites  au  dehors,  à  Tivoli  notamment,  n'étaient  elles- 
mêmes  que  des  hommages  au  passé.  Plusieurs  mois 
il  avait  pu  se  croire  le  citoyen  de  Kome.  Il  voulut 
que  l'illusion  se  prolongeât  davantage  :  avant  de 
partir,  il  sollicita  le  diplôme  de  citoyen  romain  et 
l'obtint  à  son  grand  contentement.  «  C'est  un  titre 
vain,  »  dit-il  ;  il  employa  pourtant  «  ses  cinq  sens  de 
nature  »  pour  qu'on  le  lui  conférât,  et,  le  possédant, 
il  s'en  montra  très  fier,  «  ne  fût-ce  que  pour  l'ancien 
honneur  et  religieuse  mémoire  de  son  autorité.  »  Au 
reste,  cette  faveur  n'était  pas  prodiguée.  3Iuret 
l'obtint  pour  avoir  célébré  la  victoire  de  Lépante.  Il 
est  vrai  qu'un  autre  ami  de  Montaigne,  Juste  Lipse, 
se  montrera  plus  difficile  à  l'endroit  de  cette  distinc- 
tion, qu'il  eût  acceptée  si  on  la  lui  avait  offerte,  mais 
qu'il  ne  veut  pas  qu'on  sollicite  pour  lui.  Montaigne 
fit  moins  le  renchéri,  et  désormais  il  s'écrie  avec 
satisfaction  :  «  N'étant  bourgeois  d'aucune  ville,  je 
suis  bien  aise  de  l'être  de  la  plus  noble  qui  fut  et  qui 
sera  oncques.  » 

Le  19  avril  io<Sl,  Montaigne  quittait  Rome  après 
y  avoir  séjourné  plus  de  quatre  mois  et  demi.  Il  la 
laissait  sans  regret,  car  la  séparation  n'était  pas 
définitive.  Plusieurs  amis  vinrent  accompagner  ce 
départ  ;  puis,  s'engageant  sur  l'ancienne  via  Flanii- 
nia,  Montaigne  se  dirigea  au  nord-est,  vers  Spolète, 
Lorellc  et  la  Marche  d'Ancône.  Il  fallait  traverser 
les  Apennins  et  suivre  une  route  accidentée  et  pitto- 


40  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

resque.  Le  Journal  de  voyage  note  coinplaisamment 
les  sites  agréables  entrevus  en  chemin.  Montaigne 
s'égaie  aux  aspects  divers  que  prend  le  paysage,  et 
sa  plume  retrouve  quelques-uns  des  mots  gracieux 
qu'elle  avait  eus  auparavant  pour  peindre  le  Tyrol. 
Voici  un  petit  tableau  tracé  au  sortir  de  Foiigno  . 
«  Nous  nous  rejetâmes  au  chemin  de  la  montagne, 
où  nous  retrouvions  force  belles  plaines,  tantôt  à  la 
tête,  tantôt  au  pied  du  mont.  Mais,  sur  le  commen- 
cement de  cette  matinée,  nous  eûmes  quelque  temps 
un  très  bel  objet  de  mille  diverses  collines,  revêtues 
de  toutes  parts  de  très  beaux  ombrages,  de  toutes 
sortes  de  fruitiers  et  des  plus  beaux  blés  qu'il  est 
possible,  souvent  en  lieu  si  coupé  et  si  précipiteux, 
que  c'était  miracle  que  seulement  les  chevaux  puis- 
sent avoir  accès.  Les  plus  beaux  vallons,  un  nombre 
infini  de  ruisseaux,  tant  de  maisons  et  villages  par  ci 
par  là  qu'il  me  ressouvenait  des  avenues  de  Florence, 
sauf  que  ici  il  n'y  a  nul  palais  ni  maison  d'apparence; 
et  là  le  terrain  est  sec  et  stérile  pour  la  plupart,  là 
où  en  ces  collines  il  n'y  a  pas  un  pouce  de  terrain 
inutile.  Il  est  vrai  que  la  saison  du  printemps  les 
favorisait.  Souvent,  bien  loin,  au-dessus  de  nos 
têtes,  nous  voyons  un  beau  village,  et  sous  nos 
pieds,  comme  aux  antipodes,  un  autre,  ayant  chacun 
plusieurs  commodités  et  diverses  ;  cela  même  n'y 
donne  pas  mauvais  lustre  que,  parmi  ces  montagnes 
si  fertiles,  l'Apennin  montre  ses  tètes  renfrognées  et 
inaccessibles,  d'où  on  voit  rouler  plusieurs  torrents 
qui,  ayant  perdu  cette  première  furie,  se  rendent  là 
tôt  après  dans  ces  vallons  des  ruisseaux  très  plaisants 
et  très  doux.  Parmi  ces  bosses,  on  découvre,  et  au 


MONTAIGNE  EN  VOYAGE.  41 

haut  et  au  bas,  plusieurs  riches  plaines,  grandes 
parfois  à  perdre  de  vue  par  certains  biais  du  pros- 
pect. 11  ne  me  semble  pas  que  nulle  peinture  puisse 
•représenter  un  si  riche  paysage.  ».  Pour  être  ainsi 
crayonné  rapidement,  le  croquis  n'est  pas  sans 
charme  et  montre  que  Montaigne,  si  amoureux  qu'il 
fût  du  passé,  savait  goûter  les  beautés  naturelles  et 
essayait  de  les  exprimer  à  l'occasion. 

A  Lorette,  Montaigne  ne  manque  pas  de  visiter  la 
Santa  Casa  et  y  fait  ses  dévotions.  Il  séjourna  trois 
jours  dans  ce  célèbre  lieu  de  pèlerinage  et  ne  voulut 
pas  le  quitter  sans  y  laisser  un  souvenir  de  son 
passage.  Il  offrit  à  la  Madone  un  tableau  d'argent 
représentant  le  donateur,  sa  femme  et  sa  iîlle  age- 
nouillés et  placés  sous  la  protection  de  Notre-Dame. 
Au-dessous  une  inscription  latine  rappelait  les  noms 
des  personnages  ainsi  figurés.  Ensuite,  traversant 
Ancone,  Senigaglia,  Fano,  Fossombrone,  Urbin, 
puis  Florence,  où  il  repasse  sans  séjourner,  Pistoie 
et  Lucques,  Montaigne  arrive  aux  bains  délia  Villa, 
où  il  vient  faire  une  cure  que  le  mauvais  état  de 
sa  santé  rendait  nécessaire. 

Montaigne  est  malade  et  son  humeur  s'en  ressent. 
Nous  savons  que  le  journal  de  son  voyage  est  aussi 
celui  de  sa  santé  ;  nous  savons  que  la  médecine  y 
joue  un  grand  rôle  et  s'y  mêle  à  tout.  Ici,  elle  prend 
le  pas  sur  toute  chose.  Le  récit  du  séjour  de  Mon- 
taigne aux  bains  n'est  plus  (\ue  le  récit  de  son  trai- 
tement ;  c'est  la  suite  de  ces  petits  papiers,  de  ces 
«  brevets  »,  sur  les(jucls  il  analysait  minutieusement 
j)our  lui-même  ses  propres  soutï'rances  et  qu'il  ne 
destinait  pas  au  public.  Plaignons  le  pauvre  grand 


42  M'INTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

homme  et  ne  nous  attardons  pas  avec  lui  à  examiner 
la  nature  de  ses  sécrétions.  Montaigne  s'installe  aux 
eaux  le  plus  commodément  qu'il  peut,  et  y  demeure 
—  avec  quelques  intervalles  —  quatre  mois  environ, 
du  8  mai  au  12  septembre  1581.  Il  se  drogue  et  se 
met  au  régime  avec  conviction.  Sans  doute,  il 
observe  toujours  ce  qui  se  passe  autour  de  lui, 
prenant  en  note  les  particularités  dont  il  ne  veut 
pas  perdre  le  souvenir  ;  mais  son  grand  souci  est 
en  lui-même.  Sa  curiosité,  moins  alerte,  et  son 
esprit,  moins  dispos,  s'abandonnent  moins  volon- 
tiers aux  délassements  extérieurs.  Sa  santé  le  préoc- 
cupe trop  pour  qu'il  prenne  plaisir  au  défilé  des 
choses.  Il  a  des  tristesses,  des  mélancolies  ;  un 
matin,  en  écrivant  à  celui  qui  fut  plus  tard  le  cardinal 
d'Ossat,  il  se  mit  à  songer  si  longuement  à  La  Boétie 
que  ce  souvenir  douloureux  lui  fit  grand  mal. 

Pourtant  il  se  distrait,  et,  pour  cela,  il  essaie  des 
moyens  les  plus  divers.  Montaigne  donne  un  bal  à 
ceux  qui,  comme  lui,  sont  en  traitement,  et  leur 
offre  ensuite  à  souper.  Il  garde  même,  parmi  les 
convives,  l'improvisatrice  Divizia,  pauvre  paysanne 
qui  avait  le  génie  poétique  et  avait  déjà  fait  beaucoup 
de  vers  en  l'honneur  du  voyageur.  Le  hasard  aussi 
lui  offre  quelques  occasions  de  se  dérider.  Montaigne 
dut  sourire  bien  ironiquement  quand  les  médecins 
qui  soignaient  le  neveu  du  cardinal  Cési  vinrent 
le  prier  d'entendre  leurs  avis,  pour  les  départager, 
et  de  prendre  ensuite  une  décision  que  le  patient 
devait  suivre.  Pauvre  neveu  !  D'autres  fois,  Mon- 
taigne fait  des  excursions  au  dehors  ;  il  revienf  à 
Pistoie  et  à  Florence,  où  il  demeure  quelques  jours  ; 


MONTAIGNE  EN   VOYAGE.  43 

il  y  voit  plusieurs  articles  intéressants  et  étudie 
les  particularités  de  la  vie  florentine,  qu'il  n'avait 
qu'entrevues  auparavant.  Il  visite  Pise  et  y  séjourne 
assez  pour  en  apprécier  les  curiosités  et  lier  connais- 
sance avec  quelques  gens  de  savoir.  Ensuite,  traver- 
sant Lucques  pour  la  seconde  fois,  il  revient  faire 
aux  bains  délia  Villa  une  deuxième  cure  qui  dure 
un  mois  entier. 

Montaigne  s'y  trouvait  lorsque,  le  7  septembre 
au  matin,  on  lui  remit  des  lettres  de  M.  du  Tauzin, 
écrites  de  Bordeaux  le  2  août  précédent,  et  lui 
annonçant  que,  la  veille,  il  avait  été  élu  maire  par 
le  Corps  de  ville.  Certes,  il  était  bien  loin  de  s'atten- 
dre à  un  pareil  honneur  qu'il  n'avait  pas  bi'igué,  et 
auquel  il  voulait  tenter  de  se  soustraire.  Pour  le 
moment,  ce  choix  venait  à  la  traverse  des  projets 
du  voyageur.  Cinq  jours  après,  Montaigne  quittait 
les  eaux  et,  descendant  vers  le  sud,  il  se  dirigeait 
par  Sienne  et  Viterbe,  vers  Kome,  où  il  arriva  le 
dimanche  1"  octobre.  Son  séjour  y  fut  de  courte 
durée,  car,  en  arrivant,  il  y  avait  trouvé  la  lettre 
par  laquelle  les  jurats  de  Bordeaux  lui  notifiaient 
officiellement  son  élection  et  le  priaient  de  venir 
sans  retard  auprès  d'eux.  Abandonnant  donc  la 
pensée  qu'il  avait  eue  de  visiter  l'extrémité  méri- 
dionale de  l'Italie,  Montaigne  laisse  Rome  au  bout 
de  quinze  jours,  employés  à  préparer  ce  départ 
définitif,  et  regagne  la  France.  Son  frère  Matte- 
coulon  et  M.  d'Estissac,  au  contraire,  y  demeurent. 

Montaigne  revient  donc  sur  ses  pas  et  refait,  sans 
se  presser  toutefois,  une  partie  du  chemin  qu'il 
avait  précédemment  parcouru.  Il  revoit  Bonciglione, 


44  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Sienne,  Lucques  et  remonte  vers  le  nord.  Parvenu  à 
Sarzana,  il  se  demande  s'il  fera  un  crochet  vers  Gènes 
pour  se  rendre  à  Milan  ;  mais,  outre  que  les  chemins 
ne  sont  pas  surs,  il  ne  veut  pas  trop  se  détourner  de 
sa  route.  Montaigne  traverse  Pontremoli.  Fornoue, 
Plaisance,  Marignan  et  Pavie,  et  atteint  Milan  le 
jeudi  26  octobre.  Il  n'y  reste  qu'un  jour  ;  d'ailleurs, 
la  ville  ressemble  assez  à  Paris  et  a  beaucoup  de 
rapports  avec  les  villes  de  France.  On  n'y  trouve  pas 
les  beaux  palais  de  Rome  ou  de  Florence,  mais  elle 
l'emporte  en  grandeur  et  l'affluence  des  étrangers 
n'y  est  pas  moindre  qu'à  Venise.  De  là,  Montaigne 
se  dirige  sur  Turin,  qu'il  trouve  ni  trop  bien  bâti  ni 
trop  agréable,  et,  cette  étape  franchie,  le  voyageur 
n'a  guère  plus  qu'à  passer  les  Alpes  pour  atteindre 
la  France. 

Maintenant  Montaigne  se  hâte,  et  à  mesure  qu'il 
s'approchera  de  chez  lui,  la  longueur  du  trajet  lui 
paraîtra  plus  ennuyeuse.  La  dernière  émotion  est 
de  gravir  le  mont  Cenis,  encore  esl-elle  fort  peu 
dangereuse  :  «  c'est  un  plaisant  badinage,  mais  sans 
hasard  aucun  ».  «  Je  passai,  nous  dit-il,  la  montée 
du  mont  Cenis  moitié  à  cheval,  moitié  sur  une  chaise 
portée  par  quatre  hommes,  et  autres  qui  les  rafraî- 
chissaient. Ils  me  portaient  sur  leurs  épaules.  La 
montée  est  de  deux  heures,  pierreuse  et  malaisée  à 
chevaux  qui  n'y  sont  accoutumés,  mais  autrement 
sans  hasard  et  difficulté  ;  car  la  montagne  se  haus- 
sant toujours  en  son  épaisseur,  vous  n'y  voyez  nul 
précipice  ni  danger  que  de  broncher.  Sous  nous, 
au-dessus  du  mont,  il  y  a  une  plaine  de  deux  lieue?, 
plusieurs  maisonnettes,  lacs  et  fontaines,  et  la  posic  ; 


MONTAIfiNE  EN  VOYAGE. 


45 


point  d'arbres,  ou  bien  de  l'herbe  et  de?  pré?  rpii 
servent  en  la  douce  saison.  Lors,  tout  était  couvert 
de  neige.  » 

De  ce  côté-ci  des  monts,  Montaigne  traverse 
Chambéry,  passe  le  Rhône  et  va  à  Lyon  par  Saint- 
Rambert.  Lyon  lui  plut  beaucoup,  aussi  y  séjourna- 
t-il  une  semaine  entière  ;  mais  cette  distraction  fut 
la  seule  qu'il  s'accorda.  Reprenant  aussitôt  sa  route, 
il  traverse  la  petite  ville  industrieuse  de  Thiers, 
renommée  pour  ses  fabriques  de  couteaux  et  de 
cartes  à  jouer,  et  passe  à  Clermont-Ferrand  et  à 
Limoges,  où  il  s'arrête  légèrement.  Enfin,  après 
avoir  traversé  Périgueux,  il  arrivait  à  Montaigne  le 
jeudi  30  novembre  1581,  après  une  absence  qui  avait 
duré,  ainsi  qu'il  le  constate  lui-même,  dix-sept  mois 
et  huit  jours.  L'année  précédente,  à  pareil  jour,  il 
entrait  à  Rome. 

Si,  en  débarquant  chez  lui,  Montaigne  conservait 
encore  l'espoir  de  se  soustraire  à  l'honneur  dont  les 
suffrages  de  ses  compatriotes  l'avaient  investi  et  qui 
avait  hâté  son  retour,  son  illusion  dut  être  de  courte 
durée.  En  effet,  le  roi  de  France  était  intervenu  pour 
manifester  son  sentiment  sur  cette  désignation  et 
dire  comment  il  entendait  que  les  choses  se  passas- 
sent. Henri  III,  qui  ignorait  le  retour  de  Montaigne 
et  le  croyait  toujours  en  Italie,  lui  écrivit  une  lettre 
qui  ne  laissait  subsister  aucun  doute  à  cet  égard. 
«  Monsieur  de  Montaigne,  disait  le  roi,  pour  ce  que 
l'ai  en  estime  grande  votre  fidélité  et  zélée  dévotion 
à  mon  service,  ce  m'a  été  plaisir  d'entendre  que  vous 
ayez  été  élu  major  de  ma  ville  de  Rordeaux,  ayant 
eu  très  agréable  et  confirmé  ladite  élection  et  d'autant 


46  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS, 

plus  volontiers  qu'elle  a  été  faite  sans  brigue  et  en 
votre  lointaine  absence.  A  l'occasion  de  quoi  mon 
intention  est,  et  vous  ordonne  et  enjoins  bien  expres- 
sément, que  sans  délai  ni  excuse  reveniez  au  plutôt 
que  la  présente  vous  sera  rendue  faire  le  dû  et  service 
de  la  charge  où  vous  avez  été  si  légitimement  appelé. 
Et  vous  ferez  chose  qui  me  sera  très  agréable,  et  le 
contraire  me  déplairait  grandement»  •.  C'était  un  ordre 
formel  et  sans  réplique  ;  il  n'y  avait  qu'à  se  soumet- 
tre :  c'est  ce  que  Montaigne  fit. 

1.  Paris,  le  25  novembre  1581.  Suscription  :  à  Monsieur  de 
Montaigne,  chevalier  de  mon  ordre,  gentilhomme  ordinaire  de 
ma  chambre,  estant  de  présent  à  Rome.  —  Découverte  par 
Buchon  aux  archives  de  Bordeaux,  cette  lettre  a  été  publiée 
par  lui  dans  sa  notice  littéraire  sur  la  Chronique  des  seigneurs 
de  Foix  et  de  Béarn.  —  Voy.  aussi  Champollion-Figeac, 
Documents  historiques  inédits,  t.  II,  p.  483  ;  le  D""  Payen, 
Documents  inédits  sur  Montaigne,  p.  28  ;  Griin,  Vie  publique 
de  Montaigne,  p.  209. 


CHAPITRE    II 
MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX 


En  quel  étot  Montaigne  trouva-t-il  les  choses  à 
Bordeaux  et  en  Guyenne,  au  retour  de  son  long 
voyage  ?  Comment  son  élection  s'élait-elle  effectuée? 
Pourquoi  ses  concitoyens  l'avaient-ils  choisi  pour 
maire,  lui  absent,  et  fort  peu  soucieux  d'accepter 
une  pareille  charge  ?  Pourquoi  enfin  le  roi  lui-même 
intervint-il  et  commanda-t-il  au  nouvel  élu  de  se 
soumettre  aux  suffrages  du  Corps  de  ville  de  Bor- 
deaux ?  Nous  essaierons  de  le  dire  et  de  déterminer 
quelle  était  la  situation  en  Guyenne  au  moment  de 
cette  entrée  en  fonctions. 

Le  maréchal  de  Bii-on,  auquel  3Iontaigne  allait 
succéder  comme  maire  de  Bordeaux,  avait  mécon- 
tenté à  peu  près  tout  le  monde.  Les  Bordelais  lui 
reprochaient  de  les  traiter  avec  une  rigueur  parfois 
hors  de  saison  et  voyaient  sans  regrets  approcher  la 
lin  de  celte  magistrature.  Les  derniers  mois  furent 
pleins  de  tiraillements.  Ses  qualités  mêmes  susci- 
taient des  ennemis  à  Biron  :  très  valeureux,  trop 
ardent  à  la  lutte,  sa  vaillance  lui  avait  aliéné  le  roi 
de  Navarre  et  la  reine  Marguerite.  Ceux-ci  ne 
s'entendaient  guère  entre  eux  ;  tous  deux  s'unirent 
pourtant  pour  combattre  Biron.  Chargé  de  s'opposer 
aux  empiétements  du   loi  de  Navarre,    le   maréchal 


48  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

l'avait  fait  avec  beaucoup  de  courage  et  une  fortune 
assez  heureuse  pour  qu'Henri  de  Navarre  ne  lui 
pardonnât  pas  des  avantages,  d'ailleurs  fort  iionora- 
blement  acquis.  Leur  caractère  était  aussi  bouillant, 
aussi  téméraire,  et,  comme  dit  Brantôme,  «  de  capri- 
cieux à  capricieux  et  de  brave  à  brave,  malaisément 
la  concorde  y  règne  ».  Quant  à  la  reine,  Biron,  un 
jour,  lui  manqua  gravement  d'égards  :  passant  avec 
sa  troupe  sous  les  murs  de  Nérac,  où  Marguerite  se 
trouvait  alors,  il  avait  fait  tirer  trois  coups  de  canon 
sur  la  ville.  A  bon  droit  offensée  de  cette  hardiesse, 
la  reine  en  garda  k  son  auteur  un  vif  ressentiment. 

L'effet  de  ces  animosités  ne  tarda  pas  à  se  res- 
sentir. Le  vent  était  maintenant  à  la  pacification. 
Harcelé  par  Biron,  Henri  de  Navarre  avait  dû 
faire  intervenir  le  duc  d'Anjou  auprès  du  roi  de 
France.  Sur  les  instances  de  sa  sœur  bien-aimée 
la  reine  Marguerite,  le  duc  d'Anjou  avait  bien 
voulu  s'entremettre,  et  il  eut  au  Fleix,  chez  le 
marquis  de  Trans,  une  conférence  avec  son  beau- 
frère  le  roi  de  Navarre.  Les  résultats  en  furent 
pacifiques.  Henri  III,  qui  ne  savait  plus  guère  quel 
moyen  employer  pour  mettre  fin  aux  troubles  et  qui 
passait  alternative.nent  de  la  rigueur  à  l'indulgence, 
accepta  cette  trêve  avec  empressement.  Seul,  Biron 
ne  s'en  montra  pas  satisfait.  Mécontent  sans  doute 
de  voir  lui  échapper  le  fruit  des  avantages  acquis 
par  sa  bravoure,  trop  ardent  pour  savoir  se  contenir 
dans  ses  ambitions,  il  envoyait  sans  cesse  au  roi 
des  nouvelles  alarmantes.  On  l'accusait  même  de 
stimuler  par-dessous  mains  le  zèle  des  catholiques 
et   de  favoriser    leurs    entreprises,    ce    qui    irritait 


MONTAIGNE   MAIRE   DK   ROUDEAUX.  49 

Henri  III.  Biron  avait  beau  protester  de  ses  inten- 
tions d'obéir  loyalement  à  son  niaitre  et  parler  des 
services  rendus,  sa  présence  en  Guyenne  entravait 
la  politique  qu'on  y  voulait  suivre,  et,  pour  ce 
motif,  il  importait  que  le  maréchal  allât  ailleurs. 

C'est  dans  de  semblables  circonstances  qu'eut  lieu 
l'élection  de  maire  de  Bordeaux,  le  l*""  août  1381. 
Biron,  sentant  qu'on  voulait  le  «  bailler  en  holocauste 
et  sacrifier  pour  apaiser  les  dieux  contraires  »  ',  et 
qu'on  méditait  de  l'éloigner,  désirait  vivement  être 
réélu  dans  ses  fonctions.  Une  première  fois  déjà,  il 
avait  été  continué  comme  maire  de  Bordeaux,  et  de 
nouveaux  suffrages,  en  resserrant  ce  lien,  eussent 
peut-être  retardé  son  départ  de  la  Guyenne.  Le 
maréchal  s'efforçait  donc  d'amener  ce  résultat.  Sans 
se  montrer  dans  la  ville,  il  y  faisait  défendre  sa 
candidature  par  ses  partisans,  se  promettant  bien 
de  paraître  lorsqu'il  en  serait  besoin.  Henri  HI  l'en 
empêcha,  sans  doute  à  l'instigation  du  roi  de  Navarre. 
«  Sire,  écrit  le  maréchal  au  roi  de  France  -,  pour  la 
crainte  que  j'avais  qu'on  fit  quelque  remuement  à 
Bordeaux,  à  l'élection  de  cette  mairie,  j'étais  quasi 
prêt  de  m'y  acheminer,  de  peur  de  quelque  inconvé- 
nient,  afin  que  je  ne  fusse  en  peine  de  m'excuser, 
mais  ayant  reçu  les  lettres  de  Votre  Majesté  et  voyant 
qu'elle  y  envoie,  je  me  suis  arrêté  en  ce  lieu  (à  Biron), 
afin  que  le  roi  de  Navarre  ne  trouve  aucun  prétexte.  » 


\.  Lettre  de  Biron  à  Henri  HI,  du  27  avril  1581  (Archives 
historiques  de  la  Gironde,  t-  XIV,  p.  182). 

2.  Lettre  de  Biron  à  Henri  IH,  du  27  juillet  1581  (Ibid., 
t.  XIV,  p.  191). 

MONTAIG.NC    M.  4 


oO  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Le  plan  de  cette  campagne  n'échappait  pas  à  celui- 
ci.  Henri  de  Navarre  avait  les  yeux  fixés  sur  Biron, 
et  lui-même  écrivait  de  son  côté  :  «  Nous  sommes 
assez  avertis  (que  le  maréchal)  est  maintenant  à  faire 
ses  pratiques,  pour  la  mairie  de  Bordeaux,  de  laquelle 
il  sort  ce  premier  d'août,  prétendant  se  faire  conti- 
nuer ou  substituer  son  fils,  ou  bien  le  sieur  de  Duras 
ou  quelque  autre  fait  à  sa  poste'.  »  Ainsi  déjoué, 
Biron  ne  put  réussir  :  ni  le  père  ni  le  fils  ne  furent 
élus.  Les  Bordelais  leur  préférèrent  Montaigne,  et  ce 
choix  cadrait  trop  parfaitement  avec  les  préoccupa- 
lions  du  moment  pour  croire  qu'il  fut  tout  à  fait 
spontané. 

Sans  doute,  en  portant  ses  suffrages  sur  Montaigne, 
le  Corps  de  ville  de  Bordeaux  avait  voulu  honorer  la 
renommée  naissante  de  son  compatriote.  Il  est  permis 
de  croire  qu'il  n'y  eût  pas  si  effectivement  songé 
si  on  n'avait  eu  le  soin  de  lui  rafraîchir  la  mémoire. 
Certes,  Montaigne  ne  prit  aucune  part  à  la  brigue, 
mais  ses  amis,  le  marquis  de  Trans,  Henri  de 
Navarre  lui-même,  stimulèrent  apparemment  la  bonne 
volonté  des  Bordelais  et  leur  rappelèrent  les  mérites 
de  l'absent:  l'un  et  l'autre  portaient  assez  de  sympa- 
thie à  Montaigne  pour  activer,  s'il  en  fut  besoin,  une 
élection  qui  secondait  leurs  vues. 

Henri  de  Navarre  souhaitait  la  paix  et  il  voulait 
(jue  les  idées  de  conciliation  pénétrassent  dans  les 
esprits  sous  les  auspices  d'hommes  modérés.  Il  dési- 


1.  Lettre  de  Henri  de  Navarre  à  M.  de  Beliièvre,  du  6  juillet 
1581.  Lettres  missives  de  Henri  IV,  publiées  par  Berger  de 
Xivrey,  t.  I,  p.  286. 


MONTAIGNE  MAIRE  DE   BORDEAUX.  ol 

rail  aussi  maintenir  sa  situation  en  Guyenne  et  ne  se 
souciait  pas  que  l'apaisement  des  passions  lut  nuisi- 
ble à  son  autorité.  Pour  appliquer  la  nouvelle  politi- 
que, il  ne  fallait  pas  être  antipathique  à  sa  personne. 
Ne  pouvait-il  pas  compter  sur  Montaigne  à  cet  égard? 
Jusque-là,  Montaigne  ne  s'était  inféodé  à  aucun  parti 
et  le  soin  qu'il  avait  pris  de  ne  servir  d'aucun  côté 
ne  l'avait  rendu  suspect  à  personne.  Peut-être  qu'il 
y  avait  aussi,  de  la  part  du  roi  de  Navarre,  un  calcul 
plus  secret.  Bordeaux  était  la  clef  de  la  Guyenne. 
Maîtresse  par  sa  situation  du  haut  et  du  bas  de  la 
Garonne,  c'était  une  position  très  importante  sur 
laquelle  les  protestants  avaient  les  yeux  fixés  ;  à  elle 
seule,  elle  valait  mieux  que  toutes  leurs  autres  pos- 
sessions. Comment  ce  philosophe,  accoutumé  jusqu'a- 
lors à  la  vie  retirée  et  fort  peu  fait  pour  l'action, 
allait-il  se  tirer  de  ses  nouvelles  fonctions  ?  Sans 
doute,  le  souci  de  cette  place  importante  ne  pesait 
pas  tout  entier  sur  lui  seul  ;  pourtant  sa  charge  était 
assez  haute  pour  qu'un  manque  de  vigilance  pût 
avoir,  dans  des  circonstances  critiques,  les  consé- 
quences les  plus  graves.  Si  le  roi  de  Navarre  nourrit 
jamais  l'espoir  caché  de  profiter  d'une  pareille  non- 
chalance, l'avenir  vint  le  désabuser. 

Montaigne  n'accepta  pas  sans  hésitation  d'être 
maire  de  Bordeaux.  Lui  aussi  se  demanda  s'il  était 
bien  fait  pour  une  pareille  charge,  et  peut-être  l'eùt- 
il  refusée  si  une  haute  intervention  ne  l'avait  contraint 
d'accepter.  En  rentrant  chez  lui  de  son  voyage 
d'Italie,  le  30  novembre  1381,  il  trouva  une  lettre 
du  roi  Henri  III,  du  23  du  même  mois,  qui  le  pres- 
sait  de    remplir    ces    fonctions.    Déjà    nous    avons 


O^  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

reproduit  le  texte  de  cette  missive  et  on  a  pu  voir 
que  le  langage  en  était  trop  net  et,  en  même  temps, 
trop  flatteur  pour  que  Montaigne  ne  s'y  conformât 
pas  aussitôt.  Comme  Henri  de  Navarre,  le  roi  de 
France  voyait  un  grand  avantage  à  ce  qu'un  homme 
qui  ne  s'était  pas  mêlé  aux  discordes  civiles  fût 
ainsi  placé  à  la  tète  de  la  municipalité  bordelaise. 
Henri  III  connaissait  Montaigne,  qui  était  chevalier 
de  son  ordre  et  gentilhomme  de  sa  chambre  et  lui 
avait  déjà  donné  des  preuves  de  son  dévouement. 
Aussi  le  roi  était-il  en  droit  de  compter  sur  le  zèle 
du  nouveau  maire  de  Bordeaux. 

Montaigne  accepta  donc  les  fonctions  que  ses 
concitoyens  lui  avaient  confiées.  Moins  de  quatre 
mois  après  nous  le  voyons  figurer,  en  sa  qualité  de 
maire,  dans  une  enquête  au  sujet  des  enfants  aban- 
donnés, et,  détail  à  noter,  celui  qui  a  été  si  souvent 
accusé  de  ne  pas  porter  d'affection  à  ces  petits  êtres 
y  prend  leur  défense  et  les  protège.  Voici  à  quelle 
occasion.  Lorsque  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jésus  vinrent  s'établir  à  Bordeaux  et  entrèrent  en 
possession  des  bàiiments  et  des  revenus  du  prieuré 
de  Saint-James,  ils  n'y  avaient  été  admis  que  sous 
certaines  conditions  dont  l'une  était  de  recevoir  les 
enfants  trouvés  et  de  les  faire  élever  à  leurs  frais. 
Les  Jésuites  n'assumèrent  pas  longtemps  cette  charge 
et  s'en  acquittèrent  assez  mal .  Peu  après,  ils  passaient 
contrat  pour  un  prix  modique  avec  un  nommé  Noël 
Lefèvre,  qui  s'engageait,  moyennant  une  redevance 
de  quarante  écus  par  an,  à  assurer  l'élevage  des 
enfants  abandonnés.  Celui-ci  apporta  moins  de  con- 
science encore  à  accomplir  ses  engagements,  si  bien 


MONTAIGNE   MAIKE   DE   BORDEAUX.  53 

qu'il  s'ensuivit  une  assez  grande  mortalité  des  nou- 
veau-nés. C'est  alors  que  le  Corps  de  ville  s'émut 
et  se  réunit  pour  interroger  Lefévre.  Les  réponses 
de  celui-ci  ayant  été  fort  peu  satisfaisantes,  le  maire 
et  les  jurais  édictèrent  des  mesures  très  sensées  pour 
s'assurer  que  les  enfants  trouvés  recevraient  une 
nourriture  suffisante,  donnée  par  des  personnes 
honorables,  et  pour  empêcher  qu'il  y  eût  des  sup- 
pressions à  l'avenir.  Cette  délibération  fait  le  plus 
grand  honneur  à  ceux  qui  la  prirent  et  ouvre  digne- 
ment l'administration  de  celui  qui  l'inspira  '. 

Pourtant,  après  être  demeuré  si  longtemps  éloigné 
de  chez  lui,  Montaigne  prenait  plaisir  à  se  retrouver 
là  où  s'étaient  écoulées  les  années  les  plus  heureuses 
de  son  existence  ;  il  avait  besoin  de  reprendre  pos- 
session de  lui-même  et  de  se  retremper  dans  un 
repos  réparateur.  La  première  lettre  de  lui  en  qualité 
de  maire  qui  nous  soit  parvenue  est  destinée  à 
excuser  son  absence  auprès  des  jurais  de  la  ville  de 
Bordeaux.  «  Vous  avez  mis  tout  l'ordre  qui  se  pou- 
vait aux  affaires  qui  se  présentaient,  leur  écrii-il  le 
21  mai  1382,  c'est-à-dire  plus  de  cinq  mois  après  sa 
rentrée  à  Montaigne '2.  Les  choses  étant  en  si  bons 
termes,  je  vous  supplie  excuser  encore  pour  quelque 
temps   mon    absence  que  j'accourcirai   sans    doute 

1.  Ernest  GauUieur,  Histoire  du  Collège  de  Guyenne, 
p.  359  et  o6o.  Décision  du  13  mars  lo82. 

2.  Découverte  par  M.  Gustave  Brunet  aux  Archives  de  la 
ville  de  Bordeaux  et  publiée  par  lui  dans  le  Bulletin  du 
Bibliophile,  juillet  1837.  —  Voy.  aussi  Champollion-Figeac, 
Documents  inédits,  t.  IL,  p.  484  :  —  D""  Payen,  Documents 
inédits  ou  peu  connus  sur  Montaigne,  1847,  p.  19  ;  —  Griin, 
Vie  publique  de  Montaigne,  p.  245. 


5-i  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

autant  que  la  presse  de  mes  affaires  le  pourra  per- 
mettre. J'espère  que  ce  sera  peu  ;  cependant  vous 
me  tiendrez,  s'il  vous  plait,  en  votre  bonne  grâce  et 
me  commanderez,  si  l'occasion  se  présente,  de 
m'employer  pour  le  service  public.  »  Le  besoin  ne 
parait  pas  s'être  fait  immédiatement  sentir.  La 
Guyenne  était  alors  moins  troublée  qu'auparavant 
et  l'office  de  Montaigne  était  surtout  honorifique. 

Quel  était  le  caractère  véritable  des  fonctions  de 
maire  de  Bordeaux  au  moment  où  Montaigne  en  fut 
investi  ?  L'origine  de  cette  charge  est  fort  ancienne  : 
elle  remonte  tout  au  moins  au  commencement  du 
xni"  siècle,  et  nous  ne  saurions  mentionner,  même 
brièvement,  les  modifications  qui  y  furent  apportées 
dans  la  suite  des  temps.  Disons  seulement  qu'au 
début  le  maire  de  Bordeaux  était  élu  par  les  jurats 
de  la  ville  et  qu'il  en  fut  ainsi  jusqu'en  1  îjG  I .  A  partir 
de  cette  date,  le  maire  fut  nommé  par  le  roi  d'Angle- 
terre, puis  par  le  roi  de  France  quand  la  Guyenne 
cessa  d'appartenir  aux  Anglais.  C'est  Henri  II,  en 
1350,  qui  rendit  de  nouveau  la  mairie  de  Bordeaux 
élective,  en  restituant  à  cette  ville  les  privilèges 
qui  lui  avaient  été  enlevés  après  la  révolte  de  la 
Gabelle,  en  1548.  Nous  avons  déj|i  vu  que  Pierre 
Eyquem  fut  un  des  premiers  maires  nommés  de  celte 
manière.  Depuis  lors,  toutes  ses  anciennes  franchises 
avaient  fait  peu  à  peu  retour  au  Corps  de  ville,  et 
lorsque  Michel  de  Montaigne  fut  désigné  par  le 
suffrage  de  ses  concitoyens,  l'autorité  du  maire 
n'avait  plus  ta  souffrir  d'aucun  démembrement. 

En  fait,  les  fonctions  de  maire  devinrent  alors 
plus    honorifiques    qu'actives.    Pour   en    rehausser 


MONTAIGNK   MAIKE   DE   liOROEAUX.  55 

l'éclat,  les  Bordelais  les  avaient  confiées  à  des 
hommes  de  guerre,  Lansac,  Montferrand  ou  Biron, 
que  leur  devoir  de  veiller  à  la  tranquillité  du  pays 
éloignait,  fréquemment  de  Bordeaux.  Peu  à  peu 
ceux-ci  laissèrent  aux  jurats  tout  le  souci  de  la  police 
intérieure  de  la  cité,  se  contentant  de  figurer  dans 
les  cérémonies  publi({ues  entête  du  Corps  de  ville 
ou  de  prendre  en  mains  les  intérêts  de  Bordeaux 
quand  il  s'agissait  de  quelque  affaire  d'importance. 
La  réalité  de  l'administration  quotidienne  avait  ainsi 
été  dévolue  aux  jurats,  hien  que  le  pouvoir  du  maire 
n'eût  pas  été  amoindri.  Mais  les  Bordelais  aimaient 
les  pompes  municipales  ;  aussi  fallait-il  que  leurs 
élus  s'entourassent  de  magnificence  quand  ils  devaient 
se  montrer  en  public,  et  qu'ils  eussent  à  leur  tête 
quelque  personnage  de  marque.  «  Il  y  a  devant 
eux,  quand  ils  sont  en  corps,  relate  complaisamment 
la  Chronique  bourdeloise,  quarante  archers  du  cuet 
couverts  de  belles  casaques  d'écarlate,  et  tous  les 
officiers  de  la  ville  ;  Monsieur  le  Maire,  vêtu  d'une 
robe  de  velours  blanc  et  rouge,  avec  les  parements 
de  brocatelle,  marche  deux  ou  trois  pas  avant  les 
dits  sieurs  jurats,  et  iceux  sieurs  marchent  deux  à 
deux,  et  le  procureur  et  le  clerc  de  ville,  qui  sont 
du  corps  aussi,  de  même  au  dernier  rang,  avec  leurs 
robes  et  chapperons  de  damas  blanc  et  rouge.  Aux 
entrées  des  gouverneurs,  les  dites  robes  sont  de  satin 
blanc  et  rouge  ;  aux  entrées  des  rois,  de  velours 
blanc  et  rouge,  doublé  de  tafetas  rouge,  et  celle  de 
Monsieur  le  Maire  de  bi'ocatellr'  '.  »  Tel  est  le  décor 

1.  Supplément  des  chroniques  de  la  noble  ville  et  cité  de 
Roiirdrnus,  par  Jean  iJarna!.  Bordeaux,  1640,  in-4°,  1"  23  v°. 


56  MONTAIGXt;   ET  SES  AMIS. 

dans  lequel  on  peut  se  figurer  Montaigne  ;  il  montre 
tout  ensemble  la  vigueur  de  l'esprit  municipal  à  Bor- 
deaux et  aussi  l'éclat  que  de  semblables  représenta- 
tions avaient  pris.  Les  Bordelais  en  étaient  fiers  à  plus 
d'un  titre  et  se  plaisaient  à  cette  ostentation.  Peu 
de  cités  déployaient  autant  de  pompe,  et  le  chroni- 
queur bordelais  note  avec  complaisance  qu'  «  à  pré- 
sent cela  a  beaucoup  plus  de  lustre,  selon  le  jugement 
des  personnes  qui  ont  vu  les  autres  villes  ». 

Il  semble  donc  que  Montaigne  eût  pu  accepter 
sans  hésitation  la  désignation  de  ses  concitoyens, 
car  la  contrainte  qui  devait  en  résulter  pour  lui- 
même  ne  paraissait  pas  devoir  être  considérable. 
Mais,  outre  que  sa  santé  le  préoccupait,  il  redoutait 
d'enchainer  sa  liberté  de  quelque  manière  que  ce 
fût.  L'exemple  de  son  père,  qn'il  avait  eu  sous  les 
yeux,  l'en  détournait  davantage.  Dans  les  périodes 
troublées,  l'office  de  maire  pouvait,  en  effet,  entraî- 
ner de  périlleuses  responsabilités.  «  Toute  la  ville 
se  reposait  principalement  sur  lui,  »  comme  le  dit  la 
Chronique,  et  c'était  a  lui  d'apaiser  le  tumulte  ou  de 
pourvoir  à  la  sûreté  des  habitants.  Un  tel  devoir 
était  bien  fait  pour  effrayer  Montaigne,  d'autant  que 
l'administration  de  son  père  avait  causé  de  nombreux 
tracas  à  celui-ci.  A  l'époque  où  Pierre  Eyquem  fut 
appelé  à  la  mairie,  Bordeaux  était  encore  privé  de 
plusieurs  de  ses  droits,  comme  cité  rebelle.  Homme 
de  conscience,  le  nouveau  maire  n'avait  pas  accepté 
seulement  les  honneurs  de  la  charge  qu'on  lui  offrait; 
il  en  comprenait  aussi  les  dangers.  Il  s'était  promis 
de  se  dévouer  aux  intérêts  de  ses  compatriotes,  et  il 
le  fit  avec  tant  d'ardeur  que  sa  santé  en  fut  ébranlée. 


MONTAIGNE   MAIRE   DE  BORDEAUX.  S7 

S'il  admirait  la  noblesse  de  cet  exemple  domestique, 
dont  il  sentait  tout  le  prix,  Montaigne  ne  voulait  pas 
l'imiter.  Il  accepta  l'office  qu'on  lui  offrait,  mais  il 
prévint  ceux  qui  l'avaient  élu  du  choix  qu'ils  avaient 
fait.  «  A  mon  arrivée,  dit-il,  je  me  déchiffrai  fidèle- 
ment et  consciencieusement  tout  tel  que  je  me  sens 
être  :  sans  mémoire,  sans  vigilance,  sans  expérience 
et  sans  vigueur  ;  sans  haine  aussi,  sans  ambition,  sans 
avarice  et  sans  violence  :  à  ce  qu'ils  fussent  informés 
et  instruits  de  ce  qu'ils  avaient  à  attendre  de  mon 
service.  »  Et,  comme  le  souvenir  du  pèi'e  n'avait  pas 
nui  au  choix  du  fils,  Moniaiirne  eut  bien  soin  de 
prévenir  ses  compatriotes  qu'il  ne  comptait  pas 
prendre  sa  charge  si  à  cœur.  «  Je  leur  ajoutai  bien 
clairement,  nous  dit-il  lui-même,  que  je  serais  très 
marri  que  chose  quelcon(iue  fit  autant  d'impression 
en  ma  volonté,  comme  avaient  fait  autrefois  en  la 
sienne  (celle  de  son  père  leurs  affaires  et  leur  ville 
pendant  qu'il  l'avait  en  gouvernement,  en  ce  même 
lieu  auquel  ils  m'avaient  appelé.  »  De  la  sorte,  les 
Bordelais  se  trouvaient  bien  et  dûment  avertis.  Pour 
le  connaître,  ils  n'avaient  pas  à  attendre  leur  nou- 
veau maire  à  l'œuvre.  Voyons  cependant  comment 
il  réalisa  ce  pronostic. 

Les  premiers  temps  de  la  mairie  de  Montaigne 
furent  très  calmes.  Le  vent  était  à  la  conciliation 
des  |)artis,  et  le  maréchal  de  Matignon,  qui  avait 
succédé  à  Biron  comme  lieulenant-général  du  roi  en 
Guyenne,  n'était  pas  homme  à  exciter  les  passions 
dans  son  gouvernement.  Il  avait  beaucoup  de  finesse 
et  d'habileté,  et  sa  bravoure  ne  man(|uail  pas  de  tact. 
Brantôme,  (jui  n'aimait  pas   Matignon,   déclare   quQ 


58  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

celui-ci  «  balluit  froid  »  autant  que  Biron  «  battait 
chaud  »,  mais  il  reconnait  aussi  que  «  c'était  le  capi- 
taine le  mieux  né  et  acquis  à  la  patience  »  qu'il  eût 
jamais  vu.  Soldat  heureux  autant  que  politique 
consommé,  Matignon  avait  été  de  bien  des  façons 
mêlé  aux  affaires  de  son  temps  et  s'était  distingué 
par  son  courage  et  par  sa  réserve.  C'était  donc  bien 
l'homme  qu'il  fallait  pour  essayer  de  pacifier  la 
Guyenne;  nul  n'y  pouvait  travailler  nn'eux  que  lui. 
Comment  s'y  employa-t-il  et  pourquoi  ses  efforts 
demeurèrent-ils  impuissants?  Nous  le  saurons  en 
détail  quand  la  correspondance  du  maréchal  aura 
été  mise  au  jour  '.  Les  documents  qui  émanent  de 
lui,  nous  feront  mieux  connaître  Matignon,  et  préci- 
seront les  traits  dominants  de  son  caractère  :  sa 
prudence  habile,  son  courage  plein  de  ressources. 
Tel  que  nous  le  connaissons,  nous  pouvons  dire 
que  son  rôle  en  Guyenne  fut  le  plus  conciliant  qu'il 
put.  C'en  était  assez  pour  que  Montaigne  secondât 
Matignon  dans  toute  la  mesure  de  sa  charge  et 
s'attachât  à  lui  avec  une  déférence  affectueuse.  Tous 
deux  s'étaient  rencontrés  déjà  au  siège  de  la  Fére. 
.l'ignore  s'ils  y  avaient  noué  des  relations  étroites. 
Quand  les  devoirs  de  leurs  destinées  les  rappro- 
chèrent de  nouveau,  ils  agirent  toujours  de  concert 
pour  faire  triompher  la  concorde  et  la  paix. 

Pendant  les  premiers  temps  de  sa  mairie,  on   ne 
suit  guère  la  trace  de  Montaigne.  Les  documents  se 


1.  Elle  est  conservée  tout  entière  dans  les  archives  princières 
de  Monaco,  et  la  publication  doit  en  être  entreprise  à  brève 
échéance. 


MONTAIGNE   MAIHE   DE   BORDEAUX.  59 

taisent,  apparemment  parce  qu'ils  n'ont  rien  à  enre- 
gistrer et  que  les  événements  se  déroulent  dans  un 
ordre  naturel.  Quand  on  rencontre  le  nom  du 
nouveau  maire,  c'est  pour  l'accomplissement  d'un 
office  de  courtoisie  relovant  de  sa  charge.  Le  jeudi 
8  février  1582,  il  vient  à  Cadillac,  accompagné  des 
jurats,  saluer  le  roi  et  la  reine  de  Navarre,  qui  s'y 
trouvaient  de  passage  •.  Marguerite  quittait  alors  la 
cour  de  son  mari,  où  elle  devait  si  peu  reparaître, 
pour  se  rendre  à  la  cour  de  France,  et  Henri  de 
Navarre  la  conduisait  jusqu'en  Poitou,  où  la  reine- 
mère  viendrait  à  la  rencontre  de  sa  fille.  Ce  même 
jour,  le  roi  et  la  reine  de  Navarre  tinrent  sur  les 
fonts  baptismaux  une  fille  du  comte  de  Gurson,  fils 
du  marquis  de  Trans,  l'ami  de  Montaigne,  puis  le  len- 
demain vendredi,  dans  l'après-dînée,  ils  reprirent 
leur  route  vers  Coutras  et  Saint-Jean-d'Angély. 

Quelques  jours  auparavant,  le  vendredi  26  jan- 
vier 1582,  Montaigne  assistait  également,  en  sa 
qualité  de  maire,  à  la  séance  solennelle  d'ouverture 
de  la  nouvelle  Cour  de  Justice  de  Guyenne  que  le 
roi  avait  instituée  à  Bordeaux.  Un  article  de  la 
convention  signée  au  Fleix  par  le  duc  d'Anjou  et 
Henri  de  Navarre  portait,  en  effet,  qu'il  serait  établi 
à  Bordeaux  une  Chambre  de  Justice  composée  de 
membres  tirés  des  autres  parlements  du  royaume  et 
du  Grand  Conseil,  au  nombre  de  quatorze,  y  com- 
pris deux  présidents,  un  avocat  général  et  un  pro- 


\.  Journal  de  François  de  Syrueilh,  chanoine  de  Saint- 
André  de  Bordeaux,  archidiacre  de  Blaije  (dans  les  Archive^ 
historiques  de  la  (iironde.  t.  XIII,  p.  336\ 


GO  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

cureur  général,  et  chargés  de  juger  définitivement 
toutes  causes,  procès,  différents  et  contraventions 
concernant  le  dernier  Édit  de  pacification,  dont  la 
connaissance  avait  précédemment  été  attribuée  à  la 
Chambre  tripartie  du  Parlement,  c'est-à-dire  compre- 
nant un  tiers  de  membres  protestants.  C'était  une 
atteinte  aux  prérogatives  du  Parlement  de  Bordeaux. 
Malgré  les  démarches  de  celui-ci,  cette  nouvelle 
Cour  de  Justice  arriva  à  Bordeaux  au  commencement 
de  io82  et  s'y  installa  solennellement  dans  le 
couvent  des  Jacobins.  Elle  était  formée  d'hommes 
distingués  et  choisis  avec  soin,  dont  les  plus  émi- 
nents  étaient  le  président  Pierre  Séguier,  les 
conseillers  Claude  Dupuy,  Jacques-Auguste  de 
Thou,  Michel  Hurault  de  l'Hospital,  petit-fils  du 
grand  chancelier  et  gendre  du  président  de  Pibrac, 
l'avocat  général  Antoine  Loisel  et  le  procureur 
général  Pierre  Pithou.  C'est  Antoine  Loisel  qui 
parla  dans  la  séance  d'ouverture.  Il  y  prononça  une 
remontrance  intitulée  De  Vœil  des  rois  et  de  la 
justice;  Montaigne,  qui  l'entendit,  prit  plaisir  à  la 
noblesse  de  son  langage  et  lui  fit  compliment  de  la 
modération  de  ses  sentiments.  C'est  bien  la  modé- 
ration que  les  juges  de  la  Cour  devaient  préclier  en 
Guyenne,  en  essayant  d'y  faire  triompher  la  légalité. 
On  avait  désigné  pour  cela  des  magistrats  zélés 
pour  le  bien  public,  droits  et  intégres,  fermes  et 
conciliants.  Des  hommes  aussi  distingués  s'empres- 
sèrent de  rechercher  la  société  de  Montaigne,  dont 
la  renommée  était  déjà  éclatante.  ïl  se  lia  de  la  sorte 
a-vec  Antoine  Loisel  et  Pierre  Pithou,  car  on  ne 
pouvait  guère  être  l'ami  de  l'un  sans  devenir  l'aini 


MONTAIGNE   MAIRE  DE  BORDEAUX.  61 

de  l'autre,  avec  les  conseillers  Claude  Dnpny  et 
Jacques-Auguste  de  Thou,  qui  rassemblait  alors  les 
matériaux  de  sa  grande  histoire.  De  Thou  lui-même 
en  rend  le  témoignage  ;  il  reconnaît  qu'il  «  tira  bien 
des  lumières  de  Michel  de  Montaigne,  alors  maire 
de  Bordeaux,  homme  franc,  ennemi  de  toute  con- 
trainte, et  qui  n'était  entré  dans  aucune  cabale  ; 
d'ailleurs  fort  instruit  de  nos  affaires,  principalement 
de  celles  de  la  Guyenne,  sa  patrie,  qu'il  connaissait 
à  fond  »  '. 

Cette  juridiction  nouvelle  était  destinée  à  «  purger 
les  provinces  et  rendre  justice  à  un  chacun  sur  les 
lieux  ».  On  espérait  désarmer  les  partis  en  attribuant 
à  chacun  ce  qui  lui  était  dû  et  en  faisant  respecter 
la  loi  par  tous.  Il  n'en  fut  rien  :  non  par  la  faute  des 
magistrats,  dont  la  compétence  était  haute  et  l'im- 
partialité hors  de  conteste,  mais  parce  que  cette 
facilité  de  plaider  éveilla  les  instincts  processifs  des 
habitants  et  fit  naître  bien  des  contestations  qui 
n'eussent  pas  été  soulevées  si  elles  avaient  dû  se 
trancher  moins  aisément.  Le  nombre  des  affaires 
ainsi  entamées  fut  considérable  et  les  magistrats 
firent  preuve  de  zèle  en  les  examinant  avec  soin.  Il 
n'est  guère  de  personnage  en  vue  à  cette  époque  qui 
n'ait  été  appelé  devant  eux.  Montaigne,  lui  aussi,  fut 
du  nombre.  Dans  un  volume  en  parchemin  qui 
contient  le  Registre  des  dépôts  des  procès  civils  et 
criminels  faits  au  greffe  de  la  Chambre  de  Justice 


1.  Mémoires  de  la  vie  de  Jacques-Auguste  de  Thou,  con- 
seiller d'Etat  et  président  à  mortier  au  Parlement  de  Paris 
(traduits  du  latin  en  français).  Uolterdam,  1711,  in-4",  p.  58. 


62  MONTAlGNb;   ET   SES  AMIS. 

pendant  le  cours  de  ses  quatre  sessions  en  Guyenne, 
on  voit  inscrit,  sous  la  date  du  25  mai  1582,  un 
procès  ainsi  spécifié  :  Pour  Bertrand  de  Strasboury 
contre  Michel  de  Montaigne^.  Quel  était  le  deman- 
deur et  que  réclamait-il  ?  Montaigne  était-il  défen- 
deur en  son  nom  personnel  ou  comme  maire  de 
Bordeaux  ?  Je  l'ignore,  car  aucune  autre  indication 
n'accompagne  celte  mention.  Il  convient  pourtant 
de  la  relever.  Serait-ce  là  une  trace  sommaire  d'une 
unique  contestation  survenue  à  ce  grand  ennemi  de 
la  chicane  ?  Montaigne  se  vantait  de  n'avoir  jamais 
eu  de  procès  et  préférait  un  mauvais  arrangement 
à  un  débat  juridique.  Peut-être  transigea-t-il  avec 
son  adversaire,  par  horreur  de  la  discussion  ?  En 
tout  cas,  la  procédure  entamée  eut  quelque  impor- 
tance, à  en  croire  un  petit  renseignement  supplé- 
mentaire indiquant  que  les  pièces  remplissaient 
quatre  sacs  à  procès.  Peut-être  encore  que  c'était 
là  une  des  préoccupations  de  Montaigne  lorsqu'il 
écrivait  la  lettre  datée  du  21  mai  de  la  même  année, 
que  nous  avons  citée  plus  haut  et  qu'il  adressait  aux 
jurats  de  Bordeaux. 

Aux  termes  de  l'édit  qui  les  organisait  en  Cour  de 
Justice,  les  magistrats  envoyés  en  Guyenne  devaient 
«  servir  deux  ans  entiers  au  dit  pays  »  et  changer 
«  de  lieu  et  séance  de  six  mois  en  six  mois  ».  C'est 
pour  obéir  à  cette  injonction  que,  lorsque  la  période 
réglementaire  de  leur  séjour  à  Bordeaux  fut  écoulée, 
ils  se  rendirent  à  Agen,  puis  à  Périgueux  et  enfin  à 

1.  E.  Brives-Gazes,  La  Chambre  de  Justice  de  Guyenne 
en  1383-1384,  Bordeaux,  1874,  p.  4,  note  1. 


MONTAIGNE   MAIRE   DE   BORDEAUX.  63 

Saintes.  La  séance  de  clôture  de  leurs  trnvaux,  à 
Bordeaux,  eut  lieu  le  22  août  1582,  et  elle  fut  aussi 
solennelle  que  l'avait  été  l'audience  d'ouverture. 
Comme  au  début,  Antoine  Loisel  y  prit  la  parole  : 
il  continua  à  parler  de  la  justice,  mais  il  rendit, 
en  traitant  son  sujet,  un  hommage  particulier  à 
cette  Guyenne  qu'il  avait  appris  à  connaître  et  aux 
hommes  de  loi  qu'elle  avait  produits.  Il  salua  les 
noms  des  magistrats  éminents  qui  en  étaient  origi- 
naires :  Ranconnet,  Bouhier,  La  Chassaigne,  Ferron, 
Alesme,  Mal  vin,  La  Boétie,  Montaigne,  et  d'autres 
qu'il  énumère  avec  complaisance.  Un  tel  langage 
dut  charmer  Montaigne,  d'autant  que  l'orateur  sem- 
blait faire  une  allusion  plus  prolongée  à  lui.  «  Encore 
qu'aucuns  des  dessus  dits  ne  soient  points  natifs  de 
Bordeaux,  disait  Loisel,  si  les  puis-je  néanmoins 
appeler  Bordelais,  selon  les  lois  et  statuts  de  la  ville, 
en  ce  qu'à  l'exemple  des  deux  plus  célèbres  villes 
du  monde,  Rome  et  Athènes,  vous  n'estimez  pas 
moins  vos  bourgeois  allectos  in  civitatem  vestram^ 
que  sont  les  propres  et  originaires  citoyens  natifs  en 
icelle,  les  faisant  tous  également  participer  et  leur 
communiquant  vos  principaux  honneurs  de  mairie, 
jurades  et  autres  dignités  et  offices  de  la  ville.  » 

Faire  entendre  en  même  temps  que  Montaigne 
était  tout  ensemble  maire  de  Bordeaux  et  citoyen 
romain,  on  ne  pouvait  tourner  un  plus  aimable 
compliment  !  Rien  ne  nous  indique  que  Montaigne 
ait  assisté  à  l'audience  où  Se  tint  un  langage  si 
llatteur  pour  lui.  Aussi,  |)ar  un  surcroit  d'attention, 
Loisel,  adressa-t-il  sa  harangue  à  Montaigne  avec 
une  lettre  plus  expresse  encore,  et,    quand    il    l'im- 


64  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

prima,  il  la  lui  dédia  '.  «  Monsieur,  disait  alors  Loisel 
à  Montaigne,  si  vous  prîtes  quelque  contentement 
d'ouir  ce  que  je  dis  à  l'ouverture  de  notre  première 
séance,  comme  vous  m'en  fites  dès  lors  quelques 
démontrances,  j'espère  que  vous  en  recevrez  autant 
ou  plus  en  lisant  ce  que  je  vous  envoie  avec  la 
présente.  D'autant  mèmement  que  vous  y  trouverez 
plus  de  particularités  de  vos  ville  et  pays  de  Bor- 
delois.  Comme  de  fait  je  ne  saurais  à  qui  mieux 
adresser  cette  clôture  qu'à  celui  qui  étant  maire  et 
l'un  des  premiers  magistrats  de  Bordeaux  est  aussi 
l'un  des  principaux  ornements  non  seulement  de  la 
Guyenne,  mais  aussi  de  toute  la  France,  je  vous 
prie  donc  la  recevoir  d'aussi  bon  cœur  que  je  vous 
l'envoie.  » 

Cet  hommage  spontané,  venant  d'un  homme  si 
éclairé,  toucha  grandement  Montaigne.  Il  ne  voulut 
pas  demeurer  en  reste  de  politesse,  et,  quelques 
années  plus  tard,  lorsqu'il  donna  une  nouvelle 
édition  des  Essais,  il  ne  manqua  pas  d'en  adresser 
un  exemplaire  à  Loisel.  Lui  aussi  mit  en  tête  le 
témoignage  de  sa  gratitude  et  il  écrivit  ces  lignes^, 

1.  Antoine  Loisel,  De  l'œil  des  rois  et  de  la  justice.  Paris, 
Langelier,  1395.  in-S".  La  dédicace  est  placée  à  la  fin  de  la 
brochure.  On  la  retrouve  également  dans  le  recueil  de  ses 
harangues  que  Loisel  publia,  en  1603,  sous  le  titre  de  La 
Guyenne,  mais  elle  y  est  insérée  de  telle  sorte  qu'on  peut 
croire  qu  elle  s'applique  à  la  troisième  harangue,  tandis  qu'elle 
concerne  la  seconde. 

2.  Cette  dédicace  manuscrite  et  autographe  se  lit  en  tête  d'un 
précieux  exemplaire  des  Essais  i^édition  de  1388),  qui,  après 
avoir  fait  partie  des  livres  de  M.  de  Lignerolles,  est  actuelle- 
ment conservé  dans  la  bibliothèque  d'un  amateur  bordelais, 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  65 

qui  rappellent  le  passé  :  «  C'est  mal  se  revancher  des 
beaux  présents  que  vous  m'avez  fait  de  vos  labeurs, 
mais  tant  y  a  que  c'est  me  revancher  le  mieux  que 
je  puis.  Monsieur,  prenez,  pour  Dieu,  la  peine  d'en 
feuilleter  quelque  chose,  quelque  heure  de  votre 
loisir,  pour  m'en  dire  votre  avis,  car  je  crains  d'aller 
en  empirant  ».  La  revanche  de  Montaigne  était  aussi 
flatteuse  que  la  dédicace  de  Loisel. 

Revenons  à  la  mairie  de  Montaigne.  Je  me  suis 
attardé  à  cet  échange  de  bons  procédés  parce  qu'il 
est  un  trait  des  mœurs  des  hommes  érudits  d'alors  : 
le  langage  respectueux  de  Loisel  montre  la  haute 
considération  dont  on  entourait  l'auteur  des  Essais, 
la  réponse  bienveillante  de  celui-ci  prouve  qu'il 
n'était  pas  oublieux  des  offices  courtois  qu'on  lui 
rendait.  En  sa  qualité  de  maire,  Montaigne  alla  à 
Paris,  à  cette  époque,  pour  une  mission  dont  je  ne 
saurais  préciser  ni  la  date  ni  l'objet.  La  Chronique 
bourdeloise,  qui  enregistre  ce  fait,  dit  simplement  : 
«  Monsieur  de  Montaigne,  maire,  envoyé  en  cour 
pour  les  affaires  de  la  ville,  avec  amples  mémoires 
et  instructions.  »  Quel  était  le  but  de  cette  démarche  ? 
quel  en  fut  le  résultat?  Sans  nul  doute  il  s'agissait 
d'obtenir  quelque  exemption  pour  la  ville  ou  la 
confirmation  d'un  avantage.  Qu'est-ce  que  Montaigne 
était  chargé  d'obtenir  ?  Y  réussit-il  ?  Faut-il  attribuer 
à  ses  efforts  la  confirmation  des  privilèges  des  bour- 
geois, de   Bordeaux  que  le  roi   Henri   III  signa,  en 


M.  Henri  Bordes.  —  Voy.  la  notice  que  le  D""  Payen  a  consa- 
crée à  ce  volume  dans  ses  Recherches  sur  Montaigne,  \ï°  4. 
Paris,  1856,  in-8°. 

MONTAIGNE   II.  5 


66  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

juillet  1583,  à  la  demande  du  maire  et  des  jurais  de 
la  ville?  Rien  ne  contredit  à  cette  hypothèse,  qui 
parait  vraisemblable,  mais  rien  aussi  ne  spécifie  le 
rôle  que  Montaigne  put  bien  jouer  en  tout  ceci. 

Mentionnons  encore  un  autre  détail  qui  a  son 
importance,  bien  qu'il  ne  nous  soit  pas  entièrement 
connu.  On  lit  le  passage  suivant  dans  une  lettre 
qu'Henri  III  adressait  à  Matignon,  le  9  mai  1383: 
«  Combien  que  la  permission  qui  a  été  expédiée  au 
maiie  de  Bordeaux  de  bâtir  sur  la  place  qu'il  prétend 
lui  appartenir  près  de  mon  château  Trompette  ait  été 
faite  en  conséquence  des  précédentes,  toutefois  ayant 
vu  le  mémoire  que  m'a  présenté  le  baron  de  Vaillac 
sur  ce  fait,  et  considéré  aussi  ce  qu'il  m'en  a  repré- 
senté de  bouche,  j'ai  estimé  devoir,  pour  le  bien  de 
mon  service  et  la  sûreté  du  dit  château,  duquel 
dépend  celle  de  ma  dite  ville  de  Bordeaux,  surseoir 
l'exécution  de  la  dite  permission,  jusqu'à  ce  que  j'aie 
encore  informé  plus  particulièrement  et  au  vrai  de 
la  conséquence  d'iceile.  Au  moyen  de  quoi  vous 
défendrez  de  ma  part  au  dit  maire  de  s'en  aider 
jusqu'à  ce  que  j'en  aie  autrement  ordonné,  et  m'en- 
voyerez  un  plan  fait  au  vrai  du  dit  château  et  de  la 
dite  place,  où  'a  distance  qui  est  entre  l'un  de  l'autre 
sera  spécifiée  ;  et  me  manderez  aussi  ce  qu'il  vous 
semble  qui  s'en  doit  faire,  et  si  le  contenu  au  mémoire 
présenté  par  le  dit  baron  de  Vaillac  est  véritable  et 
si  vous  jugez  qu'il  fût  à  propos  de  révoquer  la  dite 
permission  de  bâtir  en  la  dite  place.  Je  serai  content 
l'acheter  du  dit  maire,  afin  qu'il  n'ait  occasion  de 
se  plaindre,  car  je  ne  désire  lui  faire  aucun  tort; 
partant  vous  lui  en  pourrez  faire  ouverture,  si  vous 


MONTAIGNE   MAIRE   DE   BORDEAUX.  67 

jugez  qu'il  soit  besoin,  et  me  manderez  sa  réponse  K  » 
Comment  ce  différend  se  régla-t-il  ?  Nous  verrons 
quelle  fut  la  réponse  de  Matignon.  C'était  là  une  des 
difticultés  qui  surgissaient  parfois  entre  le  maire  de 
Bordeaux  et  le  gouverneur  du  château  Trompette. 
Pendant  que  la  ville  était  privée  de  ses  privilèges, 
le  gouverneur  du  château  Trompette  avait  été  investi 
de  prérogatives  exceptionnelles,  comme  celle,  par 
exemple,  de  garder  les  clés  de  la  ville,  qui  étaient 
auparavant  entre  les  mains  du  maire  et  des  jurais. 
Pour  rendre  ces  droits  au  Corps  de  ville,  souvent  il 
fallait  donc  en  priver  le  capitaine  du  château,  et  cela 
n'allait  pas  sans  peine.  Le  baron  de  Vaillac, 
notamment,  n'était  pas  homme  à  se  laisser  dépouiller 
sans  défense.  Plein  de  ressources,  il  mettait  tout  en 
œuvre  pour  sauvegarder  ses  intérêts.  Nous  verrons 
un  peu  plus  tard,  à  la  fin  de  la  mairie  de  Montaigne, 
comment  s'acheva,  assez  piteusement,  l'exercice  de  ce 
gouverneur  du  château  Trompette. 

Les  pouvoirs  de  Montaigne,  comme  maire,  arri- 
vaient à  expiration  le  31  juillet  1583,  c'est-à-dire  au 
moment  où  le  roi  confirmait,  à  la  demande  du  maire 
etdesjurats,  les  privilèges  des  bourgeois  de  Bordeaux. 
De  perpétuelle  qu'elle  était  à  l'origine,  Henri  II,  en 
la  rétablissant,  avait  fait  bisannuelle  la  chariïe  de 
maire  de  Bordeaux.  Élu  le  1*""  août  1381,  Montaigne 
é'.ait  donc  soumis  à  une  élection  nouvelle,  car  le 
maire  sortant  pouvait  être  continué  dans  ses  fonc- 
tions. Il  fut  réélu  ;  le  maréchal  de  Biron  avait  précé- 
demment eu  cet  honneur  ;  il  en  fut  de  même  pour 

1.  Bibliothèque  nationalts  Cabinet  des  Manuscrits,  Fonds 
français,  n»  3337,  f"  3,  V. 


68  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Montaigne.  En  définitive,  il  avait  rempli  soigneuse- 
ment son  office.  Les  temps,  à  la  vérité,  étaient  relati- 
vement calmes,  mais  Montaigne  avait  su  défendre, 
quand  il  en  était  besoin,  les  intérêts  de  la  cité  qu'il 
dirigeait  ;  il  ne  s'était  pas  refusé  aux  démarches 
nécessaires  pour  assurer  la  sauvegarde  de  ses  fran- 
chises. Montaigne  méritait  donc  d'être  maintenu  à  un 
poste  qu'il  occupait  avec  plus  de  conscience  qu'il 
n'avait  promis  d'en  montrer.  Son  amour  du  repos 
avait  été  mis  à  une  moins  dure  épreuve  qu'il  ne  le 
redoutait  au  début;  aussi  accepta-t-il  sans  contrainte 
cette  nouvelle  marque  de  confiance  de  ses  conci- 
toyens K 

Cette  deuxième  élection  de  Montaigne  fut  pourtant 
attaquée.  Quelques  mécontents  se  plaignirent,  non 
tant  de  Montaigne  que  des  jurais  dont'  la  nomination 
avait  coïncidé  avec  la  sienne.  Ils  adressèrent  au  roi 
une  requête  «  tendant  à  ce  que  l'élection  faite  le 
premier  jour  d'août  de  la  personne  du  sieur  de 
Montiigne,  pour  être  continué  maire  de  la  dite  ville 
les  deux  années  prochaines  après  l'avoir  été  les  deux 
précédentes,  et  que  l'élection  aussi  faite  le  même  jour 
des  personnes  des  sieurs  de  Budos,  de  Lapeyre  et 
Claveau  pour  être  nouveaux  jurais  de  la  dite  ville 

1.  Menlionnons,  pour  être  complet,  un  fragment  d'inscrip- 
tion, datée  de  1581,  où  te  nom  de  Montaigne  est  mêlé  à  ceux 
des  jurais.  Découverte  en  1864,  la  plaque  de  marbre  qui  le 
contient  fait  actuellement  partie  du  Musée  lapidaire  de  Bor- 
deaux ;  une  moitié  seulement  en  ayant  été  sauvée,  elle  est 
trop  incomplète  pour  qu'on  puisse  déterminer  à  quelle  occasion 
elle  fut  posée.  Voy.  Compte  rendu  des  travaux  de  la  Com- 
mission des  monuments  et  documents  historiques  de  la 
Gironde  {exercice  1862  à  i864).  Bordeaux,  1865,  in-8°,  p.  G9. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  GO 

seront  l'une  et  l'autre  déclarées  nulles  et  abusives,  et 
comme  telles  cassées  et  annulées,  et,  ce  fait,  être 
procédé  à  nouvelle  élection  d'autres  maire  et  jurats 
de  ladite  ville  '.  »  Henri  III  consulta  son  Conseil 
d'État  sur  cette  prétention,  et,  comme  les  moyens 
invoqués  contre  Montaigne  étaient  mal  fondés,  les 
membres  du  Conseil  s'empressèrent  de  demander  que 
le  maire  de  Bordeaux  fût  mis  hors  de  cause.  Ils 
proposèrent  son  maintien  au  roi,  «  bien  estimant, 
dit  la  délibération,  pour  aucunes  bonnes  considéra- 
tions qu'il  sera  bon  que  l'élection  du  dit  Montaigne 
pour  cette  fois  demeure  confirmée  et  lui  continué  en 
la  dite  charge  de  maire,  les  deux  ans  qui  lui  sont 
prorogés,  sans  ce  tirer  à  conséquence,  défendant 
aux  habitants  de  Bordeaux  de  plus  user  de  semblables 
prorogations  en  l'élection  dudit  maire  outre  et  par 
dessus  les  deux  ans  qui  sont  à  ce  préfixés  par  l'ordon- 
nance du  feu  roi  Henri  en  l'an  1550,  sinon  que  par 
expresse  concession  de  Sa  Majesté  il  leur  fut  permis 
en  user  ainsi.  » 

Quant  aux  jurais  attaqués,  le  Conseil  d'État 
décidait,  le  4  février  1584,  qu'ils  devaient  être  assi- 
gnés devant  lui  pour  être  entendus,  et  le  roi,  par 
un  mandement  signé  le  même  jour  à  Saint-Germain- 
en-Laye,  leur  ordonnait  d'obéir  à  cette  injonction 
et  leur  défendait,  en  attendant,  «  de  s'immiscer  en 
ladite  charge  de  jurats  ».  Ceux-ci  voulurent  députer 
à  la  cour  le  procureur-syndic  de  la  \ille  pour  y 
défendre  leurs  intérêts,  mais  le  maréchal  de  Mati- 
gnon jugea  bon  de  ne  permettre  à  personne  d'oban- 

1.  Alphonse  Griin,  La  vie  publique  de  Montaifjne,  étude 
biographique.  Paris,  1855,  in-8",  p.  256. 


70  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

donner  son  poste  à  Bordeaux.  Le  clerc  de  ville  de 
Pichon  se  contenta  d'adresser  au  roi,  au  nom  ou 
Corps  de  ville,  une  requête  exposant  que  les  statuts 
avaient  été  parfaitement  observés  à  l'élection  des 
jurats  mis  en  cause  et  que  le  service  public  souffrait 
grandement  de  leur  suspension  K  Consulté  à  cet 
égard,  le  maréchal  de  Matignon  prit  la  défense  des 
jurats  de  Bordeaux,  et  l'affaire  parait  s'être  terminée 
peu  après  à  la  satisfaction  des  intéressés  -. 

La  période  qui  s'ouvrait  ainsi  pour  Montaigne  fut 
plus  agitée  que  la  précédente.  Les  premiers  mois 
furent  encore  tranquilles,  mais  les  partis  commen- 
çaient à  se  remuer.  Les  impôts  surtout  étaient  mal 
répartis,  et,  partant,  rentraient  fort  mal.  Le  peuple 
se  plaignait.  Moins  d'un  mois  après  sa  réélection,  le 
31  août  1383,  Montaigne  devait,  de  concert  avec 
les  jurats,  adresser  au  roi  une  remontrance  qui 
prouve  clairement  que  le  mal  empirait  à  Bordeaux 
et  aussi  dans  le  ressort  de  la  sénéchaussée  de 
Guyenne.  Au  milieu  de  réclamations  particulières, 
sur  lesquelles  nous  reviendrons,  il  lui  fallait  pré- 
senter  quelques    considérations   générales    sur    les 

1.  Requête  du  5  mars  1584.  Bibliothèque  nationale,  cabinet 
des  manuscrits,  collection  de  Harlay,  n"  3297,  f"  154.  —  Griin. 
La  Vie  publique  de  Montaigne,  p.  258. 

2.  Lettres  de  Nicolas  de  Neufville,  seigneur  de  Villeroy, 
ministre  et  secrétaire  d'Etat,  écrites  à  Jacques  de  Matignon, 
maréchal  de  France,  depuis  l'année  loSI  jusquen  l'année 
io96.  Montélimar,  in- 12,  xxxvi'  lettre,  p.  100.  et  xxxviiMet- 
tre,  p.  103.  —  Rectiflons  une  hypothèse  erronée  de  Griin.  S'il 
n'est  plus  question,  dans  les  lettres  de  Villeroy,  d'un  jurât,  le 
sieur  de  Budos,  c'est  parce  qu'il  mourut  à  la  fin  de  mars  ou 
au  commencement  d'avril  de  la  même  année. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  71 

besoins  du  pays,  et  il  le  fit  dans  un  langage  plein 
de  dignité  et  d'un  véritable  amour  du  bien  public. 
Nous  reproduirons  ici  quelques-uns  de  ces  passages 
qui  font  honneur  à  celui  qui  les  a  signés  et  prouvent 
combien  il  savait  prendre  à  cœur  l'intérêt  de  ses 
concitoyens.  «  En  premier  lieu,  jaçoit  que  ^  par  les 
ordonnances  anciennes  et  modernes  de  Votre  Majesté, 
conformes  à  la  raison,  -toutes  impositions  doivent 
être  faites  également  sur  toutes  personnes,  le  fort 
portant  le  faible,  et  qu'il  soit  très  raisonnable  que 
ceux  qui  ont  les  moyens  plus  grands  se  ressentent 
de  la  charge  plus  que  ceux  qui  ne  vivent  qu'avec 
hasard  et  de  la  sueur  de  leur  corps,  toutefois  il 
serait  advenu,  puis  quelques  années  et  même  en  la 
présente,  que  les  impositions  qui  auraient  été  faites 
par  votre  autorité,  outre  le  taillon  et  cens  et  gages 
des  présidiaux,  tant  pour  les  extinctions  de  la  traite 
foraine  et  subvention,  réparation  de  la  tour  de 
Cordouan,  paiement  de  la  Chambre  de  Justice  et 
frais  de  l'armée  de  Portugal,  suppression  des  élus, 
que  reste  des  années  précédentes,  les  plus  riches  et 
opulentes  familles  de  ladite  ville  en  auraient  été 
exemptes  pour  le  privilège  prétendu  par  tous  les 
officiers  de  justice  et  leurs  veuves,  officiers  de  vos 
finances,  de  l'élection,  vice-sénéchaux,  lieutenants, 
officiers  de  la  vice-sénéchaussée,  officiers  domes- 
tiques de  Votre  Majesté  et  des  roi  et  reine  de 
Navarre,  officiers  de  la  chancellerie,  de  la  moimaie, 
de  l'artillerie,  montepaie  des  châteaux  et  avitailleurs 
d'iceux,  et,  d'abondant,  par  arrêt  de  votre  cour  du 
Parlement  sollennellement  prononcé  le  fi"  jour  d'avril 
1.  Jaçoit  que,  déjà  soit  que,  bien  qu'il  soit  que. 


72  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

de  la  présente  année,  tous  les  enfants  des  présidents  et 
conseillers  de  votre  cour  auraient  été  déclarés  nobles 
et  non  sujets  à  aucune  imposition.  De  sorte  que, 
désormais,  quand  il  conviendra  imposer  quelque 
dace  ou  imposition,  il  faudra  qu'elle  soit  portée  par 
le  moindre  et  le  plus  pauvre  nombre  des  habitants 
des  villes,  ce  qui  est  du  tout  impossible,  si  par  Votre 
Majesté  il  n'y  est  pourvu  de  remèdes  convenables, 
comme  les  dits  maire  et  jurais  l'en  requièrent  très 

humblement Comme   par  la  justice  les  rois 

régnent  et  que  par  icelle  tous  états  sont  maintenus, 
aussi  il  est  requis  qu'elle  soit  administrée  gratuite- 
ment et  à  la  moindre  foule  du  peuple  que  faire  se 
peut.  Ce  que  Votre  dite  Majesté  connaissant  très 
bien  et  désirant  retrancher  la  source  du  principal 
mal  aurait  par  son  édit  très  saint  prohibé  toute 
vénalité,  d'offices  de  judicature,  toutesfois,  pour 
l'injure  du  temps,  la  multiplication  des  officiers  serait 
demeurée,  en  quoi  le  pauvre  peuple  est  grandement 
travaillé,  et  même  en  ce  que,  puis  un  an  en  ça,  les 
clercs  des  greffes  en  la  dite  ville  et  sénéchaussée 
auraient  été  érigés  en  titre  d'office  avec  augmentation 
de  salaire  ;  et,  ores  que  du  commencement  il  n'y  eût 
apparence  de  grande  altération  au  bien  public,  tou- 
tesfois il  y  a  été  connu  depuis  et  se  voit  journelle- 
ment que  c'est  une  des  grandes  foulles  et  surcharges 
au  pauvre  peuple  qu'il  ait  souffert  piéça  :  d'autant 
que  ce  qui  ne  coûtait  que  un  sol  en  coûte  deux,  et, 
pour  un  greffier  qu'il  fallait  payer,  il  en  faut  payer 
trois,  savoir  est  :  le  greffier,  le  clerc  et  le  clerc  du 
olerc  ;  de  façon  que  les  pauvres,  comme  n'ayant  le 
moyen  de  satisfaire  à  tant  de  dépenses,  sont  contraints 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX. 


73 


le  plus  souvent  quitter  la  poursuite  de  leurs  droits, 
et  ce  qui  devrait  être  employé  à  l'entreténement  de 
leurs  familles  ou  à  subvenir  aux  nécessités  publiques, 
est,  par  ce  moyen,  déboursé  pour  assouvir  l'ambition 
de  certains  particuliers,  au  dommage  du  public — 
Et,  de  tant  que  la  misère  du  temps  a  été  si  grande, 
puis  le  malheur  des  guerres  civiles,  que  plusieurs 
personnes  de  tous  sexes  et  qualités  sont  réduites  à  la 
mendicité,  de  façon  qu'on  ne  voit  par  les  villes  et 
champs  qu'une  multitude  effrénée  de  pauvres,  ce  qui 
n'adviendrait  si  l'édit  fait  par  feu  de  bonne  mémoire 
le  roi  Charles,  que  Dieu  absolve,  était  gardé,  conte- 
nant que  chaque  paroisse  serait  tenue  nourrir  ses 
pauvres,  sans  qu'il  leur  fût  loisible  de  vaguer 
ailleurs.  A  cette  cause,  pour  remédier  à  tel  désordre 
et  aux  maux  qui  en  surviennent  journellement,  plaira 
à  Votre  Majesté  ordonner  que  le  dit  édit,  qui  est 
vérifié  en  vos  cours  de  Parlement,  sera  étroitement 
gardé  et  observé,  avec  injonction  à  tous  sénéchaux 
et  juges  des  lieux  de  tenir  la  main  à  l'observation 
d'icelui,  et  que,  en  outre,  les  prieurs  et  administra- 
teurs des  hôpitaux,  lesquels  sont  la  plupart  de  fonda- 
tion royale,  qui  sont  dédiés  pour  la  nourriture  des 
j)élerins  allant  à  Saint-Jacques  et  autres  dévotions, 
soient  contraints,  sur  peine  de  saisie  de  leur  temporel, 
nourrir  el  héberger  les  dits  pèlerins  pour  le  temps 
porté  par  la  dite  fondation,  sans  qu'ils  soient 
contraints  aller  mendier  par  la  ville,  comme  il  se  fait 
journellement,  au  grand  scandale  d'un  chacun...*.» 

1.  Cette  remontrance  a  été  découverte  par  M.  d'Etcheverry, 
archiviste  de  la  ville  de  Bordeaux,  et  publiée  par  M.  Jules 
Delpit,  dans  le  Courrier  de  la  Gironde  du  21  janvier  1856. 


74  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Ce  langage  était  singulièrement  courageux  et 
hardi,  malgré  les  protestations  de  fidélité  qui 
étaient  de  style  en  pareil  cas.  On  y  retrouve  quel- 
ques-unes des  idées  chères  à  Montaigne,  et  dont 
l'exposition  diffère  assez  avec  l'allure  ordinaire  de 
ces  documents.  Je  ne  sais  si  elles  furent  partout 
bien  accueillies  :  une  pareille  liberté  de  parole  dut 
mécontenter  grandement  ceux  qu'elle  attaquait,  et 
surprendre  ceux  à  qui  elle  s'adressait.  Montaigne 
savait  sans  doute  que  sa  fidélité  était  assez  éprouvée 
pour  qu'on  lui  permit  de  s'exprimer  de  la  sorte.  Il 
est  vrai  aussi  que  Montaigne,  pour  faire  passer  ses 
réflexions,  prend  soin  de  les  rattacher  à  des  faits  qui 
sont  de  son  ressort,  de  les  entremêler  de  réclama- 
tions n'ayant  qu'une  portée  locale.  Il  parle  de  la 
réparation  de  la  tour  de  Cordouan,  à  laquelle  plus 
tard  il  contribuera  dans  la  sphère  de  ses  moyens.  Il 
se  plaint  des  taveriiiers  et  cabaretiers  qui  s'arrogent 
le  droit  de  vendre  du  vin  sans  l'autorisation  du  maire 
-et  des  jurais  ;  il  se  plaint  encore  du  gouverneur  du 
château  Trompette  qui  empiète  sur  les  droits  du  Corps 
de  ville  pour  les  gardes  et  les  rondes  et  s'approprie 
certaines  places  qui  ne  lui  appartiennent  pas,  mais 
sont  à  la  cité,  quoique  le  maréchal  de  Matignon 
reconnaisse  le  bien-fondé  des  prétentions  de  Bor- 
deaux. Tout  ceci  prouve  que  Montaigne  s'occupait 
du  détail  de  son  office  ;  il  y  parait  surtout  qu'en 
mêlant  ainsi  les  choses,  les  signataires  de  la  remon- 

Voy.  aussi  liechcrcJtes  sur  Montaiync,  docuinents  inédits, 
recueillis  et  publiés  par  le  D""  J.-F,  Payen.  N"  4.  Paris.  1836, 
jn-8%  p.  58. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  iO 

trance  espéraient  faire  accepter  ce  qu'elle  renfermait 
de  hardi  et  d'un  peu  hors  de  leurs  attributions. 

Au  milieu  des  préoccupations  les  plus  hautes, 
Montaigne,  en  effet,  ne  perdait  pas  de  vue  les  devoirs 
quotidiens  de  sa  charge.  Sans  parler  des  corps  de 
métiers  bordelais,  qui  demandèrent  des  statuts  nou- 
veaux ou  des  règlements  particuliers  —  parchemi- 
niers,  bouchers,  épingliers  —  et  sur  lesquels  le 
maire  et  les  jurats  devaient  se  prononcer,  nous 
retrouvons  Montaigne,  à  cette  date,  remplissant 
un  office  qui  lui  agréa  certainement.  Il  s'agissait 
d'approuver  le  règlement  du  Collège  de  Guyenne. 
Élie  Vinet,  principal  du  Collège  de  Guyenne  après 
André  de  Gouvéa,  voulant  fixer  définitivement  le 
programme  d'études  inauguré  par  son  prédécesseur 
et  auquel  lui-même  se  conformait,  le  résuma  en 
quelques  pages  pour  le  faire  imprimer.  Auparavant, 
il  fallait  soumettre  cet  opuscule  aux  magistrats 
municipaux,  qui  devaient  en  approuver  la  publica- 
tion. C'est  ce  qui  eut  lieu.  A  la  fin  du  petit  volume 
de  Vinet,  nous  trouvons,  en  latin,  la  constatation 
de  ce  fait.  En  voici  la  traduction  :  «  L'an  de  grâce 
1583,  le  10  septembre,  les  autorités  de  la  ville  de 
Bordeaux,  Michel  de  Montaigne,  chevalier  de  l'ordre 
du  roi,  maire  ;  Godefroi  d'Alesmes,  Jean  Galopin, 
Pierre  Reynier,  Jean  F^apeyre,  Jean  Claveau,  jurats  ; 
et  avec  eux  Gabriel  de  Liirbe,  procureur-syndic  de 
la  même  cité,  et  Richard  f^ichon,  clerc  de  ville, 
s'étant  réunis,  suivant  la  coutume,  à  la  maison 
commune  de  la  ville,  et  le  syndic  de  Lurbe  ayant 
fait  un  rapport  sur  le  petit  livre  qui  a  pour  litre  : 
Le  ColU'gc  de  Guyenne,  les  membres  du  Corps  de  ville 


76  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

ont  approuvé  le  livre  et  ont  été  d'avis  qu'il  fallait  le 
publier  le  plutôt  possible,  pour  que  la  règle  observée 
jusqu'à  aujourd'hui  dans  leur  collège  de  Bordeaux 
lut  bien  connue  et  ne  put  jamais  s'altérer  facile- 
ment. »  Certes,  Montaigne  fut  heureux  de  donner, 
de  concert  avec  la  jurade,  cette  marque  d'affection  à 
son  vieux  collège.  Et,  avant  la  fin  de  l'année,  l'impri- 
meur des  Essais,  Simon  Millanges,  imprimeur  royal 
de  la  ville  de  Bordeaux  et  lui-même  ancien  régent 
du  collège,  mettait  au  jour  le  petit  volume,  précédé 
d'une  préface  explicative  d'Élie  Vinet  et  suivi  de 
l'approbation  des  magistrats  bordelais  •. 

Les  infractions  à  la  convention  du  Fleix  devenaient 
de  jour  en  jour  plus  fréquentes  en  Guyenne.  Le 
parti  du  roi  de  Navarre  avait  repris  des  forces  et 
l'inaction  commençait  à  lui  peser  ;  aussi  s'agitaii-il 
volontiers,  et  son  chef,  qui  commençait  lui-même  à 
trouver  la  prudence  de  Matignon  un  peu  trop  clair- 
voyante, n'empêchait  pas  ces  tentatives  aussi  rigou- 
reusement qu'il  l'eût  pu,  prêt  à  profiter  de  toutes 
les  causes  de  mécontentement  des  populations.  Le 
principal  commerce  de  Bordeaux  se  faisait  alors 
par  la  rivière  :  la  libre  communication  avec  les  villes 
situées  en  amont  ou  en  aval  sur  la  Garonne  intéres- 
sait donc  grandement  la  prospérité  de  la  cité.  Voici 
que  les  habitants  du  Mas  de  Verdun  se  refusaient  à 
laisser  passer  devant  leur  ville  les  bateaux  chargés 
qui  descendaient  vers  Bordeaux.  Montaigne  et  la 
jurade  bordelaise  s'en  émurent.  Ils  rédigèrent  aussi- 
tôt une  remontrance  fort  nette,  adressée  au   roi   de 

J.  Sur  cet  opuscule,  voy.  ci-dessus,  t.  I,  p.  27. 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX.  77 

Navarre,  en  sa  qualité  de  gouverneur  de  la  Guyenne, 
dans  laquelle  ils  exposaient  combien  cette  voie  de 
fait  aggraverait  encore  la  situation  déjà  si  misérable 
des  populations  de  cette  région.  Montaigne  profitait 
de  cette  circonstance  pour  reproduire  hardiment 
quelques-unes  des  réclamations  présentées  au  roi  de 
France,  sur  le  paiement  des  soldats  et  de  la  Chambre 
de  Justice  rétribués  jusqu'alors  par  le  peuple  suc- 
combant sous  le  poids  do  ses  charges  *.  Ce  langage 
ne  dut  pas  sembler  en  sa  place  à  l'égard  d'un  prince 
qui  n'était,  à  tout  prendre,  que  le  gouverneur  de  la 
Guyenne.  Les  membres  du  Corps  de  ville  de  Bor- 
deaux se  contentèrent  donc  d'appeler  l'attention  du 
prince  sur  le  seul  fait  litigieux  et  sur  les  conséquen- 
ces directes  qu'il  pouvait  avoir.  Ils  le  firent  avec  bon 
sens  et  avec  énergie.  Ils  désignèrent  Montaigne  et 
de  Lurbe  pour  se  rendre  vers  le  roi  de  Navarre  et 
leur  donnèrent  des  pouvoirs  dans  ce  sens.  «  Ils  remon- 
treront au  dit  seigneur  roi  de  Navarre,  disait  la 
requête  emportée  par  les  envoyés,  que  les  provinces 
et  villes  ne  peuvent  être  maintenues  et  conservées  en 
leur  état  sans  la  liberté  du  commerce,  laquelle,  par  la 
communication  libre  des  uns  avec  les  autres,  cause 
que  toutes  choses  y  abondent  et,  par  ce  moyen,  le 
laboureur,  de  la  vente  de  ses  fruits,  nourrit  et  entre- 
tient sa  famille,  le  marchand  trafique  des  denrées  et 
l'artisan  trouve  prix  de  son  ouvrage,  le  tout  pour 
supporter  les  charges  publiques  ;  et  d'aulant  que  le 

1.  Ce  projet,  découvert  par  M.  d'Etcheverry,  a  été  publié  par 
M.  Dosquet  dans  le  Compte  rendu  des  travaux  de  la  Commis- 
sion des  monuments  et  documents  historiques  du  département 
de  la  Gironde  pour  l'année  lHo4-W!jr),  p.  41. 


78  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

principal  commerce  des  habitants  de  cette  ville  se  fait 
avec  les  habitants  de  Toulouse  et  autres  villes  qui 
sont  sises  sur  la  Garonne,  tant  pour  le  (ait  des  blés, 
vins,  pastels,  poissons  que  laines,  etque  les  dits  maire 
et  jurais  ont  été  avertis  par  un  bruit  commun  que 
ceux  du  Mas  de  Verdun  sont  résolus,  sous  prétexte 
de  défauts  de  paiement  des  garnisons  des  villes  de 
sûreté  octroyées  par  TÉdit  de  pacification,  d'arrêter 
les  bateaux  chargés  de  marchandises,  tant  en  montant 
qu'en  descendant  par  la  (iite  rivière  de  Garonne,  ce 
qui  reviendrait  à  la  totale  ruine  de  ce  pays  '.  » 

Henri  de  Navarre  ne  voulait  pas  mécontenter  la 
municipalité  bordelaise  et  ne  se  souciait  pas  davan- 
tage d'éteindre  l'ardeur  de  ses  partisans.  Il  recom- 
manda donc  de  prendre  patience  d'une  et  d'autre 
part,  et  répondit  à  Bordeaux  une  de  ces  lettres  comme 
il  savait  les  faire,  pleine  de  politique  sous  un  appa- 
rent abandon,  protestant  de  ses  sentiments  person- 
nels, mais  s'accusant  d'impuissance.  «  Messieurs, 
•disait-il,  vous  ayant  toujours  porté  une  affection 
particulière  et  en  volonté  de  vous  gratifier  par-dessus 
tous  autres,  je  suis  très  marri  de  ce  que  maintenant 
je  ne  le  puis  faire  selon  mon  désir,  en  ce  que  le 
sieur  de  Montaigne,  votre  maire,  et  Delurbe,  votre 
procureur  et  syndic,  m'ont  requis  de  votre  part,  vous 
priant  de  ne  l'imputer  à  aucune  mauvaise  volonté, 
mais  à  une  urgente  nécessité.  Car  vous  pouvez  assez 

i.  Remontrance  du  10  décembre  io83,  publiée  d'abord  par 
Champollion-Figeac,  dans  les  Documents  historiques  inédits 
pour  servir  à  l'histoire  de  France,  1843,  in-4°  t.  II,  p.  485. 
Cf.  Payen,  Documents,  p.  2'6,  el  Nouveaux  Documents,  \).  43; 
GriJn,  Vie  publique  de  Montaigne,  p.  262. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  79 

juger  que  les  soldais  étant  en  garnison  au\'  villes  de 
sûreté  qui  sont  pauvres  et  mal  garnies  de  commodités 
sont  réduits  à  la  fin  pour  n'avoir  rien  reçu  depuis 
quatre  mois,  encore  que  les  deniers  de  leur  entretè- 
tiement  aient  été  imposés  et  levés.  J'en  ai  écrit  à 
M.  le  maréchal  de  Matignon,  j'en  ai  parlé  à  M.  de 
Bellièvre,  et  néanmoins  il  n'y  a  point  jusques  ici  été 
pourvu,  et  la  nécessité  croit  tous  les  jours,  par 
laquelle  il  semble  qu'on  tende  à  deux  points  :  l'un  à 
me  contraindre  de  permettre  l'arrêt  et  saisie  des 
bateaux  pour  s'en  plaindre,  et  afin  de  me  faire 
porter  dommage  à  quelque  particulier  qui  n'est  cause 
du  mal,  et  me  rendre,  à  mon  grand  regret,  odieux  à 
ceux  de  qui  je  désire  être  aimé  et  que  je  voudrais 
supporter  ;  l'autre  est  afin  d'amener  les  soldats  en 
telle  extrémité  qu'ils  soient  contraints  de  se  jeter  par- 
dessus les  murailles,  ou  les  réduire  à  commettre 
quelques  actes  dont  on  vienne  aux  plaintes.  Sur  quoi, 
j'ai  dil  aux  sieurs  maire  et  procureur  syndic  ce  que 
je  puis  faire,  vous  priant  conjoindre  vos  instances  et 
poursuites  avec  les  miennes  vers  ceux  qui  ont  les 
dits  deniers  en  mains  ou  en  peuvent  disposer  pour 
payer  les  dits  soldats.  Et,  au  reste,  faites  état  certain 
et  assurance  de  mon  amitié  partout  où  les  moyens  et 
occasion  s'offriront  '.  » 

Cette  lettre  est  datée  de  Mont-de-Marsan,  le  17  dé- 
cembre 1383.  A  la  fin  de  novembre  précédent,  Henri 
de  Navarre  s'était  emparé  de  cette  ville  par  un  coup 
de  main  assez  hardi,  mais  il  ne  voulait  pas  que  cette 

1.  Compte-rendu  des  travaux  de  la  Commission  des  monu- 
ments et  documents  historiques  du  département  de  la 
Gironde  pendant  Cannée  l8o4-l8oo.  Paris,  18oo,  in-8"  p.  41. 


80  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

initiative  parût  rouvrir  les  hostilités.  Ménageant 
beaucoup  l'opinion  publique,  comme  il  le  faisait 
toujours,  il  désirait  que  la  responsabilité  d'une  nou- 
velle prise  d'armes  retombât  sur  le  roi  de  France  et 
sur  le  maréchal  de  Matignon.  Henri  III  avait  grave- 
ment manqué  d'égards  à  son  beau-frère  en  traitant 
la  reine  Marguerite  comme  il  l'avait  publiquement 
traitée.  Matignon,  au  contraire,  patient  comme  il 
l'était  et  sachant  le  prix  du  temps,  traînait  tout  en 
longueur,  atermoyait  et  tergiversait  pour  affaiblir  le 
roi  de  Navarre.  Mais  celui-ci  était  conseillé  par 
d'habiles  politiques  et  n'y  voyait  pas  moins  clair  que 
ses  deux  adversaires.  Brusquement,  il  se  décida  à 
un  double  coup  d'éclat  :  il  refusa  tout  à  coup  de 
recevoir  sa  femme,  qui  venait  le  rejoindre  en  Gasco- 
gne et  que  le  roi  de  France  avait  publiquement 
déshonorée  ;  puis,  prétextant  quelques  infractions  à 
l'Édit  de  pacification  commises  à  Bazas,  il  s'empara 
de  Mont-de-Marsan  et  s'y  installa. 

Cette  détermination  était  fort  inattendue  et  stupéfia 
tout  le  monde.  Pour  qu'on  ne  l'accusât  pas  de  ce 
brusque  revirement,  Henri  de  Navarre  s'empressa 
d'en  divulguer  les  causes  et  de  les  faire  connaître 
le  plus  qu'il  put.  A  cette  époque  où  les  gazettes 
n'étaient  pas  encore  inventées,  on  s'écrivait  pour 
se  communiquer  les  événements.  Précisément,  Du 
Plessis-Mornay,  confident  du  roi  de  Navarre,  était 
en  correspondance  suivie  avec  Montaigne.  «  Si  mes 
lettres  vous  plaisent,  écrivait  le  huguenot  à  celui-ci, 
les  vôtres  me  profitent,  et  vous  savez  combien  le 
profit  passe  le  plaisir.  »  Pourquoi  ne  pas  user  d'un 
pareil  intermédiaire  avec  Montaigne,  dont  l'opinion 


MONTAIGNE   MAIRE  DE  BORDEAUX.  81 

avait  tant  de  poids,  à  cause  de  sa  haute  raison  et  de 
sa  charge  de  maire  d'une  ville  si  importante  ?  Le 
9  novembre  1583,  Du  Plessis-Mornay  écrivait  à 
Montaigne.  Il  énumère  les  mesures  nouvelles  que  le 
maréchal  de  Matignon  a  prises  contre  les  réformés, 
de  concert  avec  M.  de  Bellièvre,  puis  explique 
aussitôt  le  changement  des  sentiments  d'Henri  de 
Navarre  à  l'égard  do  la  reine,  sa  femme.  «  Ce  prince 
a  jugé  qu'on  le  voulait  mener,  à  ce  qu'on  prétend, 
par  force  ;  et  que  ces  deux  (Matignon  et  Bellièvre), 
bien  tjue  par  diverses  voies,  tendaient  à  même  but. 
Vous  savez  la  profession  qu'il  fait  de  courage  :  jlcc- 
tatur  forte  facile,  at  franrjatur  nunquam.  Ainsi,  il  a 
prié  M.  de  Bellièvre  de  surseoir  la  proposition  de 
sa  principale  charge,  jusqu'à  ce  que  ces  rumeurs 
d'armes  fussent  accoisées  '.  Cela  fait,  il  aura  les 
oreilles  plus  disposées,  et  peut-être,  par  les  oreilles, 
le  cœur.  Un  festin  préparé,  si  le  feu  prend  à  la  che- 
minée, on  le  laisse  pour  courir  à  l'eau  :  nou3  étions 
])réparés  à  la  réception,  le  feu  se  prend  en  un  coin 
de  ce  royaume  ;  même  sous  notre  foi,  nos  amis  sont 
en  danger;  qui  trouvera  étrange  qu'on  désire  qu'il 
y  soit  pourvu  avant  de  passer  outre  ?  Ajoutez  que 
ce  prince  veut  avoir  le  gré  tout  entier  de  ce  qu'il 
veut  faire,  sans  qu'il  en  soit  rien  imputé  à  autre 
considération  quelconque.  On  m'a  lâché  un  mot  que 
les  auteurs  de  ce  conseil  pourraient  se  repentir.  Le 
inaitre  a  assez  d'esprit  pour  le  prendre  de  soi-même, 

d.  AccoiséeSt  apaisées.  —  Bellièvre  était  en  Guyenne  pour 
traiter  avec  le  roi  de  Navarre  la  question  du  retour  de  la  reine 
Marguerite. 

MONTAIGNE    II.  6 


82  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

et  M.  de  Bellièvre  serait  marri  que  tous  les  conseils 
de  France  lui  fussent  imputés.  Les  persuasions  peu- 
vent beaucoup  sur  ma  simplicité,  les  menaces  fort 
peu  sur  la  résolution  que  j'ai  prise.  Et  vous  saurez 
bien  juger  pour  vos  amis  en  quelle  opinion  on  en 
parlera.  Je  ne  vous  dirai  plus  qu'un  mot  :  l'affaire 
pour  laquelle  il  était  venu  mérite  sa  gravité  et  expé- 
rience ;  mais  il  se  tient  tant  sur  la  réputation  du  roi, 
qu'il  semble  avoir  peu  de  soin  de  la  nôtre  ;  et  qui 
vient  pour  satisfaire  une  injure,  non  tant  prétendue 
que  reconnue,  bien  qu'il  ait  affaire  avec  l'inférieur, 
ne  doit  tant  payer  d'autorité  que  de  raison  '.  » 

On  le  voit,  c'est  une  justification  en  règle  d'Henri 
de  Navarre.  On  sent  que  Mornay  et  son  maître  veu- 
lent mettre  en  garde  Montaigne  pour  qu'il  n'em- 
brasse pas  de  confiance  le  parti  de  Matignon  et  de 
Bellièvre,  que  le  maire  de  Bordeaux  ne  soit  pas  le 
serviteur  aveugle  du  roi  de  France,  s'il  n'est  pas  celui 
du  roi  de  Navarre.  Cette  précaution  était  trop  inté- 
ressée pour  qu'elle  fût  efficace,  et  lo.  bon  sens  de 
Montaigne  n'avait  pas  besoin  qu'on  lui  traçât  ainsi 
le  chemin.  Henri  de  Navarre  tenait  pourtant  à  ce 
que  ses  actes  ne  fussent  pas  dénaturés.  Aussitôt 
après  la  prise  de  Mont-de-Marsan,  lui-même  en 
donnait  avis  à   Montaigne.  Cette  lettre   ne  nous   est 

1.  Cette  correspondance  de  Du  Plessis-Mornay  avec  Montai- 
gne se  trouve  depuis  longtemps  publiée  dans  les  Mémoires  de 
Du  Plessis-Mornay  ^Voy.  le  t.  I",  p.  273  de  l'édition  in-4<' 
de  1624,  et  le  t.  II,  p.  382.  de  Tédition  in-S»  donnée  en  1824 
par  Auguis).  Plus  récemment,  Feuillet  de  Conches  l'a  repro- 
duite d'après  les  originaux  à  lui  appartenant,  dans  ses  Causeries 
d'un  curieux   ^t.  II(,  p.  99}.  C'est  le  texte  que  nous  suivons  ici. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  83 

pos  parvenue,  mais,  dès  le  lendemain  de  celle-ci, 
Du  Plessis-Mornay  écrivait  à  son  tour  au  maire  de 
Bordeaux,  et  lui  narrait  le  détail  de  la  détermi- 
nation du  roi  de  Navarre.  La  parole  du  secrétaire 
Suppléera  convenablement  à  celle  du  maître,  et  c'est 
pour  cela  que  nous  reproduisons  cette  longue  mais 
intéressante  missive. 

«  Monsieur,  mandait  Mornay  à  Montaigne,  le  roi 
(le  Navarre  vous  a  écrit  comme  il  est  entré  en  sa 
ville  de  Mont-de-Marsan.  L'insolence  extrême  de  ses 
sujets,  et  les  remises  sans  fin  de  M.  le  Maréchal  lui 
ont  fait  prendre  cette  voie.  Vous  savez  que  toutes 
nos  affections  ont  quelque  borne  ;  il  était  malaisé  que 
sa  patience  n'en  eût,  même  puisque  leur  folie  n'en 
voulait  point  avoir.  Cependant,  Dieu  nous  a  fait  la 
grâce  que  tout  s'est  passé  avec  fort  peu  de  sang  et 
sans  pillage,  et  vous  puis  assurer  que  sans  la  crainte 
du  contraire,  il  y  a  six  mois  que  nous  pouvions  être 
dedans.  J'estime  que  par  gens  de  considération, 
cette  action  ne  sera  mal  interprétée.  L'intention  du 
roi,  selon  ses  édits  et  mandements,  était  que  nous  y 
rentrissions  fsic)  ;  la  seule  obstination  de  ceux  de  la 
ville  supportés,  comme  les  lettres  que  nous  avons 
en  mains  nous  témoignent,  nous  y  faisait  obstacle. 
C'est  comme  si  les  maréchaux  des  logis  du  roi  nous 
avaient  donné  un  logis,  et,  que,  sur  le  refus  de  l'hôte, 
nous  lissions  obéii'  la  craie'  ;  et  j'ose  vous  dire  i)lus, 
que,  sans  encourir  un  mépris  public  que  je  redoute 


1.  Moriuiv  l'ait  allusion  à  la  coutume  qu'avaient  les  maré- 
cliaux  des  logis  et  fourriers  du  roi  de  marquer  à  la  craie  sur 
a  porte  d'un  logement  le  nom  de  celui  auquel  il  était  réservé. 


84  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

plus  que  la  haine,  nous  ne  pouvions  allonger  notre 
patience.  A  ceux  qui  en  eussent  pu  prendre  ou  donner 
l'alarme,  nous  avons  soigneusement  écrit  de  toutes 
parts,  et  ne  doivent  présumer  de  cette  reprise  de 
possession,  ordinaire  au  moindre  gentilhomme  de  ce 
royaume,  rien  de  public  ni  extrême.  A  vous  qui 
n'êtes,  en  cette  tranquillité  d'esprit,  ni  remuant  ni 
remué  pour  peu  de  chose,  nous  écrivons  à  autre  fin, 
non  pour  vous  assurer  de  notre  intention,  qui  vous 
est  prou  connue  et  ne  vous  peut  être  cachée,  soit 
pour  notre  franchise,  soit  pour  la  pointe  de  votre 
esprit,  mais  pour  vous  en  rendre  piège'  et  témoin, 
si  besoin  est,  envers  ceux  qui  jugent  mal  de  nous 
faute  de  nous  voir  et  par  voir  plus  tôt  par  les  yeux 
d'autrui  que  par  les  leurs.  Que  voulez-vous  plus  ? 
M.  de  Caslelnau  l'a  fait  ;  c'est  votre  ami,  qui  plus  est 
non  suspect  pour  la  religion,  mais  ému  de  la  seule 
équité  de  notre  cause.  Si  quid  peccatum  dicunt  in 
forma  compensetur  velim  in  materiâ  ;  ce  que  certes 
nous  faisons,  avons  fait  et  ferons,  leur  montrant  par 
effet  qu'il  nous  est  plus  naturel  de  pardonner  les 
fautes,  qu'il  ne  leur  serait  peut-être  de  les  amender. 
Sur  ces  entrefaites,  nous  arrive  M.  de  Bellièvre  et 
vous  savez  pourquoi.  Gravitati  ego  sanè  silentium 
opponam.  C'est  la  sœur  de  mon  roi,  la  femme  de 
mon  maître,  l'un  agent  en  ce  fait,  et  l'autre  patient 
prudent,  qui  emploie  sa  prudence  à  ne  s'y  employer 
point.  Si  on  parle  d'une  satisfaction  d'injure,  ce 
n'est  au  serviteur  à  estimer  celle  de  son  maître.  Et 
qui  n'est  légitime  estimateur  de  l'injure,  de  la  satis- 

1.  Piège,  garant. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  85 

faction  ne  le  scra-t-il  point  ?  Je  le  vous  ai  dit  et  le 
redis  encore,  si  j'étais  déchargé  de  ce  faix,  je  saute- 
rais, ce  me  semble,  sous  le  bat  et  entre  les  coffres 
que  je  porte  ;  mais  Dieu  a  voulu  essayer  mes  reins 
sous  une  charge  plus  forte,  et  je  me  confie  en  lui 
qu'elle  ne  m'accablera  point.  Haec  tibi,  et  tuo 
judicio.  Au  reste,  faites  état  de  notre  amitié  comme 
d'une  très  ancienne,  et  toutefois  toujours  récente  ; 
et  de  même  foi  je  le  ferai  de  la  vôtre,  que  je  pense 
connaître  en  la  mienne  mieux  qu'en  toute  autre 
chose.  Vous  en  ferez  la  preuve  où  quand  il  vous 
plaira,  et  me  trouverez  sans  exception  votre  très 
humble  et  très  obéissant  et  dévoué  serviteur.  '  » 

J'ignore  ce  que  Montaigne  répondit  à  toutes  ces 
belles  raisons.  La  détermination  du  roi  de  Navarre 
avait  quelque  apparence  d'une  reprise  d'hostilités, 
et  le  ton  si  décidé  de  Du  Plessis-Mornay  n'était  pas 
fait  pour  atténuer  cette  apparence.  Montaigne 
accepta-t'il  d'expliquer  les  choses  comme  on  le  lui 
demandait  instamment  ?  A  voir  comment  les  esprits 
si  exaltés  alors  finirent  par  se  calmer,  il  n'est  pas 
téméraire  de  croire  que  Montaigne  soit  intervenu 
pour  les  apaiser.  Mais,  en  ce  moment,  on  ne  songe 
qu'à  entrer  en  lutte.  Matignon  veut  user  de  repré- 
sailles ;  il  renforce  les  garnisons  de  Bazas  et  de 
Condom,  de  façon  à  mieux  menacer  Nérac.  Tandis 
(jue  Henri  de  Navarre  s'en  plaint  directement  au 
maréchal.  Du  Plessis-Mornay  écrit  à  Montaigne  une 
nouvelle  lettre,  aussi  explicite  que  la  première,  pour 

i.  Do  iMoiit-(ic-Marsan,  25  novembre  lo83.  —  Feuilk-t  de 
Conciles,  lib.  cit.,  t.  III,  p.  101. 


86  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS, 

protester  encore  des  bonnes  intentions   du  prince. 

«  Monsieur,  lui  dit-il,  nous  apercevons  par  les  lettres 
que  M.  de  Belliévre  écrit  au  roi  de  Navarre,  que  le 
roi  a  été  mal  informé  de  ce  qui  s'est  j)assé  ici.  Sur 
fausses  présuppositions  on  ne  peut  que  conclure 
faux,  et  j'espère,  quand  il  aura  su  la  vérité  tant  par 
lettres  de  M.  de  Belliévre  que  par  les  nôtres,  qu'il 
prendra  le  tout  en  meilleure  part.  Ce  qui  est  véniel 
à  M.  de  Joyeuse  ne  nous  doit  point  être  mortel. 
Encore  notre  action,  en  toute  circonstance,  est-elle 
plus  supportable.  Cependant,  on  nous  circuit  de 
garnisons,  pour  tirer  la  chose  en  conséquence.  On 
n'a  point  ainsi  procédé  contre  les  autres,  et  cette 
inégalité  ne  peut  procéder  que  de  la  passion  de 
quelques-uns.  Ce  prince  ne  pense  qu'à  la  paix,  et 
je  désire  fort  qu'on  ne  le  presse  point  outre  mesure. 
Vous  le  connaissez  :  même  lorsqu'il  doit  craindre,  il 
ne  veut  pas.  Je  pense  que  la  prudence  de  M.  de 
Belliévre  modérera  toutes  choses.  Ces  inconvénients 
appaisés,  video  cœtera  procUvia:  et  vous  en  aurez 
des  marques,  mais  qui  doivent  être  aidées'.  » 

Mornay  n'était  pas  si  rassuré  qu'il  voulait  le 
paraître  sur  ce  qui  pouvait  s'ensuivre  ;  mais  auprès 
de  quelqu'un  qui  ne  souhaitait  que  la  paix  et  la 
tranquillité  du  pays,  il  était  habile  d'invoquer  ainsi 
le  bouillant  courage  du  roi  de  Navarre  et  de  faire 
entrevoir  les  résultats  déplorables  que  pouvait  avoir 
une  reprise  des  hostilités.  A  vrai  dire,  Henri  de 
Navarre  songeait  plutôt  à  se  disculper  qu'à  attaquer, 

1.  De  Mont-de-Marsan,  le  18  décembre  lo83.  Feuillet  de 
Conches,  lib.  cit.,  t.  III,  p.  104. 


MONTAIGNE  MAIRE  DE   lîORDEAUX.  8/ 

à  négocier  qu'à  combattre.  Il  avait  trop  à  perdre  à 
une  lutte  nouvelle  pour  ne  pas  réfléchir  avant  de 
s'y  engager.  Mornay  le  savait  mieux  que  personne  et 
il  en  convient  quand  il  récrit  à  Montaigne  quelques 
jours  après,  le  31  décembre  1583.  «  Monsieur,  lui 
dit-il,  nos  conseils  dépendent  en  partie  des  lieux  où 
vous  êtes,  car  nous  ne  parons  que  les  coups.  Si  on 
nous  laisse  en  paix,  nous  n'aurons  point  de  guerre  : 
gens  qui  ne  peuvent  que  perdre  n'y  entrent  pas 
volontiers  que  pour  sortir  d'un  plus  grand  mal  ;  et 
nous  avons  assez  d'esprit  pour  connaître  qu'au  lieu 
que  les  autres,  nous  la  faisant,  acquièrent  des  biens 
et  des  dignités,  nous,  au  contraire,  hasardons  humai- 
nement les  nôtres.  Si  on  nous  assaut,  —  et  je  crois 
que  ce  n'est  la  volonté  du  roi,  — ce  prince  n'est  pas 
né  pour  céder  à  un  désespoir,  et  quittera  toujours  son 
manteau  au  vent  du  midi  plutôt  qu'au  septentrion. 
Vous  savez  l'histoire  de  Plutarque.  Nous  apercevons 
que  le  roi  s'offense.  C'est,  à  mon  avis,  sur  les  fausses 
nouvelles  qu'on  lui  a  pu  écrire  ;  autrement  il  n'est 
croyable  (juc  la  prise  d'Aleth  fut  entendue  de  lui 
avec  moins  de  mécontentement  que  celle  de  cette 
ville.  Vou3  savez  les  circonstances  des  deux.  Ce 
qu'il  y  a  d'inégalité  est  pour  nous  et  à  notre  avantage. 
Du  voyage  de  M.  de  Ségur,  nous  en  satisfaisons  à 
Sa  Majesté.  Notre  but  n'a  été  que  de  montrer  que 
nos  paisibles  déportements  ne  procédaient  de  néces- 
sité, ains  de  bonne  volonté.  Ce  prince  a  connu 
qu'on  interprétait  sa  patience  à  faute  de  moyens  ; 
il  désire  dorénavant  qu'elle  retienne  le  nom  de 
patience,  de  modération  et  de  vertu.  Je  vous  en 
éciis  franchement  à  ma  façon.  Nous   sommes   prou 


88  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

avertis  des  préparatifs  qu'on  fait.  Si  on  continue  au 
moins  ne  pourra-t-on  trouver  étrange  que  nous 
mettions  la  main  au  devant.  Je  sais  que  vous  y 
apportez  le  bien  que  vous  pouvez.  Croyez  que,  de 
ma  part,  je  n'y  omets  rien  *.  » 

Ce  désir  de  vivre  en  paix  avec  le  roi  de  France 
était  bien  le  fruit  de  la  réflexion.  Tout  d'abord, 
Henri  de  Navarre  avait  essayé  de  se  procurer  des 
renforts  étrangers,  et  François  de  Ségur  fut  son 
intermédiaire  auprès  dos  princes  allemands  pour  en 
obtenir  des  secours.  Mais  cette  négociation  ne 
semblait  pas  devoir  amener  les  résultats  espérés. 
Abandonné  à  ses  propres  forces,  réduit  à  l'appui 
de  ses  coreligionnaires,  dont  un  grand  nombre 
répugnait  à  la  guerre,  Henri  de  Navarre  devait  donc 
songer  à  la  paix.  Il  ne  voulait  cependant  pas  que 
cette  résignation  pût  paraître  de  la  faiblesse,  ni 
sembler  reculer  après  avoir  attaqué.  Contraint  de 
négocier,  il  le  fit  avec  une  certaine  hauteur,  mêlant 
étroitement  les  besoins  de  son  parti  et  ses  mésaven- 
tures conjugales,  faisant  de  l'abandon  des  villes  dans 
lesquelles  une  garnison  avait  été  récemment  mise  une 
condition  indispensable  pour  reprendre  sa  femme. 
Il  entra  en  pourparlers  avec  Bellièvre  et  avec  Charles 
de  Birague,  et  cette  fois  encore  Du  Plessis-Mornay 
nous  dira  ce  qu'il  pensait  de  ce  projet  de  raccom- 
modement. 

«  Monsieur,  écrivait-il  à  Montaigne  dans  la  der- 
nière lettre  qui  nous  soit  parvenue,  nous  avons  ouï 

i.  De  Mont-de-Marsan,  le  31  décembre  1583.  Feuillet  de 
Gonches,  lib.  cit.,  t.  III,  p.  106. 


MONTAIGNE   MAIHK   DE   DOÎ\DEAUX.  89 

M.  de  Bellièvre.  A  dire  vrai,  il  n'a  proposé  autre 
satisfaction  à  l'indignité  faite  à  la  reine  de  Navarre, 
que  l'autorité  et  liberté  qu'a  un  roi  à  l'endroit  de  ses 
sujets.  Raison,  comme  vous  savez,  qui  tient  plus  du 
vinaigre  que  de  l*huile,  et  mal  propre  à  une  plaie  si 
sensible  et  en  partie  si  nerveuse,  et,  je  ne  sais  si  j'ose 
dire,  peu  convenable  à  la  grandeur  de  nos  princes 
français,  qui  ont  toujours  attrempé  leur  souveraine 
puissance  d'une  équité  gracieuse,  et  n'ont  jamais 
disposé  de  l'honneur  de  leurs  moindres  sujets  que  de 
gré  à  gré.  Toutefois,  le  roi  de  Navarre  a  voulu  mon- 
trer qu'il  aimait  mieux  rendre  le  roi  satisfait  que  de 
l'être  en  soi-même.  Et,  pour  cet  effet,  s'est  résolu  de 
j)loyer  son  honneur  sous  le  respect  de  ses  comman- 
dements, se  résolvant  d'aller  voir  et  recevoir  la  reine 
sa  femme  en  sa  maison  de  Nérac,  seulement  qu'on 
levât  les  garnisons  qu'on  avait  mises  aux  environs, 
tant  afin  que  cette  réception  n'eût  aucune  apparence 
de  force,  que  pour  la  sûreté  de  leur  séjour.  Vous 
savez  s'il  est  civil  de  la  recevoir  en  maison  em- 
pruntée ou  incivil  de  demander  liberté  en  la  sienne. 
M.  de  Bellièvre  toutefois  en  a  fait  difficulté  très 
grande  ;  et,  de  ce  pas,  a  été  dépéclié  ce  jourd'hui 
M.  de  Glervant  vers  la  reine  de  Navarre,  et  de  là 
tirera  vers  Leurs  Majestés,  lesquelles  à  mon  avis,  se 
représentant  le  fait  passé  et  le  considérant  en  la 
personne  du  roi  de  Navarre,  ne  le  voudront  écon- 
duirc  en  si  petit  accessoire,  puisqu'en  chose  de  telle 
importance  il  a  cédé  le  principal.  Jugez  en  quelle 
|)einc  ces  gens  nous  mettent.  Nous  avions  réduit  tout 
à  meilleur  point  que  presque  il  n'était  à  espérer,  et 
maintenant  ils  marchandent  sur  un  rien,  et  nous  font 


90  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

perdre  crédit,  si  notre  sincérité  n'était  bien  connue 
envers  notre  maître  *.  » 

Les  choses  allaient  donc  s'arranger  et  le  roi  de 
Navarre  n'y  perdrait  rien,  puisque  sa  complaisance 
à  l'endroit  de  la  reine  Marguerite  devait  amener  la 
retraite  des  garnisons  trop  voisines  de  ses  domaines. 
Montaigne  n'avait  pas  attendu  la  lettre  de  Du  Plessis- 
Mornay  pour  faire  pressentir  cette  bonne  nouvelle  à 
Matignon.  Quatre  jours  auparavant,  il  lui  écrivait 
que  ceux  qui  avaient  vu  le  roi  de  Navarre  n'en 
avaient  «  rapporté  que  de  l'inclination  à  la  paix  »'^. 
On  pouvait  donc  commencer  à  respirer  plus  libre- 
ment ;  le  nuage  s'était  dissipé,  bien  que  les  protes- 
tants continuassent  à  se  réunir  en  grand  nombre, 
notamment  à  Sain(e-Foy,  à  deux  pas  du  château  de 
Montaigne.  Mais  entré  dans  cette  voie,  Henri  de 
Navarre  voulait  essayer  d'écarter  tout  malentendu, 
de  recouvrer  toute  la  bonne  grâce  du  roi  de  France. 
Il  usa  d'un  procédé  habile  qui  devait  lui  concilier 
des  sympathies.  Mornay  passait  pour  être  le  princi- 
pal instigateur  des  coups  d'audace  de  son  maitre. 
Pour  montrer  que  toute  idée  de  lutte  était  désormais 
écartée,  Henri  de  Navarre  s'avisa  d'envoyer  Mornay 
lui-même  à  la  cour.  Celui-ci  était  chargé  d'une 
mission  délicate  :  il  devait  dévoiler  à  Henri  HI  les 
tentatives  de  corruption  du  roi  d'Espagne  et  les 
offres  faites  au  roi  de  Navarre  pour  commencer  les 

1.  De  Mont-de-Marsan,  le  25  janvier  1584.  Feuillet  de 
Conches,  lib.  cit.,  t.  III,  p.  107. 

2.  De  Montaigne,  le  21  janvier  1584.  Publiée  pour  la  pre- 
mière fois  par  MM.  E.  Courbet  et  Ch.  Royer  dans  leur  édition 
des  Essais,  t.  IV,  p.  329. 


mOMArCNE   MAIRE   DE   BORDEAUX.  91 

hostilités.  Le  plan  réussit  en  partie,  et  Henri  IIÏ  en 
sut  un  certain  gré  à  son  beau-frère.  Mais  à  quelque 
temps  de  là  survint  inopinément  un  événement  qui 
était  grave  pour  le  roi  de  Navarre.  Le  10  juin  1584, 
mourait  à  Cliàteau-Thierry,  sans  avoir  été  marié, 
le  duc  d'Anjou,  dernier  fils  de  Henri  H  et  héritier 
présomptif  de  la  couronne,  puisque  son  frère,  Henri  111, 
n'avait  pas  d'enfants.  Par  la  disparition  de  ce  prince, 
le  Béarnais  devenait  donc  à  son  tour  l'héritier  du 
trône  de  France,  en  attendant  que  la  mort  d'Henri  IH 
le  fit  roi,  après  avoir  surmonté  tous  les  obstacles  qui 
devaient  surgir  devant  lui  '. 


1.  Pour  achever  de  donner  la  véritable  physionomie  des 
rapports  de  Henri  de  Navarre  avec  Montaigne  à  celle  date, 
signalons  ici  un  document  qui  a  fait  partie  des  collections  de 
Benjamin  Fillon  et  qui  figure  dans  son  catalogue  d'autographes 
sous  le  n"  892.  Ce  sont  des  notes  écrites  par  Montaigne  en 
regard  de  quelques-uns  des  soixante  articles  du  projet  de 
réformation  des  procédures  et  autres  matières  judiciaires, 
présentés  par  les  syndics  de  Béarn  à  l'approbation  de  la  Cour 
souveraine  de  ce  pays,  le  8  mai  1584.  On  y  retrouve  plusieurs 
des  idées  chères  à  Montaigne  sur  ce  sujet.  Nous  reproduisons 
la  description  que  le  catalogue  fait  de  ce  document. 

Sur  la  marge  de  l'intitulé  se  lisent  ces  mots  :  Soit  commit^ 
nique  par  le  sieur  Duplcssis  au  sieur  de  Monteigne  avec  le 
caijer.  Cette  mention  d'une  écriture  très  fine,  a  dû  être  ajoutée 
sur  l'ordre  de  Henri  de  Navarre. 

le"'  article,  concernant  la  pluralité  des  justices,  Montaigne  a 
écrit  :  Ny  avoir  qu'une  justice. 

S-»  article,  sur  les  frais  de  justice  en  conseil  :  Gratis. 

18"  article,  pensions,  gages  et  bourses  graluites  :  A  voir. 

26=  article,  se  rapportant  au  nombre  des  magistrats  ipii 
doivent  instruire  les  alfaires  criminelles,  et  des  juges  :  MieuU 
valent  cinq  que  un. 


92  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Sur  ces  entrefaites,  les  péripéties  du  démêlé  entre 
le  roi  de  Navarre  et  le  roi  de  France  avaient  fatigué 
Montaigne,  qui  en  éprouvait  le  contre-coup.  Sa 
maladie  de  vessie  faisait  des  progrès  et  les  accès  se 
ra|iprochaient  de  plus  en  plus.  Heureux  d'aller  se 
reposer  à  Montaigne,  il  s'y  rendit  d'une  traite  depuis 
Bordeaux,  ce  qui  le  harassa,  car  la  course  est  longue. 
Mais  le  séjour  au  pays  natal  ne  tarda  pas  à  le 
remettre,  et,  le  19  avril  1584,  il  mandait  à  Matignon 
que  sa  santé  s'était  «  un  peu  amendée  au  changement 
de  l'air  »  '.  Au  reste,  Montaigne  put  goûter  quel- 
que repos,  car  si  les  réformés  s'agitaient  toujours, 
leurs  chefs  les  stimulaient  moins.  Près  de  chez  lui, 
il  est  vrai,  «  des  gens  de  bien  de  la  Kéformalion  de 
Sainte-Foy  »  venaient  de  massacrer  à  coups  de 
ciseaux  un  pauvre  tailleur,  «  sans  autre  titre  que  de 
lui  prendre  vingt  sous  et  un  manteau  »  qui  en  valait 


39«  article,  ayant  trait  à  la  provision  d'aliments,  favorable 
aux  riches  et  dommageable  aux  pauvres  :  Ne  se  peut. 

42"  article,  soulagement  des  juges  en  aggravant  le  sort  des 
justiciables  :  .Ye  se  peut. 

53"  article,  réglementation  du  nombre  des  membres  du 
barreau  pour  constituer  un  privilège  à  ceux  qui  en  font  déjà 
partie  :  Xcst  guieres  bon  pour  l' estât. 

60"  article,  exemption  de.  certaines  charges  pour  les  juges, 
gens  du  roi  et  greffiers,  mais  non  pour  les  autres  officiers  : 
Bon. 

A  la  fin  viennent  ces  mots  autographes  :  Tenir  la  mcin  à  ce 
que  (jcns  de  vertu,  doctrine  et  prudliomic  détiènent  la 
justice.  Montaigne. 

1.  De  Montaigne,  le  19  avril  lu84.  Publiée  pour  la  première 
fois  par  MM.  E.  Courbet  et  Ch.  Royer,  dans  leur  édition  des 
Essais,  t.  IV,  p.  330. 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX.  93 

deux  fois  autant.  Mais  ces  faits  demeuraient  heureu- 
sement isolés  ;  c'était,  pour  ainsi  dire,  la  monnaie 
courante  des  troubles,  et  les  esprits  ne  s'en  échauf- 
faient pas  outre  mesure. 

Ce  calme  relatif  régna  quelques  mois  encore  ; 
jusqu'à  la  fin  de  Tannée  le  pays  fut  assez  tranquille. 
Aussi  voyons-nous  Montaigne  se  préoccuper  davan- 
tage de  ses  devoirs  de  maire  de  Bordeaux.  Nous 
commençons  à  retrouver  son  nom  mêlé  à  des  actes 
administratifs,  dont  le  plus  important  est  le  contrat 
passé  avec  «  M.  Louis  de  Foix,  valet  de  chambre  et 
ingénieur  ordinaire  du  roi...,  pour  la  réédification 
de  la  tour  de  Cordouan,  assise  au  milieu  de  la  rivière 
de  Gironde,  à  l'entrée  de  la  grande  mer...,  et  tombée 
en  ruine  par  l'impétuosité  de  la  mer  »  '.  Le  besoin  de 
celte  reconstruction  se  faisait  vivement  sentir  :  que 
de  désastres  maritimes  pouvaient  être  évités  par 
l'érection  d'un  fanal  à  cet  endroit  dangereux  !  Déjà 
dans  sa  remontrance  du  31  août  1S83,  Montaigne 
avait  signalé  au  roi  l'urgente  nécessité  de  réédifier 
plus  solidement  la  tour  qui  s'y  trouvait  précédem- 
ment. Maintenant  l'accord  était  fait  et  les  difficultés 
budgétaires  aplanies.  La  tour  allait  être  reconstruite 
«  sous  l'autorité  et  bon  plaisir  de  Sa  Majesté  et  de 
monseigneur  Jacques,  sieur  de  Matignon,  comte  de 
Torigny,  maréchal  de  France  et  lieutenant-général 
pour  Sa  dite  Majesté  au  gouvernement  de  Cruyenne, 
et   par    l'avis  de  messires   François    de  Nesmond, 

1.  Bordeaux,  2  mars  1384.  Ce  contrat  a  été  publié  par 
M.  Alexis  de  Gourgues  dans  ses  Réflexions  sur  la  vie  et  le 
caractère  de  Montaigne  (1856,  in-8'',  pp.  46-61),  d'après  une 
copie  inlorme  trouvée  par  lui  dans  ses  pa{)iersde  famille. 


94  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

chevalier,  conseiller  du  roi  en  son  conseil  privé  et 
président  en  sa  cour  du  Parlement  de  Bordeaux, 
Ogier  de  Gourgues,  sieur  baron  de  Vayres,  Arvayres, 
niailre  d'hôtel  ordinaire  de  Sa  Majesté,  président  et 
trésorier  général  de  France  au  bureau  des  finances 
établies  audit  Bordeaux,  et  de  messire  Michel  de 
Montaigne,  chevalier  de  l'ordre  du  dit  seigneur  et 
maire  de  ladite  ville  de  Bordeaux.  » 

Les  plus  hautes  autorités  de  la  province  figuraient 
donc  au  contrat  par  lequel  on  confia  la  réédification 
de  Cordouan  à  l'architecte  Louis  de  Foix,  dont  la 
réputation  était  déjà  établie  en  Espagne  et  en  France 
par  divers  travaux  d'hydraulique  et  qui  avait  colla- 
boré auparavant  à  la  construction  de  l'Escurial.  La 
réédification  de  Cordouan  devait  être  effectuée 
moyennant  38,000  écus  sol,  que  payerait  le  général 
des  finances  de  Guyenne,  plus  5,000  écus  de 
récompense  à  l'achèvement.  La  municipalité  de 
Bordeaux  prenait,  en  outre,  un  engagement  par- 
ticulier :  «  pour  la  perfection  et  continuation  d'icelle 
et  pour  icelle  œuvre  parfournir  et  parfaire,  le  dit 
sieur  de  Montaigne,  maire,  et  messieurs  les  jurais 
de  la  présente  ville  l'assisteront  pour  le  service  du 
roi  selon  qu'il  les  en  requerra,  et  tiendront  la  main 
que  le  dit  de  Foix  ne  soit  contraint  pour  aucune 
chose,  pour  aucuns  droits  de  coutume  ou  autres  dûs 
au  roi  ou  à  la  dite  ville  que  l'on  pourrait  prendre 
tant  sur  les  vivres  que  toutes  autres  sortes  de 
matériaux  pour  la  dite  œuvre.  » 

C'était,  en  effet,  une  œuvre  considérable.  Afin 
d'en  perpétuer  le  souvenir,  il  fut  convenu  cpi'on 
graverait   sur  le   marbre,    au-dessus    de    la    porte 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX.  95 

d'entrée,  le  portrait  du  roi  et  la  date  de  cet  événe- 
ment. L'architecte  voulait  y  ajouter,  sur  deux  autres 
tables  de  marbre  placées  à  droite  et  à  gauche,  les 
noms  et  qualités  des  commissaires  qui  avaient 
présidé  à  cette  édification.  Mais  ceux-ci  n'y  consen- 
tirent point'.  Qui  savait,  au  reste,  quand  la  tour 
se  dresserait  en  face  de  l'océan?  Si  rien  ne  venait  à 
la  traverse,  Louis  de  Foix  s'engageait  à  avoir  achevé 
son  entreprise  deux  ans  après  l'avoir  commencée. 
Mais  les  retards  s'accumulèrent  et  l'empêchèrent  de 
tenir  parole.  Tantôt  pris  par  les  ligueurs,  ne  rece- 
vant le  plus  souvent  pas  l'argent,  qui  lui  était  promis, 
rarchitecte  ne  vit  pas  le  phare  terminé  de  sitôt,  et 
Montaigne  était  mort  depuis  longtemps  lorsque  cet 
édifice  put  profiter  aux  matelotij.  Louis  de  Foix  lui- 
même,  parait-il,  n'eut  pas  le  légitime  orgueil  de 
contempler  son  œuvre  se  dressant,  achevée  et 
durable  ! 

Quelques  mois  après,  nous  retrouvons  Montaigne 
mêlé  à  un  petit  fait  qui  prouve  qu'il  savait  s'inté- 
resser à  tous  les  besoins  des  Bordelais.  Voici  en 
quelle  circonstance.  L'administration  antérieure  à  la 
sienne  avait,  par  un  acte  en  date  du  22  août  1579, 
passé  un  contrat  avec  le  peintre  Jacques  Gaultier, 
qui  se  trouvait  alors  à  Bordeaux-.  C'était,  dit-on, 
un  artiste  expert,  et  la  municipalité  bordelaise  l'avait 
mandé  à  l'hôtel  de  ville  pour  lui  proposer,  au  nom 

1.  Par  une  lettre,  datée  du  20  juillet  138o  et  conservée  aux 
Archives  municipales  de  Bordeaux,  les  commissaires  Montaigne, 
Gourgues  et  Nesniond  demandèrent  à  Louis  de  Foix  de  mo- 
difier ses  plans. 

2.  Archives  liistoriqucs  de  la  Gironde,  t.  III,  p.  147. 


96  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

de  la  cité,  la  jouissance  gratuite  d'un  logis  pendant 
cinq  ans  et  l'exemption  de  certaines  charges,  s'il 
voulait,  ce  temps  durant,  fixer  sa  résidence  à  Bor- 
deaux. Il  accepta,  et,  pendant  les  cinq  années  conve- 
nues, Jacques  Gaultier  demeura  dans  une  maison 
appartenant  à  la  ville  et  dépendant  du  Collège  de 
Guyenne,  dont  il  disposait  en  échange  de  l'enseigne- 
ment de  son  art  à  la  jeunesse  hordelaise.  A  l'expi- 
ration de  ce  premier  contrat,  le  22  août  1384,  sous 
l'administration  de  Montaigne,  le  peintre  demanda  à 
la  municipalité  nouvelle  une  prolongation  de  deux 
ans  aux  mêmes  conditions  et  avec  les  privilèges  dont 
il  jouissait.  Gaultier  était  un  maître  consciencieux  ; 
aussi  Montaigne  consentit-il  avec  empressement  au 
renouvellement  du  contrat,  bien  qu'il  n'y  figure  pas, 
pour  conserver  à  la  ville  la  possession  d'un  praticien 
de  mérite  dont  la  présence  profitait  aux  élèves  '. 

Pendant  cette  accalmie,  et  tandis  que  les  affaires 
lui  en  laissaient  le  loisir,  Montaigne  demeurait  assez 
volontiers  aux  champs  et  sa  santé  s'en  trouvait  mieux 
que  d'un  séjour  à  la  ville.  Gela  ne  veut  pas  dire 
assurément  que  Montaigne  demeurât  ainsi  sans  désem- 
parer éloigné  de  son  poste  ni  qu'il  se  désintéressât 
momentanément  des  affaires  publiques  parce  qu'elles 
paraissaient  aller  mieux.  La  distance  qui  le  séparait 
de  Bordeaux  n'était  pas  assez  grande  pour  qu'il  ne 
pût  pas  s'y  rendre  rapidement  et  sans  effort,  et  ses 
propres  affaires  devaient,  sans  doute,  l'y  appeler 
parfois.  Aussi  le  voyons-nous,  en  mai  158-i,  servir 
d'intermédiaire  entre  le  roi  de  Navarre  et  Matignon, 

1.  Archives  historiqui's,  t.  XII,  p.  369. 


MONTAIGNE   MAIRE   DE    BORDEAUX.  97 

ce  qui  montre  bien  que  le  prince  lui  avait  conservé 
sa  confiance'.  Le  10  mai  1584,  Henri  de  Navarre 
écrivait  à  Matignon  :  «  Je  reconnais  fort  votre  bonne 
volonté  au  repos  de  ce  royaume  et  même  en  mon 
endroit,  et  croyez,  mon  cousin,  que  j'en  aide  la  satis- 
faction et  que  je  vous  en  sais  beaucoup  de  gré  :  en 
somme,  jamais  nuls  accidents,  bons  ou  mauvais,  ne 
changeront  mes  bonnes  inclinations.  »  Nous  allons 
voir  que  les  sentiments  du  jeune  roi  à  l'égard  de 
Montaigne  étaient  aussi  pleins  de  gratitude  et  qu'ils 
se  firent  jour,  peu  après,  d'une  manière  expressive. 
En  décembre  de  la  même  année  1384,  le  roi  de 
Navarre  se  rendit  avec  sa  suite  à  Sainte-Foy.  Il  était 
ainsi  trop  près  de  Montaigne  pour  que  celui-ci  ne 
se  préoccupât  pas  de  ce  royal  voisinage,  d'autant 
qu'on  lui  avait  fait  prévoir  que  le  prince  le  visiterait 
dans  sa  maison.  Précisément  les  jurais  de  Bordeaux 
réclamaient  leur  maire,  mais  celui-ci  ne  pouvait 
songer  à  s'absenter.  Il  s'en  excuse,  leur  en  dit  ia 
raison  :  «  Toute  cette  cour  de  Sainte-Foy  est  sur  mes 
bras,  et  se  sont  assignés  à  me  v^enir  voir  ;  cela  fait, 
je  serai  en  plus  de  liberîé.  »  Montaigne  répondra 
alors  à  l'appel  des  jurats  ;  au  reste,  ceux-ci  ne  doi- 
vent pas  trop  prendre  à  cœur  l'absence  de  leur  maire  : 
«  Ma  présence,  avoue-t-il  lui-même,  n'y  apporterait 
rien  que  l'embarras  et  incertitude  de  mon  choix  et 
opinion  en  cette  chose  ^.  »  On  ne  dira  pas,  après  cela, 

1.  Recueil  des  lettres  missives  de  Henri  IV,  publié  par 
Berger  de  Xivrey,  in-4'',  1. 1,  p.  661. 

2.  De  Montaigne,  le  10  décembre  1584.  —  Découverte  par 
M.  d'Etclieverry,  aux  Archives  municipales  de  Bordeaux.  Voy. 
Payen,  Recherches  et  documents  sur  Montaiyne,  p.  10. 

MONTAIGNE  II.  7 


98  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

(jue  Montaigne  exagérait  à  ses  contîitoyens  l'impor- 
tance de  ses  déterminations. 

Henri  de  Navarre  ne  se  fit  pas  attendre.  Après 
avoir  visité  le  Fleix  et  Gurson,  il  vint,  le  19  décem- 
bre, voir  Montaigne  chez  lui,  souper  et  coucher  en 
sa  maison.  Ce  séjour  fut  plein  d'une  particulière 
bonne  grâce.  Écoutons  Montaigne  lui-même  nous 
en  faire  le  détail  ;  il  l'a  mentionné  sur  le  petit  mémo- 
rial qu'il  tenait,  et  c'est  de  là  qu'est  tiré  le  récit  qui 
suit.  «  Le  roi  de  Navarre,  écrit-il  sous  la  date  du 
19  décembre  1584,  me  vint  voira  Montaigne,  où  il 
n'avait  jamais  été,  et  y  fut  deux  jours  servi  de  mes 
gens,  sans  aucun  de  ses  officiers.  Il  n'y  souffrit  ni 
essai  ni  couvert  \  et  dormit  dans  mon  lit.  Il  avait 
avec  lui  MM.  le  prince  de  Gondé,  de  Rohan,  de 
Turenne,  de  Rieux,  de  Béthune  et  son  frère,  de  La 
Boulaie,  d'Esternay,  de  Haraucourt,  de  Montmartin, 
de  Monlataire,  de  Lesdiguière,  de  Pouet,  de  Blacons, 
de  Lusignan,  de  Clervan,  de  Savignac,  du  Ruât,  de 
Sallebœuf,  de  La  Rocque  (Bénac),  de  La  Roche,  de 
Rous,  d'Aucourt,  de  Luns  (de  Lons),  de  Frontenac, 
de  Fabas,  de  Vivians  et  son  fils,  La  Burte,  Forget, 
Bissouse  (de  Viçoze),  de  Saint-Seurin,  d'AubervilIe^, 
le  lieutenant  de  la  compagnie  de  M.   le  Prince,  son 

1.  C'est-à-dire  que  Henri  de  Navarre  ne  se  servit  pas  du 
couvert  personnel  qui  le  suivait  dans  son  bagage,  et  qu'on  ne 
fit  point  l'essai  des  aliments  destinés  à  son  usage. 

2.  La  plupart  des  noms  de  ces  gentilshommes  el  la  nature 
des  fonctions  qu'ils  remplissaient  auprès  du  roi  de  Navarre  se 
trouvent  dans  un  Etat  des  gentilshommes,  gens  de  conseil 
et  officiers  de  la  maison  du  roi  de  Navarre  dressé  à  Sainte- 
Foy,  le  l"' janvier  1585  (Mémoires  et  correspondance  de  Du 
Plcssis-Mornay,  1824,  in-S",  t.  III,  p.  236). 


MONTAIGNE   MAIRE   DE   BORDEAUX.  99 

écuyer  et  environ  dix  autres  seigneurs  couchèrent 
céans,  outre  les  valets  de  chambre,  pages  et  soldats 
de  sa  garde.  Environ  autant  allèrent  coucher  aux  vil- 
lages. Au  partir  de  céans,  je  lui  ils  élancer  un  cerf  en 
ma  forêt,  qui  le  promena  deux  jours  K  »  Certes,  Mon- 
taigne était  lier  d'accueillir  ainsi  chez  lui  «  la  majesté 
royale  en  sa  pompe  ».  Cet  hommage  s'adressait  à 
la  droiture  de  son  caractère,  à  l'honnêteté  de  ses 
convictions,  à  la  loyauté  de  sa  conduite,  et  il  était 
bien  aise  de  le  recevoir  devant  tant  de  gentilshommes 
qui  accompagnaient  le  roi  de  Navarre.  Avec  un 
orgueil  bien  légitime,  il  a  voulu  en  garder  les 
noms  :  ce  sont  de  glorieux  témoins  de  l'estime  du 
prince  qui  sut  le  mieux  reconnaître  la  fidélité  et 
animer  le  dévouement. 

Les  esprits  étaient  toujours  aSsez  tranquilles  pour 
qu'Henri  de  Navarre  pût  se  livrer  sans  contrainte 
aux  plaisirs  qui  lui  tenaient  à  cœur.  Il  chassait  à 
Sainte-Foy,  ayant  amené  avec  lui  son  équipage  de 
chasse.  Mais,  en  Béarn,  où  il  allait  se  rendre,  le 
roi  de  Navarre  s'abandonnait  à  des  voluptés  plus 
dangereuses  pour  sa  dignité.  Quelques  personnes 
—  et  Montaigne  était  du  nombre  —  s'en  inquiétaient 
un  peu,  trouvant  sans  doute  que  ces  équipées  conve- 
naient moins  au  prince  depuis  que  la  mort  du  duc 
d'Anjou  l'avait  fait  héritier  du  trône  de  France,  Voici 
comment  Montaigne  exprimait,  le  18  janvier  1585, 
ses  appréhensions  au  maréchal  de  Matignon  :  «  Mon- 


1.  Le  U'' J.-F.  Puyen,  Documents  inédits  sur  Montaigne, 
n"  3.  Paris,  18oo,  in-S",  p.  16.  Note  de  Montaigne  sur  son 
exemplaire  des  Epliémé rides  de  Beullier. 


100  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

seigneur,  sur  plusieurs  contes  que  M.  de  Bissouze  ' 
m'a  fait  de  la  part  de  M.  de  Turenne  du  jugement 
qu'il  fait  de  vous  et  de  la  fiance  que  ce  prince  prend 
de  mes  avis,  encore  que  je  ne  me  fonde  guère  en 
paroles  de  rour,  il  m'a  pris  envie,  sur  le  dinar, 
d'écrire  à  M.  de  Turenne  que  je  lui  disais  adieu  par 
lettre  ;  que  j'avais  reçu  celle  du  roi  de  Navarre,  qui 
me  semblait  preiidre  un  bon  conseil  de  se  fier  en 
l'affection  que  vous  lui  offriez  de  lui  faire  service  ; 
que  j'avais  écrit  à  M'""  de  Guissen  -  de  se  servir  du 
temps  pour  la  commodité  de  son  navire,  à  quoi 
je  m'emploierais  envers  vous,  et  que  je  lui  avais 
donné  conseil  de  n'engager  à  ses  passions  l'intérêt 
et  la  fortune  de  ce  prince  ;  et  puisqu'elle  pouvait 
tout  sur  lui,  de  regarder  plus  à  son  utilité  qu'à  ses 
bumeurs  particulières  ;  que  vous  parliez  d'aller  à 
Bayonne,  où  à  l'aventure  offrirais-je  de  vous  suivre, 
si  j'estimais  que  mon  assistance  vous  pût  tant  soit 
peu  servir  ;  que  si  vous  y  alliez,  le  roi  de  Navarre, 
vous  sachant  si  prés,  ferait  bien  de  vous  convier  à 
voir  ses  beaux  jardins  de  Pau.  Voilà  justement  la 
substance  de  ma  lettre  sans  autre  harangue.  Je 
vous  en  envoie  la  réponse,  qu'on  m'a  rapporté  dés 
ce  soir  ;  et,  si  je  ne  me  trompe,  de  ce  commencement 
il  naitra  bientôt  du  barbouillage,  et  me  semble  que 
cette  lettre  a   déjà  quelque  air  de  mécontentement 

1.  M.  de  Viçoze,  secrétaire  ordinaire  dez  finances  du  roi  de 
Navarre,  qui  a  été  mentionné  ci-dessus,  et  non  M.  de  Belsunce, 
comme  Feuillet  de  Conclies  l'a  imprimé  à  tort. 

2.  C'est  Diane  d'Andouins,  comtesse  de  Gramont  et  de  Gui- 
che,  la  belle  Corisande,  dont  il  a  déjà  été  question  ci-devant, 
t.  I,  p.  196. 


MONTAU-NH   MAIRE   DE   BORDEAUX.  101 

OU  de  crainte.  Quoi  qu'il  dise,  je  les  tiens  où  ils  vont 
pour  plus  de  deux  mois,  et  là  se  trouvera  une  autre 
sorte  de  ton.  Je  vous  supplie  me  renvoyer  celle-ci 
avec  les  autres  deux  ;  le  porteur  n'a  affaire  qu'a 
votre  dépêche  i  .  »  Les  lettres  auxquelles  Montaigne 
fait  allusion  ici  nous  donneraient  assurément,  si 
elles  nous  étaient  parvenues,  la  raison  du  mécon- 
tentement qui  commença  à  se  faire  jour  dans  l'entou- 
rage du  roi  de  Navarre  ;  elles  nous  diraient  aussi 
pourquoi  quelques  amis  de  ce  prince  se  prenaient  à 
redouter  son  séjour  en  Béarn. 

Montaigne  n'appréhendait  pas  seulement  la  passion 
du  roi  de  Navarre  pour  la  comtesse  de  Gramont.  Il 
semble  qu'il  craignait  plus  encore  l'influence  de 
l'entourage  du  prince.  Il  connaissait  depuis  assez 
longtemps  la  belle  Corisande,  à  laquelle  il  avait 
dédié,  dès  la  première  apparition  des  Essais,  un 
chapitre  particulier  contenant  vingt-neuf  sonnets  de 
La  Boétie,  pour  ne  pas  ignorer  qu'elle  saurait  être 
une  femme  de  tête  à  l'occasion.  C'est  pour  cela  qu'il 
l'exhorte  à  sacrifier  ses  sentiments  aux  intérêts  de 
son  royal  amant  avec  une  liberté  de  langage  qu'auto- 
risait une  liaison  déjà  ancienne.  La  démarche  honore 
grandement  Montaigne.  Il  sentait  que  ce  séjour  en 
Béarn,  où  il  allait  résider  près  de  sa  maîtresse, 
éloignerait  encore  davantage  le  prince  de  la  reine 
Marguerite,  et  il  déplorait  ce  résultat,  bien  que  la 
femme  légitime  ne  fût  j)as  digne  des  égards  de  son 


i.  De  Montaigne,  le  18  janvier  1585.  —  Publiée  pour  la 
première  fois  par  Feuillet  de  Conches,  Causeries  d'un  curieux, 
t.  III,  p.  25  7. 


]  02  MONTAIGNE   ET   SES   AMIS. 

mari.  La  rupture  se  préparait  définitive  entre  les 
deux  époux,  et  cette  préférence  marquée  pour  la 
maîtresse  devait  la  rendre  inévitable.  Était-ce  un 
nouveau  danger  ?  Montaigne  qui  l'entrevoyait,  eût 
souhaité  l'éviter.  Il  eut  recours  à  la  comtesse  elle- 
même  pour  que  l'amour  que  lui  portait  le  prince  ne 
put  nuire  à  celui-ci.  Une  telle  démarche  pouvait-elle 
aboutir  ?  Sachons  gré  à  Montaigne  d'avoir  essayé 
d'éveiller  dans  l'àme  de  la  femme  aimée  le  sentiment 
d'un  chevaleresque  sacrifice,  mais  ne  nous  étonnons 
pas  que  la  belle  Corisande  n'ait  pas  écouté  la  voix 
du  vieil  ami  qui  lui  parlait  ainsi. 

Demeurer  trop  longtemps  en  Béarn  pouvait  être 
encore  particulièrement  dangereux  pour  Henri  de 
Navarre,  depuis  qu'il  était  devenu  premier  prince  du 
sang.  Beaucoup  de  gens  n'admettaient  pas  que  la 
mort  du  duc  d'Anjou  eût  fait  d'un  prince  huguenot 
l'héritier  présomptif  du  trône  de  France,  et  se  refu- 
saient à  le  regarder  comme  tel.  La  Ligue,  préparée 
par  les  Guises,  venait  de  redoubler  d'activité  depuis 
lors,  et  elle  essayait  de  transformer  cette  différence 
de  religion  en  un  obstacle  insurmontable.  Enfin, 
séduit  par  les  meneurs  de  la  Ligue,  le  cardinal  de 
Bourbon,  oncle  d'Henri  de  Navarre,  s'était  laissé 
mettre  en  avant,  et  les  Guises  l'avaient  salué  héritier 
de  la  couronne  et  premier  prince  du  sang,  sous  la 
protection  du  pape  et  du  roi  d'Espagne.  La  situa- 
tion s'embrouillait  donc  et  on  ne  pouvait  espérer 
en  sortir  sans  quelque  compromis.  Le  roi  de 
Navarre  serait-il  disposé  aux  concessions,  au  milieu 
de  sa  cour  de  Pau,  environné  de  huguenots  fervents 
et  aussi  fidèles  à  leur  foi  qu'à  leur  prince  ?  Certes, 


MONTAIGNE   MAIRE   DE   RORDEAUX.  103 

Henri  de  Navarre  avait  le  bon  sens  assez  haut  pour 
juger  lui-même  de  ses  vrais  intérêts,  mais  un  tel 
entourage  était  bien  fait  pour  l'empêcher  de  céder  et 
prêcher  la  résistance.  Afin  de  préparer  une  entente, 
Montaigne  eût  voulu  rapprocher  le  roi  de  Navarre 
et  Matignon.  S'autorisant  des  bons  rapports  qu'il 
entretenait  avec  l'un  et  avec  l'autre,  il  se  proposait 
de  servir  d'intermédiaire  entre  les  deux.  Bien  qu'il  lui 
donnât  publiquement  des  marques  de  satisfaction, 
Henri  de  Navarre  n'aimait  pas  le  maréchal,  dont  il 
redoutait  la  finesse  et  que,  dans  l'intimité,  il  appelait 
«  le  vieux  renard  ».  Qui  sait  si  un  rapprochement 
fait  en  temps  utile  entre  ces  deux  hommes  n'aurait 
pas  une  grande  portée?  Montaigne  y  voyait  un  gage 
de  plus  de  la  pacification  du  pays,  et,  dans  une 
autre  lettre  au  maréchal,  il  s'offrait  de  nouveau  à 
l'accompagneivà  Rayonne. 

Le  26  janvier  1d8o,  Montaigne  adressait  les  lignes 
suivantes  à  Matignon  :  «  Monseigneur,  je  n'ai  rien 
appris  depuis,  encore  que  j'aie  vu  assez  de  gens  de 
ce  train  céans.  J'estime  que  tout  a  vidé,  si  non  que 
M.  du  Ferrier  y  soit  demeuré  pour  les  gages.  S'il  vous 
plaitde  voir  une  lettre  que  le  sieur  Du  Plessis  m'écrivit 
depuis,  vous  y  trouverez  que  la  réconciliation  y  fut 
bien  entière  et  pleine  de  bonne  inlelligence,  et  je 
crois  que  le  maître  lui  en  aura  communi(|ué  plus 
])rivément  qu'aux  autres,  sachant  qu'il  est  de  ce 
goût  comme  est  aussi  M.  de  Clervan,  qui  vous  a  vu 
depuis.  Si  je  dois  vous  faire  compagnie  à  Bayonne, 
je  désire  que  vous  maintenez  (IîicJ  notre  délibération 
de  retarder  dans  le  carême,  afin  (jue  je  puisse  prendre 
les  eaux  tout  d'un  train.  Au  demeurant,  j'ai  appris 


104  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

qu'il  n'est  rien  qui  dégoûte  tant  le  mari  que  de  voir 
qu'on  s'entend  avec  la  femme.  J'ai  eu  nouvelles  que 
les  jurats  sont  arrivés  à  bon  port,  et  vous  baise  très 
humblement  les  mains.  »  Puis,  dans  un  post-scriptum 
plus  affectueux,  Montaigne  protestait  plus  particu- 
lièrement de  son  dévouement  :  «  Monseigneur,  vous 
me  faites  grande  faveur  de  vous  agréer  de  l'afTection 
que  je  montre  à  votre  service,  et  vous  pouvez  assurer 
de  n'en  avoir  pas  acquis  en  Guyenne  de  plus  nette- 
ment et  sincèrement  vôtre.  Mais  c'est  peu  d'acquêt. 
Quand  vous  devriez  faire  place,  ce  ne  doit  pas  être  en 
temps  qu'on  se  puisse  vanter  de  vous  l'avoir  otée  ^  » 
Henri  de  Navarre  était  donc  bien  parti  pour  le 
Béarn.  A  quelques  jours  de  là,  Montaigne  confirme 
le  fait  à  3Iatignon,  en  lui  |annon;ant,  par  un  billet, 
que  «  le  roi  de  Navarre  vient  d'envoyer  quérir 
quelque  reste  de  train  et  d'équipage  iàe  chasse  qu'il 
avait  ici  (à  Montaigne),  et  que  sa  demeure  sera  plus 
longue  en  Béarn  qu'il  ne  pensait  ».  Seul,  Arnaud  du 
Ferrier,  notre  ancien  ambassadeur  à  Venise,  mainte- 
nant chancelier  de  Navarre,  était  demeuré  en  arrière, 
retenu  sans  doute  plus  par  son  grand  âge  que  par 
les  devoirs  de  sa  charge.  D'ailleurs,  comme  le  dit 
Montaigne,  «  le  reste  du  pays  demeure  en  repos  et 
n'y  a  rien  qui  bouge  » '.  Aussi  s'attarde-t-il  lui-même 
à  la  campagne  bien  que  quelque  devoir  de  sa  mairie 

1.  De  Montaigne,  le  26  janvier  1385.  —  Publiée  pour  la  pre- 
mière fois  par  Feuillet  de  Conches,  Causeries  d'un  curieux, 
t.  III,  p.  276. 

2.  De  Montaigne,  le  2  février  1585.  —  Publiée  pour  la  pre- 
mière Tois  par  Feuillet  de  Conches,  dans  les  Causeries  d'un 
curieux,  t.  III,  p.  280. 


MONTAIGNE  MAIRE  DE   BORDEAUX.  iOo 

eût  réclamé  sa  présence  en  ville.  Mais  la  chose  n'a 
pas  grande  importance  et  il  se  contente  d'écrire  aux 
jurats  de  Bordeaux  qu'il  viendra  les  rejoindre  «  à  la 
première  commodité  »  •. 

Ce  calme  était  à  la  surface.  Aucune  question  impor- 
tante n'avait  été  tranchée  ni  avec  Matignon  ni  avec 
la  reine  Marguerite  ;  aussi  était-il  évident  qu'il  en 
surviendrait  quelque  embarras.  Les  difficultés  sur- 
girent d'abord  avec  la  reine  Marguerite.  Pendant 
que  son  mari  vivait  en  Guyenne  et  en  Béarn,  occupé 
à  d'autres  passions,  celle-ci  vivait  à  Nérac,  isolée  et 
méprisée.  Mais  elle  ne  demeurait  pas  inactive  dans 
sa  solitude  :  au  courant  des  compétitions  des  partis, 
elle  intriguait  et  cherchait  sa  voie  au  milieu  de  ces 
menées  diverses.  Elle  était  en  correspondance  fré- 
quente avec  la  cour  du  roi  de  France,  et  toutes  ses 
lettres  n'étaient  pas,  prétendait-on,  en  faveur  de  son 
mari.  Pour  s'en  assurer,  Henri  de  Navarre  fit  brus- 
({uement  arrêter  un  messager  de  la  reine  sa  femme. 
L'esclandre  fut  grand,  et  nous  en  retrouvons  le 
contre-coup  dans  la  correspondance  de  Montai-gne 
avec  le  maréchal.  Nous  y  verrons  aussi  en  quels  sens 
variés  les  partis  commençaient  à  se  remuer,  et  nous 
citerons  en  entier  quelques  lettres  de  Montaigne, 
qui  nous  apprendront  comment  lui-même  appréciait 
les  événements. 

Le  9  février  1S85,  Montaigne  mandait  à  Matignon  : 
«  Si  les  jurats  arrivèrent  le  jour  qu'on  les  attendait 

1.  De  Montaigne,  le  8  février  1585.  —  Publiée  par  Cham- 
pollion-Figeac,  Documents  historiques  inédits,  I.  II.  p.  486  ; 
—  le  D"'  Payeii,  Documents  inédits  ,1847},  p.  21  ;  —  Grïm, 
Vie  publique  de  Montaigne,  p.  268. 


106  MONTAIGNE   ET  SES   AMIS. 

à  Bordeaux  et  qu'ils  soient  venus  en  poste,  ils  pour- 
ront vous  avoir  apporté  des  nouvelles  fraiches  de  la 
cour.  On  fait  ici  courir  le  bruit  que  Ferrand  a  été  pris, 
à  trois  lieues  de  Nérac,  allant  à  la  cour,  et  ramené  à 
Pau  ;  aussi  que  les  huguenots  ont  failli  à  surprendre 
Taillebourg  et  Taillemont  en  même  temps,  et  quel- 
ques autres  desseins  pour  Dax  et  Bayonne.  Mardi, 
une  troupe  de  bohèmes,  qui  roule  ici  autour  il  y  a 
longtemps,  ayant  acheté  la  faveur  et  secours  d'un 
gentilhomme  du  pays  nommé  Le  Borgne  La  Siguinie 
pour  les  aider  d'avoir  raison  de  quelques  bohèmes 
qui  sont  en  une  autre  troupe  delà  l'eau  en  la  terre 
de  Gensac  qui  est  au  roi  de  Navarre,  ledit  La  Siguinie 
ayant  assemblé  vingt  ou  trente  de  ses  amis,  sous 
couleur  d'aller  à  la  chasse  avec  des  harquebuses 
pour  les  canards  avec  deux  ou  trois  desdits  bohèmes, 
du  côté  deçà,  allèrent  charger  ceux  de  delà  et  en 
tuèrent  un.  La  justice  de  Gensac  avertie  arma  le 
peuple  et  vinrent  faire  une  charge  aux  assaillants,  et 
en  ont  pris  quatre,  un  gentilhomme  et  trois  autres, 
en  tuèrent  un  et  en  blessèrent  trois  ou  quatre  autres. 
Le  reste  se  retira  deçà  l'eau  ;  et  de  ceux  de  Gensac  il 
y  en  a  deux  ou  trois  blessés  à  mort.  L'escarmouche 
dura  longtemps,  et  bien  chaude.  La  chose  est  sujette 
à  composition,  car  de  l'un  et  l'autre  parti  il  y  a 
beaucoup  de  faute.  Si  le  sieur  de  La  Rocque,  qui  est 
fort  de  mes  amis,  se  doit  battre  par  nécessité  à 
Cabanac  du  Puch,  je  souhaite  et  lui  conseille  que  ce 
soit  loin  de  vous.  » 

Écrite  à  sept  jours  de  distance  de  la  précédente, 
cette  lettre  montre  clairement  combien  la  tranquillité 
était  précaire  et  souvent   troublée  par  de  fréquents 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX.  107 

incidents,  dont  on  ne  se  tourmentait  pas,  au  reste, 
outre  mesure.  Rapportons  encore  le  post-scriptum 
important  par  lequel  Montaigne  l'achevait:  «  Mon- 
seigneur, ma  lettre  se  fermait  quand  j'ai  reçu  la 
vôtre  du  6  et  celle  de  M.  Yilleroy,  qu'il  vous  a  plù 
m'envoyer  (par  un  homme  que  le  Corps  de  la  ville 
m'a  envoyé)  de  l'heureuse  expédition  de  leurs  dépu- 
tés. Le  sieur  de  La  Mote  me  mande  avoir  à  me  dire 
choses  qui  ne  se  peuvent  écrire,  et  que  je  lui  mande 
s'il  est  besoin  qu'il  me  vienne  trouver  ici  ;  sur  quoi 
je  ne  fais  point  de  réponse.  Mais  quant  au  comman- 
dement qu'il  vous  plait  me  faire  de  vous  aller  trouver, 
je  vous  supplie  très  humblement  croire  qu'il  n'est 
rien  que  je  fasse  plus  volontiers  et  ne  me  rejetterai 
jamais  si  avant  en  la  solitude,  ni  ne  me  déferai  tant 
des  affaires  publiques  qu'il  ne  me  reste  une  singu- 
Hère  dévotion  à  votre  service  et  aflection  de  me 
trouver  où  vous  serez.  Pour  cette  heure,  j'ai  les 
bottes  aux  jambes  pour  aller  au  Fleix  où  le  bon 
homme  président  Ferrier  et  le  sieur  de  la  Marselière 
se  doivent  trouver  demain  avec  dessein  de  venir  ici 
après-demain  ou  mardi.  J'espère  vous  aller  baiser  les 
mains  un  jour  de  la  semaine  prochaine,  ou  vous 
avertir  s'il  y  a  juste  occurence  qui  m'en  empêche.  Je 
n'ai  reçu  aucunes  nouvelles  de  Béarn  ;  mais  Poiferré 
qui  a  été  à  Bordeaux  m'a  écrit,  à  ce  qu'on  me  mande, 
et  donné  la  lettre  à  un  homme  de  qui  je  ne  l'ai  point 
encore  reçue.  J'en  suis  marri  '.  » 


1.  De  .Montaii:iie,  le  9  février  lo8o.  —  Publiée  pour  la  pre- 
mière fois  par  Feuillet  de  Conciles,  dans  les  Causeries  d'un 
curieux,  t.  II[,  p.  282. 


108  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

Les  petits  incidents  se  multiplient,  aussi  Montai- 
gne correspond-il  plus  fréquemment  avec  Matignon. 
Lui  qui  n'aime  pas  à  écrire,  il  envoie  presque  chaque 
jour  une  lettre,  et  parfois  assez  longue.  Dans  la  der- 
nière missive,  Montaigne  ne  faisait  qu'une  mention 
de  la  surprise  de  Ferrand,  le  secrétaire  de  la  reine 
de  Navarre  qui  allait  à  Paris.  Trois  jours  après,  le 
12  février,  il  se  hâte  d'apprendre  à  Matignon  ce  que 
lui-même  en  a  entendu  dire.  «  Monseigneur,  lui 
écrit-il,  je  viens  d'arriver  du  Fleix.  La  Marselière 
s'y  est  trouvé,  et  d'autres  de  ce  conseil.  Ils  disent 
que,  depuis  l'accident  de  Ferrand,  et  pour  cet  effet, 
Frontenac  est  venu  à  Xérac,  auquel  la  reine  de 
Navarre  dit  que  si  elle  eût  estimé  le  roi  son  mari  si 
curieux,  qu'elle  eût  fait  passer  par  ses  mains  toutes 
les  dépêches,  et  que  ce  qui  s'est  trouvé  dans  la  lettre 
qu'elle  écrit  à  la  reine  sa  mère,  qu'elle  parle  de  s'en 
retourner  en  France,  que  c'est  comme  en  demandant 
avis  et  en  délibérant,  mais  non  pas  comme  y  étant 
résolue,  et  qu'elle  le  met  en  doute  pour  le  peu  de 
compte  qu'on  fait  d'elle  si  apparemment  que  chacun 
le  voit  et  connaît  assez.  Et  Frontenac  dit  que  ce  que 
le  roi  de  Navarre  en  a  fait  n'a  été  que  poiu"  la  défiance 
qu'on  lui  avait  donnée  que  Ferrand  portait  des 
mémoires  qui  touchaient  son  état  et  affaires  publi- 
ques. Ils  disent  que  le  principal  effet  est  que  plusieurs 
lettres  des  filles  de  cette  cour  à  leurs  amis  de  France, 
—  je  dis  les  lettres  qui  se  sont  sauvées,  car  ils  disent 
que  quand  Ferrand  fut  pris,  il  eut  moyen  de  jeter 
quelques  papiers  au  feu  qui  furent  consommés  avant 
(|u'on  les  pût  retirer,  —  ces  lettres  qui  restent 
apprêtent  fort  à  rire.  J'ai  vu  en  repassant  M.  Ferrier 


MONTAIGNE  MAIRE  UE  BORDEAUX.  109 

malade  à  Sainte-Foy,  qui  se  résout  à  me  venir  \oir 
un  jour  de  cette  semaine.  D'autres  y  seront  dès  ce 
soir.  Je  ne  m'attends  pas  qu'il  y  vienne  et  me  semble, 
attendu  son  âge,  l'avoir  laissé  en  mauvais  état. 
Toutefois  je  l'attendrai,  si  vous  ne  me  commandez  le 
contraire,  différerai  à  cette  cause  mon  voyage  vers 
vous  sur  le  commencement  de  l'autre  semaine.  »  Et, 
en  post-scriptum  :  «  Le  dit  Ferrand  avait  m.ille  écus 
sur  lui,  dit-on,  car  toute  cette  information  n'est  guère 
certaine'.  » 

En  somme,  l'arrestation  de  Ferrand  n'avait  eu 
qu'une  issue  plaisante.  Mais,  si  on  en  croit  l'Esloile, 
Ferrand  faisait  des  aveux  plus  graves  :  il  soutenait, 
paraît-il,  que  la  reine  Marguerite  avait  le  dessein 
d'empoisonner  son  mari  pour  se  venger  du  dédain 
qu'il  lui  témoignait  ^  La  rupture  entre  les  deux 
époux  était  donc  imminente.  Voyant  ses  projets  de 
fuite  découverts,  la  reine  ne  songeait  plus  qu'à  les 
mettre  à  exécution  sans  entraves.  On  approchait  du 
carême.  Marguerite  manifesta  le  désir  de  se  rendre  à 
Agen  pour  y  faire  ses  dévotions  et  assister  aux 
sermons  d'un  Père  jésuite  qui  prêchait  la  station  à  la 
cathédrale  de  Sainl-Etienne.  Henri  de  Navarre  ne 
s'y  opposa  pas  et,  le  19  mars,  sur  le  soir,  les 
habitants  d'Agen  voyaient  arriver  la  reine  en 
assez  modeste  équipage.  Mais  d'autres  gens  suivi- 
rent bientôt  et,  de  jour  en  jour,  l'aftluence  devint  plus 

1.  De  Montaigne,  le  12  février  1585.  —  Publiée  et  repro- 
duite en  fac-similé  par  Feuillet  de  Conches,  dans  les  Causeries 
d'un  curieux,  t.  III,  p.  288. 

2.  Mémoires-journaux  de  Pierre  de  L'Esloile.  Paris,  1875, 
in-8«,  t.  H,  p.  181. 


IIU  MONTAIGNb;   ET  SES  AMIS. 

grande.  Marguerite  avait  réussi  :  parvenue  à  Agen, 
qui  lui  avait  été  cédé  pour  garantir  les  rentes  de  sa  dot, 
la  reine  s'y  entourait  de  personnes  sûres  et  capables 
de  la  défendre  contre  les  agressions  de  son  mari. 

C'était  un  nouvel  ennui  qu'Henri  de  Navarre 
eût  sans  doute  pu  éviter  avec  un  peu  plus  de  cir- 
conspection. Désormais,  il  allait  lui  falloir  user  de 
plus  de  prudence  encore,  de  plus  de  sens  politique, 
car  il  lui  venait  de  tous  les  côtés  du  royaume  des 
adversaires  prêts  à  profiter  de  ses  fautes.  La  Guyenne 
pourtant  continuait  à  demeurer  à  peu  près  calme. 
Montaigne,  qui  se  plait  tant  à  narrer  par  le  menu 
les  incidents  éclos  sur  le  coin  de  terre  qu'il  habite, 
ne  trouve  à  racontera  Matignon  que  des  petits  faits 
sans  importance.  On  s'alarme  «  de  quelque  troupe 
de  gens  de  cheval  »  qui  s'est  assemblée  «  de  l'autre 
côié  de  la  rivière  ».  Les  prisonniers  faits  après 
l'échaulîourée  de  Gensac  sont  même  en  liberté, 
«  sauf  le  procureur  de  la  terre  de  Montravel,  qui  a 
été  pris  par  compagnie  et  rencontré  n'ayant  aucune 
participation  à  tout  cela  et  s'était  trouvé  sur  les 
lieux  pour  quelque  exécution  de  justice  »  '.  Montai- 
gne ne  semble-t-il  pas  s'égayer  intérieurement  en 
notant  ainsi  le  cas  de  ce  mngistrat,  surpris  au  milieu 
de  son  devoir  et  retenu  enfermé,  bien  qu'innocent, 
tandis  qu'on  relâche  les  coupables  ?  Pourtant,  Mati- 
gnon, qui  juge  les  choses  de  plus  haut,  veut  s'entre- 
tenir avec  le  maire  de  Bordeaux.  Il  le  presse  de 
revenir  en  ville,  et  Montaigne  répond  aussitôt  qu'il 

1.  De  Montaigne,  le  13  février  lo85. —  Publiée  pour  la  pre- 
mière fois  par  Feuillet  de  Conches,  dans  les  Causeries  d'un 
curieux,  t.  111,  p.  290. 


MONTAIGNE   MAIRE  DE   BORDEAUX.  ill 

va  y  aller.  «  J'attends  à  ce  soir,  lui  écrit  Montaigne, 
avec  espérance  de  |3artir  demain  pour  vous  aller 
trouver,  et  ne  pouvant  faire  à  cette  heure,  à  cause 
des  eaux  débordées  partout,  ce  chemin  d'ici  à  Bor- 
deaux en  une  journée,  je  m'en  irai  coucher  à  Fau- 
hrenet,  près  du  port  du  Tourne,  pour  vous  trancher 
chemin,  si  vous  partez  ce  pendant,  et  me  pourrai 
rendre  mardi  matin  à  Podensac  pour  y  entendre  ce 
qu'il  vous  plaira  me  commander.  Si  par  ce  porteur 
vous  ne  me  changez  d'assignation,  je  vous  irai  trou- 
ver mardi  à  Bordeaux,  sans  passer  l'eau  qu'à  la 
Bastide  '.  » 

Il  fallait  que  l'invitation  de  Matignon  fût  singulière- 
ment pressante  pour  que  Montaigne  se  mit  aussi 
rapidement  en  roule  et  vînt  à  Bordeaux  malgré 
l'inondation.  La  Ligue  commençait  à  s'agiter  à  Bor- 
deaux, comme  elle  le  faisait  à  Paris,  sous  l'œil  indécis 
du  roi.  Mais  Matignon,  soldat  dévoué  à  Henri  III 
malgré  les  incertitudes  de  sa  politique,  était  bien 
décidé  à  s'opposer  aux  entreprises  des  ligueurs  aussi 
constamment  qu'il  avait  repoussé  les  efforts  du  roi 
de  Navarre.  Ainsi  que  Montaigne,  le  maréchal  ne 
voulait  s'engager  avec  aucun  parti  et  plaçait  son 
loyalisme  au-dessus  des  querelles  intestines.  Cette 
politique  ne  faisait  pas  l'affaire  du  roi  de  Navarre, 
dont  il  empêchait  sans  cesse  les  empiétements.  Henri 
de  Navarre  s'irritait  de  la  constante  vigilance  du 
maréchal,    auquel   il   reprochait   de  lui   faire   «  des 


i.  Sans  lieu  ni  date  (seconde  quinzaine  de  février  I080.)  — 
Publiée  pour  la  première  fois  par  Feuillet  de  Goncheï,  dans  les 
Causeries  d'un  curieux,  t.  III,  p.  291. 


U2  MONTAIGNE   ET   SES   AMIS. 

querelles  d'Allemagne  *.  Bien  que  Matignon  ne  fût 
en  Guyenne  que  le  lieutenant  du  roi  de  Navarre, 
gouverneur  nominal  de  la  province,  il  ne  prenait  pas 
l'avis  de  celui-ci  et  dirigeait  lui-même  l'administra- 
tion, surveillant  tout  et  exécutant  les  mesures  néces- 
saires sous  sa  propre  responsabilité.  Henri  de  Navarre 
en  voulait  au  maréchal  de  le  négliger  ainsi  et  de 
l'effacer  complètement.  Pour  le  moment,  son  aigreur 
n'était  pas  déguisée  ;  mais  il  revint  à  une  plus  juste 
appréciation  des  choses  quand  il  eut  vu  la  belle 
contenance  de  Matignon  à  Bordeaux. 

Les  ligueurs  s'étaient  ménagé  assez  d'intelligence 
dans  la  ville  pour  y  tenter  un  coup  de  main.  A  la 
fin  de  mars  et  au  commemîement  d'avril,  les  esprits 
semblaient  assez  échauffés  pour  qu'on  put  redouter 
quelque  soulèvement.  Le  maréchal  ne  perdait  pas  de 
vue  les  allées  et  venues  des  conspirateurs.  Henri  de 
Navarre,  lui  aussi,  veillait  de  loin  sur  la  ville,  qu'il 
se  souciait  fort  peu  de  voir  tomber  au  pouvoir  de  ses 
pires  ennemis  ;  dès  qu'il  fut  prévenu  du  complot, 
il  se  hâta  d'en  informer  Matignon  et  le  Corps  de 
ville,  afin  de  déjouer  ces  desseins'.  De  concert  avec 
quelques  hommes  d'ordre,  le  maréchal  le  fit  avec 
beaucoup  de  prudence  et  d'à-propos.  Le  chef  des 
ligueurs  à  Bordeaux  était  alors  le  baron  de  Vaillac, 
dont  nous  avons  déjà  parlé.  Gouverneur  du  château 
Trompette,  il  pouvait  sans  trop  de  difficultés,  se 
rendre  maître  de  la  ville  et  la  réduire  au  pouvoir  des 
Guises.  Matignon  le  savait.  Feignant  d'avoir  reçu  du 


1.  Recueil  des  lettres  7nïssives  (/e7/e»ri! /F,  publié  par  Berger 
de  Xivrey,  t.  II,  pp.  27  et  29. 


MONTAK.NE   MAIUE   DE  BOHDEAUX.  113 

roi  (Je  France  des  ordres  intéressant  la  province  et 
la  ville,  il  assemble  chez  lui,  à  une  date  qui  ne  nous 
est  pas  connue,  les  présidents  et  les  gens  du  roi  au 
Parlement,  Michel  de  Montaigne,  maire,  et  les  jurais 
de  Bordeaux,  les  principaux  officiers  de  la  ville,  sans 
oublier  Vaillac.  «  Sitôt  que  l'assemblée  fut  faite,  dit 
l'historien  de  Matignon',  Le  Londel,  capitaine  de  ses 
gardes,  se  saisit  des  avenues  de  son  logis  ;  et,  ayant 
mis  les  amis  du  maréchal  et  ceux  qu'il  avait  avertis 
et  qu'il  connaissait  affectionnés  au  service  du  roi 
pour  soutenir  les  gardes,  le  maréchal  fit  l'ouverture 
des  pernicieux  desseins  des  ligueurs,  qui,  sous 
prétexte  de  religion,  se  révoltaient  contre  leur  pi-ince 
souverain,  troublaient  le  repos  du  royaume,  et  vou- 
laient élever  leurs  fortunes  sur  les  ruines  de  celles 
des  plus  gens  de  bien.  »  Il  ajoute  «  qu'il  était  averti 
qu'ils  avaient  des  partisans  dans  Bordeaux,  qui 
avaient  promis  de  le  livrer  entre  leur  mains  ;  qu'il 
les  avait  priés  de  s'assembler  pour  leur  découvrir  un 
secret  qui  importait  à  leurs  fortunes  et  à  leurs  vies  ; 
([ue,  comme  le  danger  était  grand,  le  remède  devait 
être  prompt,  et  (ju'en  des  matières  de  cette  impor- 
tance il  fallait  commencer  par  l'exécution.  Puis, 
tournant  les  yeux  sur  Vaillac,  qui  était  assis  avec  les 
autres,  il  lui  dit  que  sa  fidélité  était  suspecte  au  roi 
et  que  Sa  Majesté,  pour  se  délivrer  de  cette  inquié- 

1.  Histoire  du  maréchal  de  Matignon,  gouverneur  et  tieu- 
tenant-géncral  pour  le  roi  en  Guyenne,  par  M.  de  Caillière. 
Paris,  1661,  in-l'olio,  p.  157.  —  Caillière  no  précise  pas  la 
date.  C'est  en  avril  l."j85.  Je  reproduis  ici  ce  récit  tout  entier 
bien  qu'un  peu  long  et  lourd,  parce  qu'il  est  évidemment  fait 
d'après  un  document  original. 

MONTAIGNB   II.  8 


H4  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

tude,  désirait  ({u'il  remit  le  château  Trompette  entre 
ses  mains.  Vaillac,  tout  étonné  de  ce  discours,  auquel 
il  ne  s'attendait  pas,  voulut  s'excuser  en  protestant 
qu'il  n'avait  jamais  eu  d'intention  de  ricMi  faire  contre 
le  service  du  roi  ;  qu'il  suppliait  le  maréchal  de  se 
contenter  de  sa  parole,  ou  du  moins  de  lui  donner  le 
temps  de  se  justifier  sans  le  déposséder  de  sa  charge 
avec  celte  infamie  (lu'il  n'avait  point  méritée;  ([u'il 
était  homme  d'honneur  et  qu'il  aimait  mieux  mourir 
que  de  le  perdre . 

«  Le  maréchal,  sans  lui  donner  loisir  de  haranguer 
davantage,  lui  dit  que  le  moyen  de  mourir  était 
de  résister  aux  ordres  du  roi  ;  que  s'il  apportait 
de  plus  longues  refuiies,  il  le  tiendrait  pour  cou- 
pable ;  que  s'il  ne  le  rendait  maitre  de  la  pla<^e, 
il  lui  ferait  trancher  la  tête  à  la  vue  de  sa  garnison, 
et  qu'il  voulait  bien  qu'il  crût  qu'il  était  en  état  de 
se  faire  obéir.  Au  même  temps,  il  fit  venir  Le  Londel, 
auquel  il  ordonna  de  désarmer  Vaillac  et  de  lui 
donner  des  gardes  ;  il  commanda  au  maire  de  faire 
savoir  les  intentions  du  roi  et  les  siennes  à  toute  la 
ville,  pour  disposer  les  bourgeois,  vrais  et  fidèles 
serviteurs  de  Sa  Majesté,  de  se  joindre  avec  ses 
troupes  pour  forcer  les  soldats  de  la  garnison,  si 
la  punition  de  Vaillac  ne  les  obligeait  à  se  rendre, 
Vaillac,  voyant  que  le  maréchal  le  menait  si  brus- 
quement, eut  recours  aux  soumissions  et  aux  prières  ; 
et,  comme  il  n'était  pas  haï  d(!  ceux  qui  composaient 
l'assemblée,  chacun  dit  quelque  chose  en  sa  faveur. 
Le  Premier  Président,  prenant  la  parole,  lui  remontra 
qu'il  devait  obéir  aux  ordres  de  M.  le  Maréchal, 
puisqu'il  représentait  la  personne  du  roi  dans  la  pro- 


MONTALGNK   MAIKK   DE   BORDEAUX.  llo 

vince  et  dans  la  ville  ;  que  s'il  n'était  pas  coupable, 
il  n'empêcherait  pas  qu'il  fit  voir  son  innocence  ; 
que  s'il  remettait  la  place  en  dépôt  entre  les  mains 
du  maréchal,  il  serait  supplié  de  toute  l'assemblée 
de  porter  témoignage  au  roi  de  son  obéissance  ;  qu'il 
estimait  que  c'était  la  seule  voie  qu'il  devait  suivre 
dans  l'occasion  présente,  que  toute  autre  lui  serait 
inutile  et  même  dangereuse  ;  qu'il  lui  conseillait 
d'aller  trouver  le  roi,  pour  lui  rendre  compte  de  ses 
actions  ;  qu'il  ne  devait  rien  craindre  si  sa  conscience 
était  nette  et  que  son  innocence  le  mettrait  à  cou- 
vert des  calomnies  de  ses  ennemis.  Le  maréchal, 
voyant  que  Vaillac  contestait  encore  avec  de  faibles 
raisons,  commanda  qu'on  le  menât  hors  de  la  salle. 
Ce  commandement  fit  redoubler  les  prières  d'un 
chacun  au  maréchal  et  employer  de  nouvelles  per- 
suasions pour  résoudre  Vaillac. 

«  Enfin,  après  quelques  heures  de  patience, 
Vaillac  fit  de  nécessité  vertu,  et  promit  au  maré- 
chal de  lui  mettre  la  place  entre  les  mains,  pourvu 
qu'il  eût  agréable  de  lui  permettre  d'en  tirer  ce 
qui  lui  appartenait  et  d'aller  trouver  le  roi  pour  se 
justifier.  De  ce  pas,  le  maréchal  sortit  de  la  salle  et 
passa  dans  la  rue,  environné  de  ses  gardes  et  de 
quelques  gens  de  guerre  qu'il  avait  à  Bordeaux, 
suivi  de  toute  l'assemblée  et  de  Vaillac,  auquel  il  fit 
rendre  l'épée.  En  cet  état,  il  alla  droit  à  la  porte  du 
château  Trompette,  d'où  Vaillac  commanda  à  ses 
officiers  et  à  ses  soldats  de  sortir,  la  mèche  éteinte, 
et  de  recevoir  les  ordres  du  maréchal.  Cela  fait  sans 
tumulte  et  sans  rumeur.  Le  Londel  se  saisit  de  la 
porte,  et  le  maréchal,   y  ayant  fait  entrer  ses  gens, 


116  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

permit  à  Vaillac  d'y  laisser  quelques-uns  de  ses 
domcsliques  pour  en  tirer  ses  meubles  et  faire  inven- 
taire, avec  Le  Londel,  de  l'artillerie,  des  armes,  vivres 
et  munitions  qui  s'y  trouveraient.  Le  jour  d'après, 
il  fut  dressé  un  acte  par  la  même  assemblée  de 
l'obéissance  que  Vaillac  avait  rendue  aux  ordres  du 
maréchal,  pour  être  envoyé  au  roi,  et  le  maréchal 
rendit  compte  à  Sa  Majesté  de  la  chose  comme  elle 
s'était  passée.  » 

Grâce  à  la  prévoyance  et  à  la  fermeté  de  Matignon, 
Bordeaux  demeurait  donc  au  pouvoir  du  roi  et  les 
ligueurs  devaient  renoncer  à  leurs  espérances.  «  Si 
ce  maréchal,  comme  dit  Brantôme,  n'eût  attrapé 
lors  cette  place  et  par  finesse  et  par  adresse,  Bor- 
deaux eût  eu  de  l'alTaire.  »  Il  est  vrai  d'ajouter  que 
le  Corps  de  ville  était  lidèle  au  roi  et  que  dans  cette 
circonstance  il  servit  le  maréchal  dans  la  mesure 
de  SCS  moyens.  Après  cet  événement,  le  maire  et 
les  jurats  de  Bordeaux  s'empressèrent  de  faire  à 
Henri  III  une  chaleureuse  protestation  de  dévoue- 
ment. «  Nous  sommes  tendus,  délibérés  et  résolus, 
écrivaient-ils  au  roi  le  22  avril  1583,  de  garder  et 
observer  fidèlement  et  avec  toute  sincérité,  sollici- 
tude et  vigilance  tout  ce  que  nous  pourrons  savoir  et 
apprendre  être  de  votre  intention  et  nous  ranger 
et  conformer  entièrement  et  de  tous  points  à  icelui 
par  l'emploi  de  notre  sang,  de  nos  vies,  et  de  tous 
les  moyens  que  Dieu  nous  aura  suscités  et  dont 
le  fait  et  exécution  fera  preuve  et  démonstration 
certaine.  »  Puis,  parlant  des  derniers  incidents,  le 
Corps  de  ville  ajoutait  :  «  Nous  sommes  certains  que 
Votre   Majesté   sera  informée  amplement  par  M.    le 


.MOXTAfGNE   MAIRE  DR   BORDEAUX.  117 

maréchal  de  Matignon  de  l'élat  de  cette  ville, 
inéme  de  ce  qui  s'est  passe  naguères  pour  le  fait 
(le  votre  château  Trompette,  auquel  nous  avons 
assisté  de  tout  notre  pouvoir  et  rendu  l'obéissance 
({ue  nous  devons  à  Votre  dite  Majesté  et  service, 
comme  nous  ferons  toujours,  de  pareille  volonté  et 
dévotion  '.  » 

Le  roi  pouvait  se  fier  à  d'aussi  énergiques  proies- 
lations  de  fidélité,  appuyées  comme  l'étaient  celles-ci 
par  des  actes  plus  probants  encore.  La  situation 
n'était,  en  eflet,  complètement  rassurante  ni  à 
Bordeaux  ni  dans  le  reste  de  la  province  :  en 
certains  endroits  même,  les  affaires  continuaient  à 
s'embrouiller  davantage.  Les  gens  de  Brouage,  de 
Koyan,  de  Blaye  et  de  Bourg  s'étaient  emparés 
du  haut  de  la  rivière,  pillant  et  rançonnant  les 
navires  marchands  qui  montaient  ou  qui  descen- 
daient. Henri  de  Navarre  ne  cessait  de  faire  des 
protestations  de  fidélité  au  roi  ;  mais  les  chefs 
huguenots  fortifiaient  Bergerac  et  les  places  suscep- 
tibles de  défense,  et,  par-dessous  main,  le  prince 
les  encourageait.  Matignon  ne  perdait  rien  de  tout 
cela  de  vue,  se  proposant  bien  d'intervenir  dés  qu'il 
le  pourrait  ;  d'abord,  il  irait  à  Agen,  où  la  reine 
Marguerite  devenait  menaçante  ;  puis  il  remonterait 
la  Garonne  juscju'au   Bec-d'Âinbez,  pour   mettre    les 

1.  Arrliirrft  historiques;  du  département  de  la  Gironde^ 
\.  X,  |).  401.  FI  convient  d'ajouter  que  Montaigne  ne  cessait 
|)as  d'entretenir  d'excellentes  relations  avec  le  roi  de  Navarre 
et  (|u"il  lui  annonça  les  événements  de  Bordeaux.  Voy..  à  ce 
sujet,  une  lettre  du  l'i  avril  t."j8.'5,  à  .Matignon,  dans  le  Hecueil 
des  lettres  missines  de  Henri  /!',  t.  II, 'p.  4.t. 


118  MONTAIGNE   ET  SES   AMIS. 

pillards  à  la  raison.  Mais  Bordeaux  n'élait  pas  assez 
calme  pour  exécuter  ce  double  projet.  Les  chefs 
ligueurs  s'agitaient  toujours  et  cherchaient  à  rendre 
Matignon  suspect,  en  l'accusant  de  s'entendre  avec 
le  roi  de  Navarre  pour  lui  livrer  la  ville.  Le  maré- 
chal tint  bon.  «  Auparavant  que  me  saisir  du 
château  Trompette  *,  écrit-il  à  Henri  III,  le  30  avril 
1583,  j'avais  mandé  les  trois  compagnies  du  régi- 
ment du  sieur  d'Oraison,  que  j'ai  fait  loger  près  de 
cette  ville,  où  je  les  tiendrai  jusqu'à  ce  que  je  voie 
que  les  choses  y  soient  plus  assurées  qu'elles  ne 
sont.  Le  sieur  de  Gourgues  vous  y  sert  très  fidèle- 
ment. Je  supplie  très  humblement  Votre  Majesté 
lui  en  écrire  une  bonne  lettre,  même  à  l'archevêque, 
présidents,  vos  avocats  et  procureurs,  maire  et 
jurats.  Les  principaux  doutent  -  fort  les  remuements 
qui  s'y  préparent  chez  ce  peuple,  pour  les  exemples 
qu'ils  en  ont  vu  par  le  passé  ;  mais  j'espère  si  bien 
faire  châtier  le  premier  qui  y  mettra  la  main,  que 
les  autres  craindront  d'attenter  rien  contre  votre 
autorité.  » 

C'est  ce  qui  arriva.  Grâce  aux  précautions  de 
Matignon,  grâce  aussi  au  bon  esprit  de  leur  édilité, 
les  Bordelais  ne  se  soulevèrent  point.  Ayant  reçu  du 
roi  l'ordre  de  se  rendre  à  Agen,  où  Marguerite  se 
fortifiait  chaque  jour  davantage,  le  maréchal  put 
abandonner  Bordeaux  et  laisser  la  ville  à  des  gens 
de  confiance,  moins  experts  que  lui  aux  affaires 
publiques.  En  sa  qualité  de  maire,  c'est  Montaigne 

1.  Archives  historiques  du  département  de  la  Gironde, 
t.  XIV,  p.  283. 

2.  Redoutent. 


M0NTAIGN1-:  MAI.IE  DE  BOROEAUX.  119 

qui  avait  la  liaulc  main  et  devait  parer  à  l'imprévu. 
Les  esprits  étaient  toujours  échauffés.  Lui-même  va 
nous  apprendre  comment  il  remplit  son  devoir  ;  il 
nous  dira  ses  actes,  car  il  correspondait  avec  Mati- 
gnon absent,  et  nous  saurons  de  la  sorte  les  incidents 
de  cet  intérim.  Le  22  mai  1385,  Montaigne  écrivait  à 
Matignon  '  : 

«  Monseigneur,  j'ai  reçu  ce  matin  votre  lettre,  que 
j'ai  communiquée  à  M.  de  Gourgues,  et  avons  dîné 
ensemble  chez  M.  de  Bordeaux  2.  Quant  à  l'inconvé- 
nient du  transport  de  l'argent  contenu  en  votre 
mémoire,  vous  voyez  combien  c'est  chose  malaisée 
à  pourvoir,  tant  y  a  que  nous  y  aurons  l'œil  de  plus 
près  que  nous  pourrons.  Je  fis  toute  diligence  pour 
trouver  l'homme  de  quoi  vous  nous  parlâtes.  Il  n'a 
point  éîé  ici,  et  m'a  M.  de  Bordeaux  montré  une 
lettre  par  laquelle  il  mande  ne  pouvoir  venir  trou- 
ver le  dit  sieur  de  Bordeaux  comme  il  délibérait, 
ayant  été  averti  que  vous  vous  défiez  de  lui.  La 
lettre  est  de  avant-hier.  Si  je  l'eusse  trouvé,  j'eusse 


1.  Cette  importante  missive  se  trouve  au  British  Muséum, 
Misccllaneous  Ictters  and  papcrs,  bibl.  Egcrton,  mss.  col. 
XXllf,  Plutarch,  ('•  lf)7,  pièce  cotée  240.  Découverte  et 
signalée  par  Horace  de  Viel-Gastel,  elle  a  été  publiée  pour  la 
première  fois  par  le  D"'  Payen,  qui  en  donne  le  fac-similé  dans 
ses  Xouveaux  Documents  inédits  ou  peu  connus  sur  Montai- 
gne (Paris,  1850,  p.  10).  On  en  trouve  également  le  fac-similé 
dans  une  brochure  de  Lepelle  de  Bois-Gallais,  concernant 
Taffaire  Lil)ri,  et  où  il  n"est  pas  autrement  question  de  Mon- 
taigne, bien  qu'elle  ait  paru  sous  ce  litre  :  Encore  une  lettre 
inédite  de  Monlaiijne  J^ondres,  1850,  in-8"  do  32  pp.)- 

2.  C'est  l'archevêque  de  Bordeaux,  Antoine  Prévost  de 
Sansac. 


120  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

à  l'aventure  suivi  la  voie  plus  douce,  étant  incertain 
de  votre  résolution.  Mais  je  vous  supplie  pourtant 
ne  faire  nul  doute  que  je  refuse  rien  à  quoi  vous 
serez  résolu  et  que  je  n'ai  ni  choix  ni  distinction 
d'affaire  ni  de  personne  où  il  ira  de  votre  comman- 
dement. Je  souhaite  que  vous  ayez  en  Guyenne  beau- 
coup de  volontés  autant  vôtres  qu'est  la  mienne. 
On  fait  bruit  que  les  galères  de  Nantes  s'en  viennent 
vers  Brouagc.  M.  le  maréchal  de  Biron  n'est  encore 
délogé.  Ceux  qui  avaient  charge  d'avertir  M.  d'Uza 
disent  ne  l'avoir  pu  trouver  et  crois  qu'il  ne  soit 
plus  ici,  s'il  y  a  été.  Nous  sommes  après  nos  postes 
et  gardes  et  y  regardons  un  peu  plus  attentivement 
en  votre  absence,  laquelle  je  crains  non  seulement 
pour  la  conservation  de  celte  ville,  mais  aussi  pour 
la  conservation  de  nous-mêmes,  connaissant  que  les 
ennemis  du  service  du  roi  sentent  assez  combien 
vous  y  êtes  nécessaire  et  combien  tout  se  porterait 
mal  sans  vous.  Je  crains  que  les  affaires  vous  sur- 
prendront de  tant  de  côtés  au  quartier  où  vous  êtes 
que  vous  serez  longtemps  à  pourvoir  partout  et  y 
aurez  beaucoup  et  longues  difficultés.  S'il  survient 
aucune  nouvelle  occasion  et  importante,  je  vous 
dépécherai  soudain  homme  exprès,  et  devez  estimer 
que  rien  ne  bouge  si  vous  n'avez  de  mes  nouvelles, 
vous  suppliant  aussi  de  considérer  que  telle  sorte 
de  mouvements  ont  accoutumé  d'être  si  impourvus 
que,  s'ils  devaient  avenir,  on  me  tiendra  à  la  gorge 
sans  me  dire  gare.  Je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour 
sentir  nouvelles  de  toutes  parts,  et  pour  cet  effet 
visiterai  et  verrai  le  goût  de  toute  sorte  d'hommes. 
Jusques  à  cette  heure  rien    ne  bouge.  M.  du  Londel 


MONTAIGNK   MAIRE   DR  BORDEAUX.  1:21 

m'a  vu  ce  malin  cl  avons  regardé  à  quelques  agence- 
ments pour  sa  place  où  j'irai  demain  matin.  Depuis 
ce  commencement  de  lettre  j'ai  appris  aux  Chartreux 
qu'il  est  passé  près  de  cette  ville  deux  gentilshommes 
qui  se  disent  à  M.  de  Guise,  qui  viennent  d'Agen, 
sans  avoir  pu  savoir  quelle  route  ils  ont  tiré.  On 
attend  à  Agen  que  vous  y  alliez.  Le  sieur  de  Mau- 
vezin  vint  jusques  à  Canteloup  et  de  là  s'en  retourna 
ayant  appris  ([uelques  nouvelles.  Je  cherche  un  capi- 
taine Roux  à  qui  Masparraute  écrit  pour  le  retirer  à 
lui  avec  tout  plein  de  promesses.  La  nouvelles  ^sicj 
des  deux  galères  de  Nantes  prêtes  à  descendre  en 
Brouage  est  certaine,  avec  deux  compagnies  de  gens 
de  pied.  M.  de  Mercure  est  dans  la  ville  de  Nantes. 
Le  sieur  de  La  Courbe  a  dit  à  M.  le  président  Nes- 
mond  que  M.  d'Elbeuf  est  en  deçà  d'Angers  et  a 
loge  chez  son  père,  tirant  vers  le  Bas-Poitou  avec 
quatre  mille  hommes  de  pied  et  quatre  ou  cinq  cents 
chevaux,  ayant  recueilli  les  forces  de  M.  de  Brissac 
et  d'autres,  et  que  M.  de  ]\[ercuro  se  doit  joindre  à 
lui.  Le  bruit  court  aussi  que  M.  du  Maine  vient 
prendre  ce  qu'on  leur  a  assemblé  en  Auvergne,  et 
({ue,  par  le  pays  de  Forez,  il  se  rendra  en  Kouergue 
et  à  nous,  c'est-à-dire  contre  le  roi  de  Navarre  contre 
lequel  tout  cela  vient.  M.  de  Lansac  est  à  Bourg  et 
a  deux  navires  armés  qui  le  suivent.  Sa  charge  est 
pour  la  marine.  Je  vous  dis  ce  que  j'apprends  et 
mêle  les  nouvelles  des  bruits  de  ville  que  je  ne 
trouve  vraisemblables  avec  des  vérités,  alin  que  vous 
sachiez  tout,  vous  suppliant  très  humblement  vous 
••n  revenir  incontinent  que  les  affaires  le  permettront 
et  vous  assurer  que  nous  n'épargnerons  ce  pendant 


12Î  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

ni  notre  soin,  ni,  s'il  est  besoin,  notre  vie,  poiir 
conserver  toute  chose  en  l'obéissance  du  roi.  Mon- 
seigneur, je  vous  baise  très  humblement  les  mains  et 
supplie  Dieu  vous  tenir  en  sa  garde.  Votre  très  hum- 
ble serviteur,  Montaigne. 

«  De  Bordeaux,  ce  mercredi,  la  nuit,  -22  de 
mai  (1o8d).  » 

Et  en  post-scriptum  :  «Je  n'ai  vu  personne  du  roi 
de  Navarre  ;  on  dit  que  M.  de  Biron  l'a  vu.  » 

On  sent  à  ce  langage  que  Montaigne  n'est  pas  ras- 
suré. Il  craint  que  les  événements  ne  se  précipitent, 
en  l'absence  du  maréchal,  et  ne  débordent  sa  bonne 
volonté.  L'œil  aux  aguets,  l'oreille  aux  écoules,  il 
enregistre  les  moindres  bruits  pour  les  faire  savoir 
à  Matignon.  La  responsabilité  d'une  grande  ville 
comme  Bordeaux  lui  pèse  évidemment  ;  il  redoute 
d'être  inférieur  à  sa  tâche.  3Iais  l'appréhension  du 
danger  n'altère  pas  le  bon  sens  de  Montaigne.  Les 
nouvelles  qu'il  transmet  à  Matignon  sont  exactes 
et  le  peuvent  éclairer.  Le  duc  de  Mercœur  —  de 
Mercure,  comme  dit  Montaigne  —  est  bien  à  Nantes, 
et  le  duc  d'Elbeuf  en  Anjou.  Il  est  vrai  que  le  duc 
du  Maine  doive  venir  en  Guyenne,  mais  le  maré- 
chal de  Biron  n'a  pas  encore  quitté  son  logis  de 
Biron,  et,  s'il  n'a  pas  vu  le  roi  de  Navarie.  celui-ci 
lui  fait  des  avances.  Montaigne  juge  aussi  bien  les 
incidents  qui  surviennent  près  de  lui,  et  sa  pru- 
dence ne  l'abandonne  pas  dans  l'action.  Précisément 
la  montre,  c'est-à-dire  la  revue  générale  des  habi- 
tants de  Bordeaux  avait  lieu,  en  armes,  chaque  année 
au  mois  de  mai.  Dans  la  situation  des  esprits,  sous  la 
menace  d'une  insurrection  peut-être  prête  à  éclater, 


MONTAIGNE   MAUŒ   DE   BORDEAUX.  123 

cette  réunion  de  bourgeois  armés  offrait  un  péril 
particulier.  La  plupart  des  membres  du  Corps  de 
ville  qui  devaient  y  figurer  pensaient  à  restreindre 
le  plus  passible  les  évolutions  de  ces  phalanges,  qui 
pouvaient  devenir  si  dangereuses  en  cet  instant. 
Montaigne,  lui,  n'oubliait  pas  combien  la  faiblesse 
avait  été  funeste,  quarante  ans  auparavant,  à  Tristan 
de  Moneins  et  au  président  de  La  Ghassaigne  devant 
l'émeute  qui  grondait.  Son  avis  fut  donc  de  ne  laisser 
paraître  aucune  appréhension.  «  Mon  sentiment,  nous 
apprend-il  lui-même,  fut  qu'on  évitât  surtout  de 
donner  aucun  témoignage  de  ce  doute,  et  qu'on  s'y 
trouvât  et  mélàt  parmi  les  files,  la  tète  droite  et  le 
visage  ouvert,  et  qu'au  lieu  d'en  retrancher  aucune 
chose  'à  quoi  les  autres  opinions  visaient  le  plus), 
au  contraire,  on  sollicitât  les  capitaines  d'avertir  les 
soldats  de  faire  leurs  salves  belles  et  gaillardes  en 
l'honneur  des  assistants  et  n'épargner  leur  poudre. 
Cela  servit  de  gratification  envers  ces  troupes  sus- 
pectes, et  nous  engendra  dès  lors  en  avant  une 
mutuelle  et  utile  confidence  •.  » 

Cinq  jours  après  cette  missive,  qui  fait  si  grand 
honneur  à  Montaigne  et  qui  le  montre  veillant  à  tout, 
nouvelle  lettre  au  maréchal  de  Matignon.  Celle-ci 
est  flus  courte,  mais  plus  pressante.  Montaigne 
avait  tout  dit  dans  le  long  message  précédemment 
envoyé  ;  mais  la  situation  demeure  aussi  tendue  et  le 
maire  redoute  décidément  de  n'y  pouvoir  faire  face 
seul.  D'ailleurs,  loin  d'aller  se  justifier  auprès  du  roi 


1.   Essais  (1588),  I.   I,  cli.   xxiv,   Divers   événements    de 
même  cohseil. 


\^i  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

comme  il  s'y  était  engagé  et  comme  Malignon  lui  en 
avait  donné  les  moyens',  le  baron  de  Vailiac  conti- 
nuait ses  menées  aux  alentours  de  Bordeaux,  cher- 
chant à  profiter  du  moindre  manque  de  -vigilance. 
Le  27  mai,  Montaigne  écrit  à  Malignon  :  «  Le  voisi- 
nage de  M.  de  Vailiac  nous  remplit  d'alarmes,  et 
n'est  jour  qu'on  ne  m'en  donne  cinquante  bien  pres- 
santes. Nous  vous  supplions  très  humblement  de 
vous  en  venir,  incontinent  que  vos  affaires  le  pour- 
ront permettre.  J'ai  passé  toutes  les  nuits  ou  par  la 
ville  en  armes,  ou  hors  de  la  ville  sur  le  port  ;  et 
avant  votre  avertissement,  y  avais  déjà  veillé  une 
nuit  sur  la  nouvelle  d'un  bateiu  chargé  d'hommes 
armés  qui  devait  passer.  Nous  n'avons  rien  vu,  et 
avant-hier  soir,  y  fûmes  jusques  après  minuit,  où 
M.  de  Gourgucs  se  trouva  ;  mais  rien  ne  vint.  Je  me 
servis  du  capitaine  Saintes,  ayant  besoin  de  nos 
soldats.  Lui  et  Massip  remplirent  les  trois  patachcs. 
Pour  la  garde  du  dedans  de  la  ville,  j'espère  que 
vous  la  trouverez  en  l'état  que  vous  nous  la  laissâtes. 
J'envoie  ce  matin  deux  jurats  avertir  la  cour  du  Par- 
lement de  tant  de  bruits  qui  courent  et  des  hommes 
évidemment  suspects  que  nous  savons  y  être.  Sur 
quoi,  espérant  que  vous  soyez  ici  demain  au  plus 
tard,  je  vous  baise  très  humblement  les  mains,  etc. ..» 
Et,  en  post-scriptum,  Montaigne  ajoute  le  détail 
suivant  :  «  Il  n'a  été  jour  que  je  n'aie  été  au  château 


\.  Au  dire  de  Brantùine,  qui  tenait  ce  délail  de  Mali^Mion, 
celui-ci  avait  donné  cinq  cents  écus  à  Vailiac  pour  aller  trou- 
ver Henri  Ht.  Brantôme..  Œurres  publiées  par  Ludovic 
Lalanne,  t.  V.  p.  162. 


MONTAIGNE   MAIKE  DE   BORDEAUX  125 

Trompette.  Vous  trouverez  la  plateforme  faite.  Je 
vois  l'archevèehé  tous  les  jours'  .  » 

Certes,  on  coneoit  aisément  que  chacune  de  ces 
circonstances  nouvelles  venant  s'ajouter  à  une  situa- 
tion fort  tendue  par  elle-même  devait  augmenter 
les  craintes  de  Montaigne,  qui  n "était  pas  un  homme 
d'action,  et  encore  moins  un  homme  de  guerre. 
Sa  charge  lui  imposait  la  vigilance  pour  éviter  les 
entreprises  des  factieux,  et  nous  venons  de  voir 
avec  quelle  conscience  scrupuleuse  il  remplissait  ce 
devoir.  Mais  qui  sait  s'il  aurait  les  qualités  néces- 
saires pour  faire  échouer  un  coup  de  force  comme 
il  avait  déjoué  les  desseins  cachés  de  mécontents? 
C'est  pour  cela  que  Montaigne  eût  voulu  que  Mati- 
gnon l'evint  sans  tarder  veiller  au  salut  de  la  grande 
ville.  Pourtant  le  maréchal  ne  semblait  pas  se  hàier 
d'accourir  :  la  précipitation  n'était  pas  le  fait  de  ce 
«  musard  »,  comme  l'appelle  Brantôme.  De  plus,  la 
situation  de  l'Agenais  réclamait  quelque  examen. 
Après  s'être  enfermée  dans  Agen,  voici  que  la  reine 
Marguerite  y  prenait  position  et  méditait  de  s'em- 
parer de  diverses  localités  voisines.  Il  fallait  y  veiller 
de  prés,  et,  quelque  pressants  que  fussent  les  appels 
de  Montaigne,  Matignon  devait  garder  la  Guyenne 
tout  en   mettant   Bordeaux  à  l'abri    d'une  surprise. 

Fort  heureusement  la  surprise  ne  vint  pas.  Le 
désarmement  de  Vaillac  avait  bien  sauvé  la  ville  des 
atteintes  des  ligueurs.  D'ailleurs,  le  roi   de  France 


1.  De  bordeaux,  le  27  mai  1585.  —  Publiée  pour  la  pre- 
mière fois  [)ar  Feuillet  de  Couches,  dans  les  Causeries  d'mt 
curieux,  t.  lil,  p.  310. 


1:26  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

commençait  à  ne  plus  cacher  ses  sympathies  pour  les 
Guises  et  leur  parti.  Tout  d'abord,  Henri  III  s'était 
rapproché  de  Henri  de  Navarre  et  avait  tenté  une 
démarche  pour  ramener  ce  prince  à  la  religion 
catholique.  Mais  le  Béarnais  ne  voulut  pas  abjurer  ; 
il  refusa  de  donner  au  roi  la  satisfaction  qu'il  don- 
nerait plus  tard  à  la  nation,  à  la  France.  Ce  refus 
poussa  Henri  III  vers  la  Ligue  ;  tandis  que  le  roi  de 
France  compte  sur  l'appui  de  Philippe  II  d'Espagne, 
le  roi  de  Navarre  et  les  protestants  sollicitent  la 
protection  de  la  reine  d'Angleterre.  Il  est  vrai  de 
dire  qu'au  milieu  de  ces  embarras  inopinés,  le  sens 
politique  du  roi  de  Navarre  s'éveille  singulièrement  ; 
il  essaie  d'y  faire  face,  mais  avec  une  vue  nette  de 
ses  devoirs,  une  sorte  de  prescience  de  ce  que 
l'avenir  lui  réserve.  Jusqu'alors,  ses  visées  avaient 
été  un  peu  mesquines,  ses  actes  iracassiers,  sa 
conduite  guidée  trop  souvent  par  la  passion  ;  les 
ambitions  s'élargissent  et  s'élèvent  maintenant  ;  s'il 
reste  quelque  chose  du  chef  de  parti,  on  peut  pres- 
sentir cependant  le  clief  futur  d'une  grande  nation. 
Il  y  a  deux  mois  à  peine,  on  eût  pensé  qu'Henri 
de  Navarre  deviendrait  hostile  là  Matignon,  dont  la 
prudence  lui  paraissait  trop  cauteleuse,  pleine  de 
détours.  Il  reconnaît  maintenant  les  qualités  du 
vieux  soldat,  son  dévouement  à  la  couronne,  et, 
faisant  taire  ses  antipathies,  il  lui  propose  de  s'en- 
tendre dorénavant.  «  A  présent,  lui  écrit-il,  laissant 
toutes  ces  choses  en  arrière  et  voyant  l'ennemi  si 
librement  et  sans  opposition  continuer  ses  desseins, 
c'est  à  nous  de  regarder  ensemble  à  ce  qui  est 
besoin  pour  le  service  du  roi,  et,  d'une  commune 


MONTAIGNE   MAIRE   DE   BORDEAUX.  127 

main,  y  apporter  le  remède.  Je  vous  prie  donc,  mon 
•cousin,  que  nous  prenions  en  ces  affaires  une  bonne 
el  mutuelle  intelligence  '.  »  Le  roi  de  Navarre,  gou- 
verneur de  Guyenne,  eût  désiré  avoir  une  entrevue 
avec  le  maréchal  pour  se  concerter  avec  lui.  Mais 
Matignon  n'était  pas  homme  à  répondre  aux  pre- 
mières avances.  Bien  que  le  roi  de  Navarre  eût 
quitté  le  Béarn  et  fût  maintenant  à  Bergerac,  où  il 
veillait  plus  ais(;ment  à  la  sûreté  du  pays,  le  maré- 
chal évitait  de  se  rencontrer  avec  lui.  Après  la 
surprise  du  château  Trompette,  c'est  Montaigne  qui 
vint  dire  les  détails  au  roi  de  Navarre,  et  c'est  lui 
qui  rapporta,  en  échange,  les  compliments  du  prince 
à  Matignon  '-.  Aucun  messager  ne  pouvait,  il  est  vrai, 
être  plus  agréable,  et  le  maréchal  y  recourait  plus 
volontiers  que  le  roi  de  Navarre  ne  l'eût  souhaité, 
lui  qui  désirait  s'entendre  directement  avec  le  lieu- 
tenant-général en  personne. 

Par  politique,  en  effet,  Henri  de  Navarre  cherchait 
à  se  rapprocher  le  plus  qu'il  le  pouvait  des  hommes 
de  guerre  en  situation  de  le  servir  ou  de  lui  nuire. 
Déjà,  à  fin  de  mars,  il  avait  eu  à  Castres,  avec  le 
maréchal  de  Montmorency,  gouverneur  du  Lan- 
guedoc, une  entrevue  qui  tourna  à  l'avantage  du 
prince,  puisque  le  maréchal  embrassa  ouvertement 
son  parti.  (Juel  précieux  renfort  viendrait  s'ajouter 
à  ce  secours  si  Matignon  consentait  à  se  prononcer 
dans  le  même  sens  !  Aussi  le  Béarnais  ne  cessait- 
il   de   lui    proposer    quelque    entrevue,    comme   il 

1.  Vers  le  10  avril  1583.  Lettres  de  Henri  IV.  t.  Il,  p.  37. 

2.  Lellrc  de  Henri   de  Navarre  à  Matignon.   —  Bergerac, 
24  avril  1585.  —  Lettres  inissicea  de  Henri  J]\  t.  II,  p.  45. 


1:28  M'JNTAICNE  ET  SES  AMIS. 

cherchait  aussi  à  "asinei  Biron.  Mais  Matiijnon 
faisait  toujours  la  sourde  oreille.  Le  30  mai  I080,  au 
moment  de  partir  pour  Moiitguyon  voir  le  prince  de 
Condé,  après  la  conférence  de  Guitres,  Henri  de 
Navarre  écrivait  à  Matignon  de  vouloir  bien  venir  à 
Libourne  pour  s'entendre  avec  lui  à  son  retour  :  «  Je 
crois,  ajoutait-il,  qu'il  en  réussirait  beaucoup  d'utilité 
au  service  du  roi  K  »  En  même  temps,  le  vicomte  de 
Turenne  écrivait  chaleureusement  à  Montaigne  pour 
lui  faire  presser  Matignon.  «  Monsieur,  lui  mandait- 
il,  je  vous  dirai  comme  nous  partons  pour  aller  voir 
M.  le  Prince.  Au  retour,  le  roi  de  Navarre  se  résout 
de  voir  le  maréchal  de  Matignon  ;  je  vous  prie  y 
tenir  la  main,  car  on  sait  bien  ici  qu'à  votre  persua- 
sion et  selon  que  vous  pousserez  que  cela  se  pourra 
faire  pour  le  bien  du  service  du  roi  :  pour  le  bien  du 
service,  pour  le  roi,  pour  le  repos  du  gouvernement 
et  au  contentement  de  tous  les  gens  de  bien.  Nous 
avons  vu  l'autre  maréchal  -,  mais  que  je  vous  voie  et 
je  vous  en  dirai  des  particularités.  Je  vous  prie  de 
croire  que  j'affectionne  infiniment  votre  amitié,  aussi 
vous  pourrez  vous  servir  de  moi  comme  de  votre 
humble  et  assuré  ami  à  vous  obéir  3.  » 


1.  Lettre  de  Henri  de  Navarre  à  Matignon  (de  Guîtres,  le  30" 
mai  1585).  —  Lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  Jl,  p.  68. 

2.  Sans  doute  le  maréchal  de  Montmorency,  ou  peut-être  le 
maréchal  de  Biron,  que  le  roi  de  Navarre  cherchait  aussi  à 
voir.  (Lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  H,  p.  59.} 

3.  Cette  lettre  a  été  transcrite  dans  une  préface  que  Prunis 
projetait  de  mettre  en  tête  du  Journal  de  coijage  de  Montai- 
gne [Le  !)■•  Payen,  Nouveaux  documenta  inédits  ou  peu 
connus  sur  Montaigne,  1850,  in-S",  p.  49.}  La  date  manque, 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX.  l'29 

On  n'a  pas  oublié  combien  Montaigne  souhaitait 
un  rapprochement  entre  le  roi  de  Navarre  et  le 
maréchal  de  Matianon.  Lui  demander  de  s'entre- 
mettre, c'était  être  certain  qu'il  ferait  tous  ses  efforts 
pour  que  ce  projet  réussit.  Celui-ci  n'aboutit  pourtant 
pas  et  Montaigne  fut  réduit  encore  une  fois  à  servir 
d'intermédiaire  entre  le  prince  et  le  maréchal  '.  Pré- 
textant la  colique,  c'est-à  dire  les  atteintes  de  gravelle 
dont  il  souffrait,  Matignon  ne  se  rendit  pas  à 
Libournc.  Ce  sera  pour  une  autre  fois,  écrivait-il. 
L'occasion,  en  effet,  ne  se  fit  pas  attendre.  Pour  se 
rendre  de  Bergerac  à  Nérac,  Henri  de  Navarre  devait 
traverser  une  partie  de  l'Agenais,  où  le  maréchal  se 
trouvait  alors.  Tous  deux  se  rencontrèrent  à  Clairac, 
le  i ^2  juin  ioSo,  et  s'y  entretinrenf^.  Est-ce  à  l'insis- 
tance de  Montaigne  qu'on  doit  attribuer  ce  résultat  l 
Matignon  surmonta-t-il  ses  répugnances  sur  les 
conseils  de  Montaigne  ?  Il  n'est  pas  téméraire  de  le 
supposer.  Dès  le  lendemain,  le  maréchal  qui  n'aimait 
pas  à  écrire  le  récit  des  négociations  trop  délicates, 
adressait  de  Marmande  à  Montaigne  un  messager 
chargé  de  le  mettre  au  courant  de  ce  qui  était  advenu  3. 

La  mairie  de  Montaigne  s'acheminait  ainsi  ■ -.-rs 
son   terme.  Moins  de  deux   mois  après,  le   31   juil- 


mais  il  est  aisé,  en  rapprochant  la  lettre  de  celle  de  Henri  IV 
citée  plus  haut,  de  voir  que  toutes  deux  sont  de  la  même  épo- 
que et  se  rapportent  au  même  fait. 

1.  Lettre  de  Henri  IV  à  Matij^non  (Sainte-Foy,  le  G  juin 
lo85}.  — Lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  H,  p.  t)9. 

2.  Lettres  missives  de  Henri  IV,    t.   H.    p.   7G   (Lettre  à 
Meslon). 

3.  Archives  historiques   ilii   département   de  la   Gironde. 
t.  X,  p.  402. 

MONTAIGNE   11.  9 


130  montaI(;ne  et  ses  amis. 

Ict  I080,  elle  devait  prendre  lin.  mais  elle  s'acheva 
dans  de  pénibles  circonstances,  Cne  de  ces  épidémies 
foudroyantes,  comme  il  en  surgissait  alors  à  peu 
près  périodiquement,  vint,  à  cette  époque,  jeter  la 
désolation  dans  Bordeaux.  D'où  le  fléau  provenait-il  ? 
avait-il  pris  naissance  à  l'exiérieur,  ou  bien  tirait-il 
son  origine  des  cloaques  que  la  ville  elle-même 
contenait?  Toujours  est-il  que,  grâce  à  la  mauvaise 
situation  hygiénique  de  Bordeaux,  le  mal  acquit  bien 
vite  une  intensité  extraordinaire.  Pour  essayer  d'en- 
traver la  contagion,  les  autorités  se  hâtèrent  d'édicter 
des  mesures  énergiques.  Dès  le  commencement  de 
juin,  les  jurats  (jui  avaient  dans  leurs  attributions  le 
soindelasanté  publique,  ordonnèrent  des  précautions 
que  le  Parlement  approuvait  le  17  juin  '.  Ces  précau- 
tions étaient  minutieuses  et  sensées  ;  elles  demeurè- 
rent inefficaces  contre  la  violence  du  Iléau.  Que  pou- 
vaient-elles contre  un  mal  dont  la  science  d'alors 
n'avait  pas  déterminé  le  caractère,  et  dont  les  causes 
étaient  trop  multiples  pour  qu'on  les  pût  reconnaître 
aisément  ? 

Alors  commence  un  atTolement  facile  à  compren- 
dre. Le  Parlement  lui-même  a  pris  peur  et  n'est  plus 
en  nombre  pour  siéger.  Quelques  magistrats  seul? 
sont  restés  et  essaient  de  rendre  ainsi  la  justice. 
«  Nous  sommes  quelqiu-   nombre,    écrit  au  roi  -  le 

1.  Ordonnance  du  Parlement  de  Bordeaux  concernant  la 
santé  publique  [Archices  historiques  du  département  de  la 
Gironde,  t.  XXIU,  p.  401). 

2.  Lettre  publiée  par  Griin,  Vie  publique  de  Montaigne, 
p.  290,  note  1,  et  par  les  Archices  historiques  du  déparle- 
ment de  la  Gironde,  t.  XIV,  p.  2b9. 


MOXTAIGNK   MAIKE   DK    LIOUDKALX.  131 

conseiller  Chauvin,  qui  nous  sommes  assurés  pour 
retenir  la  face  de  votre  justice,  servir  à  la  conser- 
vation (Je  votre  ville,  et  consoler  le  peuple  par  nos 
présences,  ayant  ordonné  ce  qui  nous  a  semblé 
nécessaire  pour  pourvoir  à  cette  maladie  même  en 
l'absence  de  M.  le  maréchal  de  Matignon,  espérant 
que  Dieu,  duquel  procèdent  les  bonnes  volontés, 
bénira  les  nôtres  de  sa  grâce,  dont  je  lui  en  fais 
très  humble  requête.  »  Matignon  vient  en  ville  juger 
de  la  grandeur  du  désastre  et  lui  aussi  mande  au  roi 
des  nouvelles  bien  alarmantes.  «  La  peste  augmente 
de  telle  façon  en  celte  ville,  écrit-il  le  30  juin  1585', 
qu'il  n'y  a  personne  qui  n'ait  moyen  de  vivre  ailleurs 
qui  ne  l'ait  abandonnée,  et  n'y  a  pour  ce  jourd'hui 
que  les  sieurs  Premier  Président  et  de  Gourgues  qui 
y  soient  demeurés  pour  l'alïection  particulière  qu'ils 
ont  à  votre  service;  dont  je  me  trouve  fort  empêché 
tant  par  la  garde  d'icelle  que  des  châteaux  où  la 
peste  est  déjà,  dans  celui  du  Hà  et  à  la  maison  de 
ville.  J'y  pourvoirai  et  à  tout  ce  qui  sera  deçà 
concernant  le  service  de  Votre  Majesté  le  mieux  qu'il 
me  sera  possible.  »  En  efl'et,  à  mesure  que  la  conta- 
gion devenait  plus  violente,  les  rares  habitants  qui 
étaient  demeurés  à  Bordeaux  s'enfuyaient  ailleurs 
et  aucune  mesure  n'était  assez  puissante  pour  les  y 
retenir.  La  ville  maintenant  était  à  |)eu  près  déserte, 
et  on  redoutait  que  le  roi  de  Navarre  ne  protitât  de 
cet  isolement  pour  s'en  emparer. 

Une    faisait    Montaigne,    dans    des    circonstances 
aussi  pénibles  ?  Où  était-il  ?  Nous  avons  dit  que  sa 

l.  Archices  hisloriquca  de  la  Gironde,  t.  XIV,  p.  2'JO. 


132  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

charge  allait  expirer  le  31  juillet  1583  ;  c'était  le 
moment  le  plus  terrible  de  l'épidémie,  car  depuis 
quelques  jours  il  y  avait  une  recrudescence  dans 
le  fléau.  A  cette  date,  Montaigne  était  absent  de 
Bordeaux.  Il  écrivit  aux  jurats  pour  leur  demander 
s'il  devait  s'y  rendre  et  leur  adressa  la  lettre  suivante, 
que  je  reproduis  en  entier  à  cause  des  commentaires 
dont  elle  a  été  l'objet.  «  Messieurs,  leur  disait  Mon- 
taigne, j'ai  trouvé  ici  par  rencontre  de  vos  nouvelles 
par  la  part  que  M.  le  maréchal  m'en  a  fait.  Je 
n'épargnerai  ni  la  vie  ni  autre  chose  pour  votre 
service,  et  vous  laisserai  à  juger  si  celui  que  je  vous 
puis  faire  par  ma  présence  à  la  prochaine  élection 
vaut  que  je  me  hasarde  d'aller  en  la  ville,  vu  le 
mauvais  étal  en  quoi  elle  est,  notamment  pour  des 
gens  qui  viennent  d'un  si  bon  air  comme  je  fais.  Je 
m'approcherai  mercredi  le  plus  près  de  vous  que  je 
pourrai,  est  à  Feuillas  ^  si  le  mal  n'y  est  arrivé, 
auquel  lieu,  comme  j'écris  à  M.  de  La  Motte,  je 
serai  très  aise  d'avoir  cet  honneur  de  voir  quelqu'un 
d'entre  vous  pour  recevoir  vos  commandements,  et 
me  décharger  de  la  créance  que  M.  le  maréchal  me 
donnera  pour  la  compagnie,  me  recommandant  sur 
ce  bien  humblement  à  vos  bonnes  grâces  et  priant 
Dieu  vous  donner.  Messieurs,  longue  et  heureuse 
vie.  Votre  humble  serviteur  et  frère,  Montaigne  2.  » 

1.  Château  situé  sur  les  coteaux  de  Genon,  en  face  de  Bor- 
deaux et  sur  la  rive  droite  de  la  Garonne. 

2.  De  Libourne,  le  30  juillet  1585.  —  Découverte  par 
M.  d'Etcheverry  aux  Archives  municipales  de  Bordeaux,  cette 
lettre  a  été  publiée  par  lui  pour  la  première  fois  dans  son 
Histoire  des  Israélites  à  Bordeaux  (1830,  in-8°,   p.  51,   en 


MONTAIGNE   MAIRE   DE   BORDEAUX.  133 

Le  lendemain  31  juillet,  Montaigne  se  rendait 
■effectivement  à  Feuillas  et  de  là  écrivait  aux  jurats 
de  Bordeaux  une  nouvelle  lettre  que  voici  également 
en  entier.  «  Messieurs,  leur  disait-il,  j'ai  commu- 
niqué à  M.  le  maréchal  la  lettre  que  vous  m'avez 
envoyée  et  ce  que  le  porteur  m'a  dit  avoir  charge 
de  vous  de  me  faire  ententlre,  et  m'a  donné  charge 
vous  prier  de  lui  envoyer  le  tambour  qui  a  été  à 
Bourg  de  votre  part.  Il  m'a  dit  aussi  qu'il  vous  prie 
faire  incontinent  passer  à  lui  les  capitaines  Saint- 
Aulaye  et  Mathelin  et  faire  amas  du  plus  grand 
nombre  de  mariniers  et  matelots  qui  se  pourra 
trouver.  Quant  au  mauvais  exemple  et  injustice  de 
prendre  des  femmes  et  des  enfants  prisonniers,  je  ne 
suis  aucunement  d'avis  que  nous  l'imitions  à  l'exemple 
d'autrui,  ce  que  j'ai  aussi  dit  à  mon  dit  sieur  le 
maréchal,  qui  m'a  chargé  vous  écrire  sur  ce  fait  ne 
lien  bouger  que  n'ayez  plus  amples  nouvelles.  Sur 
quoi  je  me  recommande  bien  humblement  k  vos 
bonnes  grâces  et  supplie  Dieu  vous  donner.  Messieurs, 
longue  et  heureuse  vie.  Votre  humble  frère  et  servi- 
teur, Montaigne  '.  » 

J'ai  tenu  à  produire  toutes  les  pièces  du  procès, 


note).  Voyez  également  le  D''  Payen,  Nouveaux  documents 
inédits  ou  peu  connus  sur  Montaigne,  18o0,  iri-S",  p.  20,  et 
Griin,  Vie  publique  de  Montainne,  p.  291. 

1.  De  Feuillas,  le  31  juillet  1585.  —  Également  découverte 
par  M.  d'Elcheverry  aux  archives  de  la  ville  de  Bordeaux, 
celte  lettre  a  été  publiée  par  M.  Bosquet  dans  les  Comptes- 
rendus  de  la  Commission  des  monuments  historiques  de  la 
(jironde  pour  l'année  IS.-ji-IHS-'i,  p.  44.  — Yoy.  aussi  Payen, 
Recherchés  et  documents,  p.  10. 


134  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

car  c'est  bien  un  procès  qu'on  intente  à  la  mémoire 
de  Montaigne.  Depuis  que  ces  lettres  ont  été  mises 
au  jour,  il  semble  qu'une  tache  déshonore  ce  nom 
illustre.  Des  écrivains  fort  experts  sur  le  courage 
d'autrui,  voulant  sans  doute  passer  pour  héroïques  à 
bon  compte,  ont  fait  un  crime  à  Montaigne  de  son 
abstention.  On  a  épilogue  sur  les  termes  de  la  pre- 
mière de  ces  deux  lettres  et  on  a  trouvé  de  l'ironie 
dans  le  souhait  qui  la  termine,  tandis  que  la  formule 
est  de  style  et  du  protocole.  En  somme,  Montaigne 
n'a  pas  quitté  la  ville  à  cause  de  la  contagion  ;  il  était 
simplement  absent  quand  la  peste  vint  à  éclater  et  il 
n'y  retourna  pas.  Son  devoir  l'obligeait-il  à  rentrer? 
d'autres  devoirs  plus  impérieux  ne  le  retenaient-ils 
pas  ailleurs  ?  Examinons  et  précisons. 

11  convient  de  faire  remarquer  qu'aucun  de  ses 
conlempoiains  n'a  reproché  à  Montaigne  d'avoir 
failli  à  son  devoir.  Lui-même,  s'il  eût  pensé  que  celte 
détermination  pouvait  ainsi  être  interprétée  contre 
lui,  n'eût  assurément  pas  manqué  de  se  défendre, 
dans  les  Essais^  quand  il  y  parle  de  sa  mairie  et 
de  la  manière  dont  ses  concitoyens  l'appréciaient. 
C'est  nous,  modernes,  qui  jugeons  ainsi  sévèrement, 
et,  en  nous  prononçant  de  la  sorte,  peut-être  ne 
nous  plaçons-nous  pas  assez  bien  dans  la  manière 
de  voir  du  moment.  Nous  l'avons  déjà  dit,  la  police 
de  la  ville  n'appartenait  pas  au  maire  ;  elle  incombait 
surtout  aux  jurais,  et  c'est  eux  que  nous  voyons,  en 
temps  d'épidémie,  prendre  les  mesures  sanitaires 
susceptibles  d'enrayer  le  mal  et  assurer  leur  obser- 
vation. Plus  élevé  et  j)lus  large,  le  devoir  du  maire 
était  de  veiller  à  la  sûreté  de  la  cité,  de  déjouer  le? 


MONTAIGNE   MAIRE   DE  BORDEAUX.  13o 

émeutes  ou  d'empêcher  les  surprimes.  Montaigne 
a-t-il  manqué  à  ce  devoir?  Le  récit  des  anxiétés,  par 
lesquelles  il  a  passé  pendani  les  derniers  temps  de 
sa  charge,  répond  assez  en  sa  faveur.  Je  sais  bien 
qu'il  est  délicat  de  faire  ainsi  la  démarcation  entre 
ce  qui  était  commandé  et  ce  qui  ne  l'était  pas  ;  nos 
façons  de  voir  répugnent  maintenant  à  cette  dis- 
tinction, et  nous  trouverions  plus  généreux  de  la 
part  de  Montaigne  d'avoir  montré  pour  tout  le  mémo 
absolu  dévouement.  Faut-il  lui  faire  un  crime  de 
n'avoir  pas  pensé  de  la  sorte  ?  Il  manqua  d'héroïsme, 
non  d'honnêteté.  N'est-ce  pas  ainsi  qu'il  se  juge 
lui-même  :  faible,  aimant  le  bien-être  et  redoutant 
le  danger?  Sa  philosophie,  que  je  sache,  n'a  jamais 
été  celle  d'un  Brutiis,  et  c'est  précisément  parce 
qu'elle  tenait  grand  compte  de  cette  liberté  humaine, 
dont  on  faisait  si  peu  de  cas  alors,  que  son  œuvre 
est  vraie  et  féconde.  Peut-on  l'accuser  de  n'avoir 
pas  été  un  héros  ?  Hélas  !  les  EelzAince  et  les  Rotrou 
furent  toujours  rares.  Honorons-les  bien  respec- 
tueusement quand  l'histoire  enregistre  leurs  noms, 
imitons-les,  mais  ne  prétendons  pas  juger  tout  le 
monde  à  leur  aune  :  trop  de  gens  y  perdraient,  qui 
sont  impitoyables  pour  Montaigne.  Après  avoir  fait 
tout  son  devoir  en  présence  des  menaces  du  dehors 
et  de  celles  du  dedans,  celui-ci  crut  que  le  repos  lui 
était  permis,  même  quand  la  contagion  décimait  la 
ville.  Si  c'est  là  une  défaillance,  le  souvenir  du  beau 
rôle  qu'il  vient  de  jouer  doit  nous  rendre  indulgents- 
poui'  cette  faiblesse. 

Au  reste,  le  repos  de  Montaigne  était  bien  troublé  : 
il  faisait  alors  l'expérience  qu'il   vaut  mieux  appar- 


136  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

tenir  à  un  parli.que  n'élre  d'aucun,  et  que  la  modé- 
ration est  suspecte  à  tous.  «  Je  fus  pelaudé  à  toutes 
mains,  dit-il  lui-même  avec  amertume  ;  au  Gibelin 
j'étais  Guelpho,  au  Guelphe  Gibelin  ».  Sa  maison,  si 
libéralement  ouverte  à  tous  et  que  tous  les  partis 
avaient  jusqu'alors  respectée,  est  maintenant  entou- 
rée de  picoreurs,  ses  biens  sont  mis  au  pillage.  Puis, 
amenée  par  la  misère  et  la  famine,  la  peste  étend 
bientôt  ses  ravages  jusque-là.  Montaigne,  qui  vantait 
l'air  salubre  de  sa  maison  et  qui  s'était  empressé  d'y 
laisser  sa  famille  pendant  que  la  contagion  régnait 
ailleurs,  est  contraint  de  déserter  son  foyer,  et,  suivi 
des  siens,  d'aller  chercher  autre  part  la  santé  et  la 
vie.  Certes,  s'il  eût  été  seul,  il  se  fût  mis  moins  en 
peine  :  «  C'est  une  mort  qui  ne  me  semble  des  pires; 
elle  est  communément  courte,  d'étourdissement,  sans 
douleur,  consolée  par  la  condition  publique,  sans 
cérémonie,  sans  deuil,  sans  presse.  »I1  eût  pris  exem- 
ple sur  les  pauvres  paysans  que  la  contagion  terras- 
sait à  ses  côtés  et  dont  il  admirait  le  courage  stoïque. 
Quels  beaux  modèles  de  résignation  simple  et  réso- 
lue il  avait  sous  les  yeux,  et  combien  il  en  goûtait 
la  sagesse  ! 

Mais  pouvait-il  s'abandonner  ainsi  et  négliger 
d'autres  êtres  dont  il  avait  la  charge  ?  Fils,  époux 
et  père,  ne  devait-il  pas  prendre  avant  tout  soin 
des  personnes  attachées  à  son  sort  :  de  sa  mère, 
de  sa  femme,  de  sa  fdle  ?  Jadis,  quand  il  était  jeune 
encore  et  que  ces  liens  ne  l'enchainaient  pas  tous, 
Montaigne  avait  considéré  la  mort  en  face  et  elle  ne 
l'avait  point  effrayé.  C'était  auprès  du  lit  où  La  Boétie 
agonisait.  Revenu  depuis  peu  du  Périgord,  ravagé 


MONTAIGNE  MAIRE  DE  BORDEAUX.  137 

par  1.1  peste,  celui-ci  en  avait  rapporté  les  premières 
atteintes  de  son  mal.  Faisant  effort  sur  lui-même, 
La  Boélie  crut  devoir  dire  à  son  ami  que  sa  maladie 
était  contagieuse  et  le  pria  de  n'être  avec  lui  «  que 
par  boutées  ».  Et  Montaigne  ajoute  simplement  : 
«  Je  ne  l'abandonnai  plus.  » 


LIVRE   V 


MONTAIGNE    (1585-1592) 


LIVRE  V 
MONTAIGNE    (1585-1592) 


CHAPITRE    I" 

LE  TROISIÈME   LIVRE   DES   ESSAIS 

LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  MONTAIGNE 

SA   MORT 


La  peste  ne  cessa  pas  avec  la  mairie  de  Montaigne, 
Pendant  plus  de  six  naois  le  pays  fut  ravagé  par  le 
Iléau,  et  celui-ci  s'étendait  chaque  jour  davantage, 
favorisé  par  la  misère  des  populations,  La  plus  grande 
partie  du  sud-ouest  et  du  centre  de  la  France  devint 
ainsi  la  proie  de  la  contagion.  Toujours  errant,  cher- 
chant partout  un  asile  qu'il  ne  trouvait  nulle  part, 
Montaigne  continuait  de  disputer  sa  famille  au  danger. 
«  Je  pensais  déjà,  nous  dit-il,  entre  mes  amis,  à  qui 
je  pourrais  commettre  une  vieillesse  nécessiteuse  et 
disgraciée.  »  Heureusement  que  la  tourmente  ne  se 
prolongea  pas  outre  mesure,  et  la  violence  du  mal 
Unit  par  s'apaiser.  Mais  le  courage  de  Montaigne  ne 
l'avait  pas  plus  abando(mé  dans  l'épreuve,  que  sa 
santé  n'en  avait  été  ébranlée.  Tirant  leçon  des  évé- 
nements, comme  il  le  faisait  toujours,  sa  sagesse 
s'était  aflermie  au  spectacle  de  tant  de  douleurs  muet- 


142  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

les,  t'ermement  supportées.  «  Tant  est,  dit-il,  que  ce 
croùlement  m'anima  certes  plus  qu'il  ne  m'atterra,  ci 
l'aide  de  ma  conscience  qui  se  portait  non  paisible- 
ment seulement,  mais  fièrement,  et  ne  trouvais  en 
quoi  me  plaindre  de  moi.  »  Son  passage  aux  affaires 
publiques  avait  fait  goûter  encore  davantage  à  Mon- 
taigne le  prix  de  la  solitude  ;  la  vue  du  malheur 
général  lui  enseigna  mieux  la  résiunalion.  En  pré- 
sence de  ce  mal  qui  terrassait  les  hommes,  il  comprit 
combien  il  fallait  essayer  d'être  supérieur  aux  événe- 
ments et  porter  en  soi  sa  propre  consolation  et  sa 
propre  force.  Aussi,  dès  que  les  temps  le  lui  permi- 
rent, il  vint  de  nouveau  s'isoler  chez  lui,  assurant 
son  àme  par  de  sages  méditations. 

Montaigne  se  remit  donc  avec  joie  à  lire  et  à  réflé- 
chir. Trop  longtemps  des  préoccupations  étrangères 
l'avaient  détourné  des  spéculations  philosophiques. 
Il  est  vrai  que  de  la  pratique  des  choses  il  avait  tiré 
des  leçons  nouvelles,  comme  il  avait  recueilli  en 
voyageant  des  termes  nouveaux  de  comparaison. 
Il  reprit  son  œuvre  dans  la  pensée  de  l'amender  et 
de  l'accroitre.  Jamais  pourtant  il  ne  l'avait  perdue  de 
vue,  et,  en  1382,  au  moment  où  sa  charge  de  maire 
lui  laissait  encore  des  loisirs,  Montaigne  avait  donné 
une  seconde  édition  de  son  livre  chez  Simon  Millan- 
ges,  le  typographe  bordelais  qui  avait  inqirimé  la 
première'.  Mais  ce  n'était  là  qu'une  réimpression, 
plus  correcte  néanmoins  que  la  précédente  et,  en 
certains  points,   légèrement  augmentée.   Maintenant 

1.  Un  vol.  in-80  comprenant  800  pages  de  texte,  plus  4 
feuillets  préliminaires. 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  MONTAIGNE.  143 

l'auteur  allait  revoir  son  travail  de  plus  près,  le  repren- 
dre en  sous-œuvre,  pour  ainsi  dire,  et  en  modifier 
assez  sensiblement  l'apparence.  Retouchant  les  deux 
livres  des  Essais  qui  avaient  déjà  vu  le  jour,  Montai- 
gne y  insérait  des  additions  notables  et  il  y  ajoutait 
un  troisième  livre,  aussi  important  que  les  deux 
premiers. 

Cette  refonte,  Montaigne  la  prépara  dans  la  soli- 
tude, comme  il  avait  jadis  composé  les  Essais.  Isolé 
dans  ses  terres,  ainsi  qu'au  temps  de  ses  studieux 
loisirs,  il  se  réfugia  au  milieu  de  sa  bibliothèque, 
revenant  aux  auteurs  favoris  et  évoquant  les  souve- 
nirs des  voyages  passés.  Lui  qui  n'avait  rien  lu  depuis 
longtemps,  il  se  reprit  à  lire  et  retrouva  parfois  des 
émotions  inespérées.  C'est  ainsi  qu'il  découvrit  Tacite, 
dont  il  se  mit  à  «  courre  d'un  fil  »  toute  l'histoire, 
tant  elle  lui  plut.  Certes  Tacite  était  bien  fait  pour 
retenir  et  pour  captiver  quelqu'un  qui,  peu  aupara- 
vant, avait  visité  Rome  en  détail  et  en  avait  éprouvé 
un  sentiment  si  intime.  Je  ne  saurais  dire  combien 
de  temps  Montaigne  s'attarda  en  compagnie  de 
Tacite  ;  l'examen  fut  consciencieux  et  approfondi. 
Nous  ne  saisissons  |)as  sur  le  vif  les  émotions  du 
lecteur,  consignées  sur  les  marges  du  livre,  car 
l'exemplaire  des  Annales  qui  servit  à  Montaigne 
ne  nous  est  point  parvenu  comme  son  volume  des 
Commentaires  de  César.  Seul,  un  passage  des  Essais 
nous  éclaire  en  ce  point.  Il  est  assez  explicite  pour 
qu'on  y  puisse  retrouver  quelques-uns  des  sentiments 
de  Montaigne.  C'est  l'accent,  c'est  la  vivacité  des 
impressions  de  jadis.  Montaigne  compare  Tacite  à 
Sénèquc  pour  son  style,  et  à  Plutarque  pour  l'abon- 


144  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

dance  de  ses  enseignements  ;  et  on  sait  que  ce  double 
éloge  n'est  par  mince  sous  la  plume  de  celui  qui  le 
donne.  Montaigne  est  transporté.  «  Je  ne  sache  point, 
dit-il  de  Tacite,  d'auteur  qui  mêle  à  un  registre  public 
tant  de  considérations  des  mœurs  et  inclinations  par- 
ticulières ;  il  n'est  pas  en  cela  moins  curieux  et  diligent 
que  Plutarque,  qui  en  fait  expresse  profession.  » 
Et  il  ajoute  que  «  ce  n'est  pas  un  livre  à  lire,  c'est 
un  livre  à  étudier  et  à  a|)prendre  ». 

Montaigne  ne  s'en  tient  pas  là.  Revenant  à  sa 
chère  solitude  avec  l'allégresse  de  ceUii  qui  revient 
à  ses  plaisirs  préférés,  il  se  sent  l'esprit  dispos,  la 
curiosité  éveillée,  et  lit  avec  avidité.  Quelques  traces 
de  ses  lectures  sont  ainsi  parvenues  jusqu'à  nous. 
Au  mois  de  février  1586,  il  achève  de  lire,  à  Mon- 
taigne, une  Histoire  des  roi/s  et  princes  de  Poloigne 
traduite  du  latin  de  Jean  Herburt  de  Fulstin  par 
François  Balduin  ^  C'était  sans  doute  pour  se  dédom- 
mager de  n'avoir  pu  pousser  ses  pérégrinations  jus- 
qu'en Pologne  que  Montaigne  essayait  maintenant 
de  connaître  l'histoire  de  ce  pays.  En  tout  cas,  il 
prenait  la  précaution  de  résumer  en  une  ligne 
son  jugement  sur  le  livre  et  d'inscrire  la  date, 
ce  qui  nous  permettra  d'être  affirmatif.  «  C'est  un 
abrégé  de  l'histoire,  simple  et  sans  ornement,  » 
déclare  Montaigne,  de  Touvrage  assez  médiocre 
qu'il  venait  de  parcourir.  Moins  d'un  mois  après,  le 
6  mars  15>^6,  nouvelle  lecture  dont  nous  avons  encore 
conservé  et  la  trace  et  la  date.  Cette  fois,  il  s'agit 
de  la  Chronique  de  France,   anonyme,    publiée  par 

1.  Bibliothèque  nationale,  collection  Payen,  n°  485. 


LES   DEUNIÈKES  ANNEES   DE   MONTAIGNE.  lio 

Denis  Sauvage,  et  aussi  des  Mémoires  d'Olivier  de  La 
MarcIie,  que  Montaigne  venait  également  d'achever 
de  lire  chez  lui  '.  Le  premier  ouvrage  ne  lui  parait 
pas  fort  recommandable.  «  L'histoire  de  Flandre 
est  chose  commune  et  mieux  ailleurs  ;  l'introduction 
ennuyeuse  de  harangues  et  préfaces.  »  Montaigne 
est  plus  satisfait  d'Olivier  de  La  Marche  :  «  Les 
Mémoires,  dit-il,  c'est  un  plaisant  livre  et  utile, 
notamment  à  entendre  les  lois  des  combats  et 
joutes,  sujet  propre  à  cet  auteur,  et  dit  en  avoir 
écrit  particulièrement.  Sa  narration  exacte  en  toutes 
choses  et  consciencieuse.  Il  fait  mention  de  Philippe 
de  Commines,  comme  Philippe  de  Commines  de  lui.  » 
Il  convient  de  remarquer  les  dates  de  ces  jugements 
autant  que  les  jugements  eux-mêmes.  Évidemment, 
si  Montaigne  lisait  à  des  intervalles  si  rapprochés 
des  ouvrages  si  considérables,  c'est  qu'il  se  livrait 
à  l'étude  avec  l'ardeur  des  anciens  jours.  Rien  non 
plus  ne  venait  le  détourner,  et  sa  solitude  était 
absolue.  Tout  entier  à  son  œuvi'e,  il  y  pouvait 
songer  aussi  librement  qu'au  temps  où  il  l'avait 
enfantée.  Sans  doute  que,  dans  ces  mêmes  circons- 
tances, d'autres  lectures  furent  faites,  dont  nous 
avons  perdu  le  souvenir.  Il  suffisait  de  montrer  que 
Montaigne,  se  reprenant  à  penser  et  à  écrire,  a  revu 
les  Essais  dans  des  conditions  identiques  à  celles 
dans  lesquelles  il  se  trouvait  quand  il  les  composa. 
Cette  période  de  studieux  isolement  dura  plus  de 
deux  années.  On  en  doit,  semble-t-il,  faire  remonter 
l'origine  aux  derniers  mois   de    1585,    c'est-à-dire 

1.  Bibliotlièque  nationale,  collection  Paye»,  n"  o02. 

MONTAIGNE  II.  10 


146  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

lorsque  la  peste  cessa  de  ravager  le  pays,  et  en 
trouver  la  fin  dans  les  premiers  mois  de  1588,  lors- 
que Montaigne  se  décida  à  livrer  de  nouveau  son 
ouvrage  à  l'imprimeur,  afin  de  le  publier  sous  sa 
deuxième  forme.  La  modification  qu'il  fit  alors  subir 
aux  Essais  est  double  :  reprenant,  d'une  part,  ce 
qu'il  en  avait  déjà  fait  paraître,  il  l'élend  et  l'aug- 
mente ;  d'autre  part,  il  ajoute  un  troisième  livre 
entièrement  nouveau  aux  deux  livres  qui  avaient 
précédemment  vu  le  jour.  C'est  ce  qu'indique  le 
titre  lui-même  du  volume,  tel  qu'il  parut,  en  1388, 
chez  Abel  Langelier,  à  Paris,  dans  une  «  cinquième 
édition,  comme  dit  le  titre,  augmentée  d'un  troisième 
livre  et  de  six  cents  additions  aux  deux  premiers  ». 
Le  frontispice  porte  bien  cinquième  édition,  mais 
nous  n'en  connaissons  que  trois  précédentes  ;  celle- 
ci  est  donc  pour  nous  la  quatrième.  On  a  essayé 
d'expliquer  ce  fait  de  plusieurs  manières.  Il  est 
certain  que  nous  ne  possédons  pas  une  édition 
intermédiaire,  parue  dans  l'intervalle  de  1380  à  1388, 
entre  la  première  édition  de  Millanges  et  celle  de 
Langelier.  Le  faut-il  beaucoup  regretter  pour  l'étude 
même  des  Essais?  Je  ne  le  pense  pas,  et  j'estime  que 
cette  édition  ne  devait  être  qu'une  contrefaçon, 
imprimée  sans  doute  à  Rouen  *.  Son  absence  ne 
me  parait  pas  importer  essentiellement  au  jugement 
qu'on  peut  prononcer  sur  l'œuvre  de  Montaigne  ;  si 
jamais  on  en  retrouve  quelque  exemplaire,   ce  sera 

1.  On  lit  en  effet  dans  la  Bibliothèque  de  La  Croix  du  Maine 
(1584,  in-fo,  p.  328),  à  propos  des  Essais,  qu'après  avoir  été 
imprimés  deux  fois  par  Simon  Millanges,  ils  le  furent  «  et  à 
Rouen  aussi  et  autres  divers  lieux  », 


LES  DERNIÈUES  ANNÉES    ItE    MONTA'.GNE.  147 

vraisemblablement  un  obje'.  de  curiosité  plutôt  qu'un 
sujet  d'instruction. 

Au  contraire,  l'édition  de  1588  est  capitale  pour 
connaître  l'auteur  et  pour  apprécier  l'œuvre  :  c'est 
une  étape  nécessaire  entre  ce  que  celle-ci  était  à  sa 
naissance  et  ce  qu'elle  devint  après  la  mort  de  Mon- 
taigne. Arrêtons-nous  y  donc.  Montaigne  augmen- 
tait ainsi  son  livre  dans  un  but  très  déterminé  ;  lui- 
même  le  confesse  et  nous  en  dit  la  raison.  Il  voulait 
plaire  au  lecteur  par  des  confidences  nouvelles  et 
c'est  à  dessein  qu'il  se  met  en  frais  de  révélations. 
Il  convient  avec  bonne  grâce  que  ces  additions  sont 
«  une  petite  subtilité  ambitieuse,  afin  ({lie  l'acheteur 
ne  s'en  aille  les  mains  du  tout  vides  ».  C'était  donc 
un  attrait  de  plus  ;  c'était  aussi  un  danger.  Le  sujet 
que  Montaigne  avait  choisi  pour  son  ouvrage  prêtait 
singulièrement  aux  remarques  nouvelles,  à  l'accrois- 
sement presque  indéfini  des  rétlexions  de  l'auteur  ; 
il  prétait  aussi  aux  redites,  et  Montaigne  n'a  pas  su 
toujours  éviter  cet  écueil.  Sa  pensée  revient  souvent 
sur  elle-même,  parfois  jusqu'à  la  satiété,  si  la  grâce 
du  style  ne  sauvait  toujours  le  peu  de  variété  de 
l'observation.  En  insérant  un  trait  de  plus  dans 
un  passage,  Montaigne  rompt  le  développement, 
relarde  la  conclusion,  l'alourdit.  Son  œuvre  gauchit 
et  est  de  moins  belle  venue,  surtout  dans  les  deux 
livres  ainsi  remaniés  ;  les  morceaux  cousus  après 
coup  apparaissent  et  la  déforment  un  peu. 

Montaigne  dit  de  sa  besogne  :  «  J'ajoute,  mais  je 
ne  corrige  pas.  »  C'est  exact,  s'il  entend  par  là  qu'il 
n'atténue  pas  les  opinions  précédemment  émises  et 
qu'il  n'essaie  pas  de   rattraper  les  confidences  déjà 


148  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

faites.  Loin  d'affaiblir  sa  pensée,  les  morceaux  divers 
qu'il  soude  h  son  œuvre  la  renforcent  et  l'appuient 
de  témoignages  nouveaux.  Le  raisonnement  est  plus 
éparpillé  et  l'effet  s'en  dégage  moins  clairement  tout 
d'abord,  mais  on  ne  tarde  pas  à  reconnaître  que, 
sous  toutes  ces  précautions  de  pure  forme,  la  dose 
de  malice  a  été  doublée  et  le  trait  est  plus  vigoureux 
que  jamais.  Si  on  sait  relier  le  tout  et  passer  rapi- 
dement sur  les  morceaux  secondaires,  on  jugera  le 
penseur  plus  hardi,  plus  subtil  à  la  fois  et  plus  souple. 
«  Ce  surpoids  »,  comme  Montaigne  l'appelle,  «  ne 
condamne  point  la  première  forme  »  des  Essais  ; 
il  l'étaie  plutôt,  en  l'alourdissant,  il  est  vrai  ;  il 
confirme  l'ensemble,  bien  qu'il  paraisse  le  désagré- 
ger. C'est  donc  dans  la  première  édition  des  Essais 
qu'il  faut  toujours  chercher  le  fil  conducteur  qui 
doit  guider  les  pas  :  quand  on  l'aura  saisi,  ce  qui 
viendra  à  la  traverse  détournera  sans  égarer.  On 
retrouvera  aisément  alors  le  philosophe,  même 
quand  il  parait  se  perdre  ;  dans  son  œuvre,  on  fera 
le  départ  entre  ce  qui  est  essentiel  et  ce  qui  est 
«  supernuméraire  ».  Montaigne  dit  des  Essais  qu'il 
sont  «  une  marqueterie  mal  jointe  ».  Pour  être 
mieux  assemblée  que  son  auteur  ne  le  déclare,  la 
mosaïque  n'en  est  pas  moins  variée.  Les  morceaux 
qui  la  composent  ne  sont  pas  tous  de  même  valeur, 
et  leur  rapprochement  nuit  assez  fiéquemment  au 
coup  d'œil  d'ensemble  ;  si  chaque  fragment  est,  en 
soi,  éblouissant,  il  arrive  que  le  regard  ne  sait  plus 
embrasser  le  dessein  général.  C'est  un  défaut  qui  ne 
doit  ni  surprendre  ni  dérouter. 

En  même  temps  que  Montaigne  précisait  l'exprès- 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE   MONTAIGNE.  149 

sion  de  ses  spéculations  philosophiques,  il  se  laissait 
aller  aussi  à  parler  de  sa  personne  avec  plus  d'aban- 
don et  d'intimité.  «  La  faveur  publique  m'a  donné 
un  peu  plus  de  hardiesse,  »  reconnait-il.  Désormais 
il  prendra  donc  avec  ses  lecteurs  des  familiarités 
qu'il  ne  se  fût  pas  permises  auparavant.  Il  les  fait 
pénétrer  en  lui  jusque  dans  les  plus  secrets  recoins 
de  son  être,  étalant  coinplaisainment  ses  préfé- 
rences, ses  antipathies  les  plus  cachées.  C'est  là  une 
partie  de  l'attrait  de  ce  troisième  livre,  venu  après 
les  autres,  ce  «  troisième  allongeail  »  de  la  «  pein- 
ture »  de  Montaigne  :  celle-ci  est  plus  intime,  moins 
à  fleur  de  peau.  La  touche  change  aussi  :  elle  est 
moins  réservée.  Prenant  le  lecteur  poui'  confident 
des  particularités  ({u'il  va  lui  révéler,  Montaigne  a 
le  ton  dégagé  d'un  entretien  familier.  Il  converse  et 
ne  disserte  point,  laissant  de  côté  les  pensées  géné- 
rales, les  maximes  sentencieuses.  Il  veut  enseigner  à 
celui  qui  l'écoute  ce  que  son  expérience  lui  a  appris 
à  lui-même  ;  aussi  il  se  met  plus  volontiers  en  scène, 
invoque  son  témoignage  plus  fréquemment.  Tant 
l)is  si,  de  la  sorte,  il  dit  une  fadaise.  «  Personne 
n'est  exempt  de  dire  des  fadaises  ;  le  malheur  est  de 
les  dire  curieusement.  »  Or,  Montaigne  nous  pré- 
vient, dès  le  début  de  ce  troisième  livre,  qu'il  s'en 
gardera  tant  qu'il  pourra.  Il  veut  bien  s'étaler,  mais 
non  comme  une  curiosité  ;  ce  qu'il  sent,  ce  qu'il  écrit 
n'est  autre  chose  que  ce  que  d'autres  sentent  comme 
lui  et,  au  besoin,  pourraient  relater  comme  lui.  «  Je 
parle  au  papiei- comme  je  parle  au  premier  que  je  ren- 
contre. »  Nous  voilà  bien  prévenus;  si  ce  que  nous 
lisons  à  été  écrit  sans  fausse  honte,   l'auteur  ne  l'a 


150  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

pourtant  pas  enregistré  pour  surprendre  son  lecteur. 
La  multiplicité  et  l'intimité  de  ces  confidences 
dénotent  un  état  particulier  de  l'àme  de  Montaigne 
au  moment  où  il  augmentait  ainsi  ses  Essais.  Lui- 
même  nous  en  a  donné  l'explication  :  «  .le  ne  laisse 
rien  à  désirer  et  deviner  de  moi,  dit-il.  Si  on  doit 
s'en  entretenir,  je  veux  cpie  ce  soit  véritablement  et 
justement.  ,Ie  reviendrais  volontiers  de  l'autre  monde 
pour  démentir  celui  qui  me  formerait  autre  que  je 
n'étais,  fut-ce  pour  m'honorer.  »  Et,  après  avoir 
remarqué  combien  on  défigure  les  gens,  même  de 
leur  vivant,  et  combien  il  a  dû  lui-même  défendre 
La  Boétie  contre  une  pareille  altération,  il  ajoute 
encore  :  «  Je  sais  bien  que  je  ne  laisserai  après  moi 
aucun  répondant  si  affectionné  de  bien  loin,  et  enten- 
du en  mon  fait  comme  j'ai  été  au  sien,  ni  personne 
à  qui  je  voulusse  pleinement  compromettre  de  ma 
peiniure  ;  lui  seul  jouissait  de  ma  vraie  image  et 
l'emporta.  C'est  pourquoi  je  me  déchiffre  moi-même 
si  curieusement.  »  L'aveu  est  d'autant  meilleur  à 
recueillir  qu'il  a  disparu  des  éditions  subséquentes. 
Certes,  la  menace  qui  précède  est  un  peu  bien  fan- 
faronne, et  nul  mieux  que  Montaigne  n'en  sentait 
apparemment  l'inutile  jactance  ;  elle  ne  saurait  rete- 
nir personne  de  contrôler  les  assertions  du  philoso- 
phe et  de  dire  ce  qu'il  croit  exact,  pas  plus  qu'elle  ne 
l'eût  empêché  lui-même  de  juger  comme  il  l'entend 
les  gens  qu'il  analyse.  L'aveu  qui  suit  a  plus  de 
prix  parce  qu'il  est  plus  sincère.  Montaigne  regrette 
vivement  de  ne  pas  laisser  après  lui  quelqu'un  qui 
puisse  le  protéger  et  le  défendre  au  besoin.  Les 
forces  affectives  de  son  àme  demeurent  inoccupées, 


LES  nERNIÈURS  ANNE'ES   ItE   MONTAIGNE.  151 

pX  il  le  déplore  ;  il  souhaiterait  se  faire  aimer  d'un 
ami  dont  les  goùls  et  les  aspirations  seraient  confor- 
mes aux  siens.  C'est  pour  cela  que,  vieillissant,  il 
s'attache  avec  tant  d'ardeur  à  ceux  qui  savent  le 
comprendre  et  l'entourent  de  leur  affection.  Ses 
sentiments  pour  Charron,  pour  M""  de  Gournay, 
s'expliquent  ainsi;  ceux-ci  sont  presque  aussi  vifs  que 
ceux  qu'il  portait  à  La  Boétie.  Cependant  l'âge  des 
enthousiasmes  est  passé  pour  Montaigne  :  il  n'en  est 
plus  aux  amitiés  soudaines.  Pourtant  il  s'abandonne 
à  ces  suprêmes  liaisons  avec  autant  de  sympathie 
que  s'il  les  avait  rencontrées  à  l'époque  où  elles  se 
nouent  en  un  moment  et  pour  toujours. 

Montaigne  connut  Charron  avant  de  connaitre 
M'"  de  Gournay.  Leur  liaison  remonte  tout  au  moins 
au  temps  que  Montaigne  passait  ainsi  isolé  chez 
lui  à  refondi'e  les  Essais.  Les  livres  de  Montaigne, 
qui  nous  ont  déjà  appris  tant  de  choses  sur  leur 
possesseur,  ont  encore  gardé  le  souvenir  de  ce  petit 
événement.  En  effet,  sur  le  titre  d'un  Catechismo  de 
Bernardino  Ochino  qui  porte  la  signature  de  Mon  ■ 
taigne^  on  lit  aussi  ces  mots  de  la  main  de  Char- 
ron :  «  Charugn.  ex  dono  dicti  domini  de  Montaigne, 
in  suo  castello,  2julii,  anno  1586.  »  C'est  là  un  de 
ces  présents  comme  en  échangeaient  volontiers  les 
hommes  d'étude  de  ce  siècle,  pour  marquer  leur 
sympathie.  Celui-ci  nous  donne   la  date  où  des  rela- 

1.  Hàle,  1;J61,  pet.  in-S".  —  Au  dessus  de  la  signature, 
on  lit  CCS  mots:  «  Liber  prohibitus.  »  Ce  précieux  volume, 
qui  a  l'ail  partie  des  livres  de  A. -A.  Ronouard,  est  actuelle- 
ment conservé  à  la  Hihliollièque  nationale.  0  -  n"  2S12 
(Réserve). 


Ici 2  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

lions  d'amitié  régnèrent  entre  Montaigne  et  Charron. 
Amené  en  Guyenne  par  le  savant  et  pieux  évéque  de 
Bazas,  Arnaud  de  Pontac,  Pierre  Charron  s'y  trouvait 
depuis  près  de  quinze  ans,  et  avait  occupé  des  char- 
ges ecclésiastiques  dans  les  chapitres  de  plusieurs 
diocèses  de  la  région.  Il  fut  aussi,  dès  lo76,  cha- 
noine et  maitrc  d'école  de  l'église  métropolitaine  de 
Bordeaux,  et  c'est  sans  doute  ce  qui  le  rappro- 
cha de  Montaigne.  La  liaison  entre  eux  ne  tarda 
pas  à  devenir  étroite  :  Charron  «  faisait  un 
merveilleux  cas  »  de  l'auteur  des  Essais,  et  Montai- 
gne aimait  Charron  «  d'une  affection  réciproque  ». 
Ils  devaient  donc  s'entendre,  et,  en  réalité,  ils  sen- 
tendirent  fort  bien. 

Quant  cà  M'"'  de  Gournay,  Montaigne  ne  put  la 
rencontrer  qu'à  Paris,  lorsqu'il  y  vint  faire  réimpri- 
mer son  ouvrage  tel  qu'il  l'avait  refait,  c'est-à-dire 
au  début  de  1588.  Dès  le  mois  de  février,  en  effet, 
Montaigne  se  rendait  à  Paris  avec  le  projet  d'y  pu- 
blier son  livre.  Il  lui  survint  même,  en  chemin,  une 
aventure  assez  déplaisante.  En  traversant  la  forêt 
de  Yillebois,  le  voyageur  fut  arrêté  par  des  ligueurs 
qui  le  détroussèrent.  «  La  tempête  est  tombée  sur 
moi,  qui  avais  mon  ai-gent  en  ma  boite,  écrit-il  à 
Matignon  ;  je  n'en  ai  rien  recouvert  (recouvré),  et  la 
plupart  de  mes  papiers  et  hardes  leur  sont  demeu- 
rés '.  »  Telle  est  la  version  de  la  lettre  que  Montaigne 
adressa  d'Orléans,  le  16  février  au  matin,  au  maré- 
chal de  Matignon.  Il  est  probable  qu'en  définitive  la 
perte  fut  moins  considérable  qu'elle  ne  menaçait  de 

1.  D'Orléans,  ce  16  février,  au  matin  (io88).  —  Cette  lettre 
a  été  publiée  pour  la  première  fois  par  le  D''  Payen  dans  ses 


LES  DEllNIÈRES  ANNÉES   DE   MONTAIGNE.  153 

l'être  ;  les  paj3iers  de  Montaigne  tout  au  moins  durent 
lui  être  rendus,  et  si  le  manuscrit  des  Esso.is  était 
compris  dans  le  butin,  il  fut  restitué,  car  le  livre  vit 
le  jour  peu  de  temps  après.  L'auteur  y  faisait  même 
allusion  à  cet  incident  de  route  qu'il  racontait  en  le 
dramatisani.  Assailli  par  quinze  ou  vingt  gentils- 
hommes masqués  et  par  des  argoulets,  Montaigne 
est  démonté  et  dévalisé  ;  on  fouille  ses  coffres,  sa 
boite  est  prise,  chevaux  et  équipages  sont  «  disper- 
sés à  nouveaux  maîtres  »,  Les  uns  voulaient  tuer  le 
voyageur,  tous  le  voulaient  mettre  à  une  forte  ran- 
çon. Enfin,  ils  avaient  emporté  les  dépouilles,  lui 
laissant  la  vie  et  la  liberté,  quand,  tout  à  coup,  le 
chef,  se  ravisant,  revient  à  lui  avec  de  douces  paroles, 
fait  rechercher  les  bardes  dans  sa  troupe,  jusqu'à  la 
boite,  et  les  rend  à  leur  propriétaire.  (Juelle  était 
donc  la  cause  de  ce  revirement  soudain  ?  La  conte- 
nance de  Montaigne,  son  calme,  la  liberté  et  la  fer- 
meté de  son  langage. 

Tel  est  le  récit  des  Essais  ;  il  est  fait  avec  la  bonne 
humeur  de  quelqu'un  qui  a  échappé  à  un  mauvais 
pas  et  se  réjouit  d'en  être  sorti  à  si  bon  compte. 
D'ordinaire,  on  rencontre  sur  les  grands  chemins 
des  brigands  moins  accommodants.  Montaigne  en 
est  ([uitte  pour  la  peur.  Il  arrive  à  Paris,  et,  bien 
que  le  temps  soit  assez  mal  choisi  pour  cela,  i!  s'oc- 
cupe de  son  livre.  Environ  ((uatre  mois  après,  les 
Essais  sont    publiés  sous  leur    forme    nouvelle  ;    le 


Documents  inédits  ou  peu  connus  sur  Montaiijnc  (1847, 
in-S",  p.  14).  Voy.  aussi  Feuillet  do  Couches,  Causeries  (Vun 
curieux,  t."  HI,  p.  319. 


154  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

privilège  de  l'édition  est  daté  du  4  juin  1588,  tandis 
que  la  préface  porte  la  date  du  12  juin,  bien  que  ce 
soit  la  même  que  celle  des  précédentes  éditions.  On 
était  aux  jours  les  plus  troublés  de  la  Ligue.  Après 
s'être  fortement  établie  à  Paris,  elle  y  commandait 
maintenant  en  maîtresse  et  avait  fini  par  en  chasser  le 
roi.  Banni  du  Louvre,  Henri  III  promenait  sa  petite 
cour  de  Chartres  à  Vernon  et  de  Vernon  à  Rouen, 
tandis  que  le  duc  de  Guise  et  ses  partisans  gouver- 
naient la  capitale.  Montaigne,  qui  avait  un  moment 
suivi  le  roi  de  France,  voulut  revenir  à  Paris.  Mal  lui 
en  prit  :  regardé  comme  suspect,  il  fut  traité  comme 
tel.  Ecoutons-le  raconter  lui-même  l'avanie  qui  lui 
arriva,  à  son  retour  de  Rouen,  le  10  juillet  1588  '. 

«  Entre  trois  et  quatre  (heures)  après-midi,  étant 
logé  aux  fauxbourgs  Saint-Germain,  à  Paris,  et  malade 
d'une  espèce  de  goutte  qui  lors  premièrement  m'avait 
justement  saisi  il  y  avait  trois  jours ^,  je  fus  fait 
prisonnier  par  les  capitaines  et  peuple  do  Paris. 
C'était  au  temps  que  le  roi  en  était  mis  hors  par 
M.  de  Guise 3.  Fus  mené  à  la  Bastille*,  et  me  fut 
signifié  que  c'était  à  la  sollicitation  du  duc  d'Elbœuf 
et  par  droit  de  représaille,  au  lieu  d'un  sien  parent, 

1 .  D''  J.-F.  Payen,  Documents  inédits  sur  Montaigne,  n"  3, 
18oo,  in-8°,  p.  17  et.  18.  Montaigne,  s'étant  trompé  de  date, 
avait  mentionné  une  première  fois  cet  événement  au  20  juillet 
sur  les  Éphémérides  de  Beuther.  Plus  lard,  ayant  reconnu  sa 
méprise,  il  reporta  le  fait  à  sa  vraie  date.  Nous  complétons  ici 
les  deux  versions  l'une  par  l'autre. 

2.  «  Au  pied  gauche  ». 

3.  «  Je  revenais  de  Rouen,  oii  j'avais  laissé  Sa  Majesté,  » 
dit  la  seconde  version. 

4.  «  Sur  mou  cheval  », 


LES   DERNIÈRES  ANNEES  DE   MONTAIGNE.  loo 

gentilhomme  de  Normandie,  que  le  roi  tenait  prison- 
nier à  Rouen.  La  reine,  mère  du  roi,  avertie  '  par 
M.  Pinart,  secrétaire  d'Éiat,  de  mon  emprisonnement, 
obtint  de  M.  de  Guise -,  qui  était  lors  de  fortune  avec 
elle,  et  du  prévôt  des  marchands  vers  lequel  elle 
envoya  (M.  de  Villeroy,  secrétaire  d'État,  s'en  soi- 
gnant aussi  bien  fort  en  ma  faveur)  que  sur  les  huit 
heures  du  soir  du  même  jour,  un  maître  d'hôtel  de 
Sa  Majesté  me  vint  faire  mettre  en  liberté,  moyennant 
les  rescrits  du  dit  seigneur  et  du  dit  prévôt  adres- 
sant au  Clerc  3,  capitaine  pour  lors  de  la  Bastille.  » 
Montaigne  à  la  Bastille  !  Nous  l'en  croyons  aisé- 
ment, quand  il  déclare  que  c'est  la  «  première  prison  » 
qu'il  eût  connue  d'aussi  près.  L'aventure  choquerait 
davantage,  même  avec  son  dénouement  immédiat,  si 
on  ne  savait  combien  les  vexations  étaient  fréijuentes, 
avec  quel  arbitraire  la  Ligue  tourmentait  les  gens, 
les  privant  de  leurs  charges  ou  de  leurs  revenus. 
C'était  le  temps  où  le  poète  Bapin  était  destitué  de 
ses  fonctions  de  prévôt  de  l'hôtel  et  chassé  de  Paris, 
malgré  ses  neuf  enfants.  Ce'ui-ci  s'en  est  vengé  en 
contribuant  à  ridiculiser  cette  domination  turbulente 
et  brouillonne  ;  par  la  Ménippce  il  a  su  mctlre  les 
rieurs  et  l'avenir  de  son  côté.  Moins  acerbe  que 
Nicolas  Bapin,  Montaigne  n'a  mémo  pas  fait  allusion, 

1.  «  Par  le  bruit  du  peuple  ». 

2.  «  Avec  beaucoup  d'instance;  il  en  donna  un  cominande- 
ment  par  écrit  adressant  au  Clerc,  qui  lors  commandait  à  la 
Bastille,  lequel  commandement  lut  porl('  au  i)r('vùt  des  niar- 
cliands,  ayant  besoin  de  sa  confirmation.  » 

3.  Bussy  Le  Clerc,  procureur  au  Parlement,  qui  occupait 
la  Bastille  pour  la  Ligue. 


lo6  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

dans  les  Essais,  à  sa  détention  de  quelques  heures  à 
la  Bastille  ;  le  souvenir  en  aurait  disparu  si  une  note 
intime  ne  nous  l'avait  conservé. 

Ces  événements  si  déplorables  étaient  bien  faits 
pour  détourner  Montaigne  de  ses  préoccupations 
d'auteur  ;  il  était  naturel  qu'il  oubliât  un  peu  son  livre 
pour  s'occuper  surtout  de  la  France,  ce  «  pauvre 
vaisseau  que  les  flots,  les  vents  et  le  pilote  tirassaient 
à  si  contraires  desseins  ».  Il  était  aussi  naturel  que 
le  public  donnât  moins  d'attention  à  la  publication 
des  Essais.  Pourtant,  malgré  le  malheur  des  temps, 
elle  ne  passa  pas  inaperçue  des  délicats,  et  le  voyage 
de  Montaigne  à  Paris  ne  fut  pas  ignoré  de  ceux  qui 
s'intéressaient  à  l'œuvre  et  à  l'écrivain.  C'est  ainsi 
que  Montaigne  reçut  les  hommages  enthousiastes  de 
Marie  Le  Jars  de  Gournay  et  que  se  noua  entre  le 
philosophe  et  la  savante  fille  cette  alliance  littéraire 
qui  devait  si  étroitement  les  unir  l'un  à  l'autre.  Celle- 
ci,  vers  l'âge  de  vingt  ans.  avait  lu,  par  hasard,  les 
Essais,  dont  la  renommée  n'était  pas  encore  consa- 
crée, et  elle  en  conçut  un  tel  enthousiasme  (|u'elle 
souhaita  de  faire  la  connaissance  de  l'auteur.  Ce  désir 
ne  se  réalisa  pas  immédiatement,  mais,  ayant  appris 
que  Montaigne  était  à  Paris  pour  veillei-  à  la  réim- 
pression de  son  ouvrage,  M'"'  de  Gournay,  qui  s'y 
trouvait  également,  en  compagnie  de  sa  mère,  ne 
manqua  pas  de  l'envoyer  saluer  et  de  lui  «  déclarer 
l'estime  qu'elle  faisait  de  sa  personne  et  de  son  livre  ». 
Dès  le  lendemain,  Montaigne  vint  remercier  celle 
qui  lui  avait  adressé  un  compliment  si  spontané; 
il  traita  la  jeune  fille  avec  l'affection  d'un  père,  et 
désormais  ces  sentiments  devinrent  chaque  jour  plus 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  MONTAIGNE.  157 

remplis  d'abandon.  Le  philosophe  avait  trouvé  la 
•«  fille  d'alliance  »  qui  devait  défendre  sa  mémoire, 
et,  en  donnant  ce  titre  à  M'"'  de  Gournay,  il  réalisait 
la  secrète  ambition  de  celle-ci.  Depuis  qu'elle  avait 
lu  les  Essais,  c'était  bien  par  un  pareil  lien  que 
M"''  de  Gournay  désirait  être  unie  à  Montaigne  ; 
c'était  aussi  le  seul  qui  convint  à  «  la  proportion  de 
leurs  âges  »  et  de  leurs  mérites,  à  «  l'intention  de 
leurs  âmes  et  de  leurs  mœurs  '.  » 

Montaigne  éprouva  une  grande  joie  à  se  voir  ainsi 
compris  et  admiré;  cet  enthousiasme  si  sincère  lui 
réchaulîa  le  cœur.  11  semble  qu'il  se  crut  plus  sûr  de 
l'avenir,  maintenant  qu'une  jeune  piété  filiale  veille- 
rait sur  sa  mémoire.  Un  ami  véritable  avait  été  le 
rêve  de  toute  sa  vie  :  au  début,  il  en  avait  rencontré 
un  que  la  mort  lui  prit  bientôt,  et  depuis  lors  il 
n'avait  cessé  de  regretter  ce  compagnon.  Certes, 
alors  que  l'âge  s'appesantissait  sur  lui,  Montaigne 
ne  pouvait  espérer  de  recommencer  cette  trrs  sainte 
amitié  qui  avait  embelli  sa  jeunesse.  Mais  voici  qu'un 
sentiment  nouveau  s'offrait  à  lui,  fait  de  respect,  de 
dévouement  et  d'admiration.  Montaigne  accepta  avec 
reconnaissance  l'affection  i|ue  lui  vouait  ainsi  Marie 
de  Gournay,  parce  qu'elle  ne  lui  rappelait  son  amitié 
pour  La  Boétie  que  par  la  sincérité  de  l'expression. 
En  échange  de  cet  hommage  qui  le  touchait  en  l'ho- 
norant, Montaigne  consacra  à  la  jeune  lille  une 
paternelle  gratitude  pour   la  satisfaction  qu'elle    lui 

1.  Tous  ces  détails  sont  pris  de  la  vie  do.  M'"  de  Gournay 
écrite  par  elle-même  et  imprimée  à  la  suite  de  ses  Advh  ou 
présens  (Paris,  1641,  in-4'',  p.  992). 


158  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

donnait.  Plus  tard,  quand  les  Essais,  encore  accrus, 
revirent  le  jour,  l'auteur  y  avait  ajouté  un  passage 
fort  louangeur  pour  M"''  de  (lournay  et  vantait  autant 
la  justesse  de  son  esprit  que  la  bonté  de  son  cœur  ' . 
Les  termes  de  cet  éloge  étaient  si  chaleureux  que 
les  malveillants  en  médirent.  Cet  outrage  fut  très 
sensible  à  M""  de  Gournay,  comme  il  l'eût  été  à 
Montaigne,  s'il  avait  pu  prévoir  le  langage  des  sots. 
Aussi  la  savante  fille,  autant  par  modestie  que  par 
crainte  de  la  calomnie,  effaça-t-elle  ensuite  des 
Essais  tout  ce  qui  lui  sembla  exagéré  sur  son  propre 
mérite. 

Montaigne  demeura  à  Paris  sept  mois  environ  à 
l'occasion  de  la  réimpression  de  son  livre  ;  mais  ce 
séjour  ne  fut  pas  continu  et  sans  interruptions. 
Accompagné  de  son  ami,  le  poète  bordelais  Pierre 
de  Brach,  nous  savons  qu'il  vint  avec  la  cour  à  Char- 
tres et  à  Rouen.  Puis,  lorsqu'il  eut  noué  connaissance 
avec  sa  «  fille  d'alliance  »,  il  ne  résista  pas  au  plaisir 
de  l'aller  visiter  dans  son  domaine  patrimonial  de 
Gournay-sur-Aronde,  en  Picardie  -.  «  Il  y  séjourna 
trois  mois,  en  deux  ou  trois  fois,  avec  tous  les  honnêtes 
accueils  que  l'on  pouvait  souhaiter  »,  nous  apprend 
Estienne  Pasquier  3,  et  Montaigne  lui-même  semble 


1.  Essais  (139oj,  liv.  II,  cli.  xvii,  à  la  fin.  Ces  éloges  ont 
disparu  dans  l'édition  nouvelle  que  M'"  de  Gournay  donna  en 
1635. 

2.  Actuellement  chet'-lieu  de  canton  de  l'arrondissement  de 
Compiègne  (Oise). 

3.  Les  Lettres  d' Estienne  Pasquier  (Paris.  1619,  in-8"\  I. 
II,  p.  383  (liv.  XVIII,  lettre  i,  à  Monsieur  de  Velgé). 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  MONTAIGNE.  139 

faire  allusion  à  ce  déplacement'.  Toutes  ces  excur- 
sions abrégèrent  donc  assez  sensiblement  le  séjour 
effectif  du  philosophe  dans  la  capitale,  qu'il  devait 
de  nouveau  quitter  bientôt  après  pour  se  rendre  aux 
États  généraux  qui  s'ouvrirent  à  Blois  le  13  octo- 
bre 1388. 

Aucun  mandat  officiel  n'exigeait,  semble-t-il,  la 
présence  de  Montaigne  à  Blois  ;  son  rôle  n'y  fut  donc 
point  actif.  Simple  spectateur  des  troubles,  il  se 
contentait  de  regarder  comment  le  vaisseau  si  furieu- 
sement ballotté  par  les  vents  contraires  parviendrait 
à  surmonter  les  périls  et  à  voguer  en  paix.  Que 
sortirait-il  de-cette  réunion  dont  on  pouvait  attendre 
quelque  bien  ?  Quels  remèdes  les  trois  ordres  trou- 
veraient-ils aux  maux  de  la  France,  sur  laquelle 
s'appesantissaient  tous  les  fléaux  :  la  guerre  civile, 
l'anarchie,  le  fanatisme  ?  Évidemment  cette  pensée 
préoccupait  Montaigne,  puisqu'elle  le  retenait  à  Blois, 
où  ces  graves  questions  allaient  s'agiter.  Mais  rien 
ne  nous  apprend  de  quel  œil,  sans  doute  bien  attristé, 
il  voyait  se  dérouler  cette  tragi-comédie,  qui  prit  fin 
dans  le  sang  du  duc  de  Guise.  Seul,  l'écho  de  quel- 
ques doctes  entretiens  avec  des  hommes  de  savoir 
est  parvenu  jusqu'à  nous.  Montaigne  rencontra    à 

1.  Essais  (1595),  liv.  1.  ch.  XL,  Que  le  goût  des  biens  et 
des  maux  dépend  en  bonne  partie  de  l'opinion  que  nous  en 
avons  (  «  Quand  je  vins  de  ces  fameux  états  de  Blois,  j'avais 
vu  peu  auparavant  une  fille  en  Picardie,  etc..  ».  Ce  passage 
ne  se  trouve  qu'en  1595.  Dans  l'exemplaire  des  Essais  annoté 
et  conservé  à  Bordeaux,  Montaigne  ne  précise  pas  ainsi  le 
temps  et  le  lieu  ;  il  dit  simplement  :  «  J'ai  vu  une  fille  ])0ur 
témoigner,  etc.  »  ). 


160  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Blois  Pasquier  et  de  Thou,  et  conversait  volontiers 
avec  eux:  l'un  et  l'autre  nous  ont  gardé  le  souvenir 
de  ces  dialogues. 

Avec  de  Thou,  que  Montaigne  connaissait  de  plus 
longue  date,  la  conversation  était  familière  et  aban- 
donnée. Montaigne  conseillait  amicalement  à  de 
Thou  d'accepter  l'ambassade  de  Venise,  qui  lui  était 
offerte,  et,  pour  l'y  engager  davantage,  lui  promet- 
tait de  l'aller  voir  là-bas.  On  s'entretenait  aussi  des 
troubles  et  de  leurs  causes,  et  Montaigne  en  parlait 
librement.  De  Thou  a  noté,  dans  ses  Mémoires,  le 
langage  que  lui  tint  Montaigne  à  ce  propos  ;  nous  le 
reproduisons  ici  textuellement.  «  Montaigne  lui  dit 
qu'autrefois  il  avait  servi  de  médiateur  entre  le  roi 
de  Navarre  et  le  duc  de  Guise,  lorsque  les  deux 
princes  étaient  à  la  cour;  que  ce  dernier  avait  fait 
toutes  les  avances  par  ses  soins,  ses  services,  et  par 
ses  assiduités  pour  gagner  l'amitié  du  roi  de  Navarre  ; 
mais  qu'ayant  reconnu  qu'il  le  jouait,  et  qu'après 
toutes  ses  démarches,  au  lieu  de  son  amitié,  il 
n'avait  rencontré  qu'une  haine  implacable,  il  avait 
eu  recours  à  la  guerre,  comme  à  la  dernière  res- 
source qui  put  défendre  l'honneur  de  sa  maison 
contre  un  ennemi  qu'il  n'avait  pu  gagner  ;  que  l'ai- 
greur de  ces  deux  esprits  était  le  principe  d'une 
guerre  qu'on  voyait  aujourd'hui  si  allumée  ;  que  la 
mort  seule  de  l'un  ou  de  l'autre  pouvait  la  faire 
finir;  que  le  duc  ni  ceux  de  sa  maison  ne  se  croiraient 
jamais  en  sûreté  tant  que  le  roi  de  Navarre  vivrait  ; 
que  celui-ci,  de  son  côté,  était  persuadé  qu'il  ne 
pourrait  faire  valoir  ses  droits  à  la  succession  de  la 
couronne  pendant  la  vie  du  duc.   Pour  la  religion, 


LES   DEKNifcKES   ANNEES   DK   MONTAIGNE.  1  ()  I 

ajouta-t-il,  dont  tous  les  deux  font  parade,  c'est  un 
beau  prétexte  pour  se  faire  suivre  par  ceux  de  leur 
parti,  mais  son  intérêt  ne  les  louche  ni  l'un  ni  l'au- 
tre ;  la  crainte  d'être  abandonné  des  protestants 
empêche  seule  le  roi  de  Navarre  de  rentrer  dans 
la  religion  de  ses  pères,  et  le  duc  ne  s'éloignerait 
point  de  la  Confession  d'Augsbourg,  que  son  oncle 
Charles,  cardinal  de  Lorraine,  lui  a  fait  goûter,  s'il 
pouvait  la  suivre  sans  préjudicier  à  ses  intérêts;  que 
c'étaient  là  les  sentiments  qu'il  avait  reconnus  dans 
ces  princes,  lorsqu'il  se  mêlait  de  leurs  affaires  '.  » 

Le  langage  que  de  Thou  prête  à  Montaigne  ne 
manque  pas  de  vraisemblance,  bien  qu'il  paraisse,  en 
partie,  inexactement  rapporté.  Montaigne  négocia 
très  probablement  entre  le  roi  de  Navarre  et  le 
duc  de  Guise,  mais  cela  ne  dut  pas  être  alors  que 
«  les  deux  princes  étaient  à  la  cour  ».  Rapprochés, 
les  deux  rivaux  auraient  eu  moins  besoin  d'intermé- 
diaire que  si  la  distance  les  eût  séparés.  En  outre, 
depuis  qu'Henri  de  Navarre  s'était  enfui  de  la  cour 
de  France,  après  la  Saint-Barthélémy,  il  n'y  reparut 
plus  jusqu'à  l'assassinat  du  duc  de  Guise.  Or,  à 
l'époque  où  ils  pouvaient  se  rencontrer  ainsi,  la 
diversité  de  leurs  intérêts  ne  désunissait  pas  encore 
les  deux  princes  irrévocablement.  C'est  dans  la 
suite,  quand  par  la  mort  du  duc  d'Alençon  Henri  de 
Navarre  devint  l'héritiei-  présomptif  de  la  couronne 
et  que  le  duc  de  Guise  se  lit  le  chef  de  la  Ligue,  que 

1.  Métnoiri's  de  la  vie  de  Jacques-Auyusle  de  Thou.  con- 
seiller d' État  et  président  à  mortier  au  Parlement  de  Paris 
(Première  édition,  tnidiiite  du  latin  en  française  Rotterdam. 
1711,  in-*°,  p.  136. 

MONTAIGNE   II.  11 


162  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

le  dissenliment  fut  entre  eux  de  jour  en  jour  plus 
profond.  On  devait  souhaiter  que  les  deux  rivaux 
s'entendissent  avant  que  la  séparation  ne  devint 
irrémédiable,  et  peut-être  que  Montaigne  consentit 
à  s'entremettre  pour  amener  cet  accord,  en  considé- 
ration du  grand  bien  qui  en  pouvait  résulter.  N'ou- 
blions pas  que  Montaigne  fit,  en  ce  temps-là,  un 
voyage  à  la  cour  que  la  Chronique  bourdeloise  enre- 
gistre sans  en  préciser  la  date  et  sans  en  déterminer 
la  raison.  Il  ne  serait  pas  étonnant  que  l'annaliste 
bordelais  ait  ignoré  le  vai  motif  de  ce  déplacement. 
Notons  enfin  une  dernière  présomption  en  faveur  de 
cette  hypothèse.  C'est  seulement  dans  l'édition  des 
Essais  de  I088,  que  Montaigne  fait  allusion  aux 
négociations  publiques  dont  les  princes  le  chargè- 
rent, et  explique  en  détail  la  manière  dont  il  s'y 
comportait,  ce  qui  fait  supposer  que  ces  missions 
doivent  se  placer  entre  1580  et  1588,  ou,  plus  exac- 
tement encore,  pendant  la  durée  de  sa  mairie.  Il 
déclare  formellement  :  «  En  ce  peu  que  j'ai  eu  à  négo- 
cier entre  nos  princes,  en  ces  divisions  et  subdivi- 
sions qui  nous  déchirent  aujourd'hui,  j'ai  curieuse- 
ment évité  qu'ils  se  méprissent  en  moi,  et  s'enferras- 
sent en  mon  masque.  »  La  franchise  et  la  loyauté, 
voilà  donc  les  deux  éléments  de  sa  diplomatie, 
comme  la  sincérité  est  le  caractère  de  son  langage  à 
de  Thou.  Montaigne  ajoute  :  «  Je  ne  dis  rien  à  l'un 
que  je  ne  puisse  dire  à  l'autre,  à  son  heure,  l'accent 
seulement  un  peu  changé,  el  ne  rapporte  que  les 
choses  ou  indifférentes,  ou  connues,  ou  qui  servent 
en  commun  :  il  n'y  a  point  d'utilité  pour  laquelle  je 
me  permette  de  leur  mentir.  * 


LES    OEHMlir.ES   ANNÉES   DE    MONTAIGNE.  163 

D'ailleurs,  les  compétitions  des  partis  ne  troublent 
pas  Montaigne,  pas  plus  que  ses  sentiments  pour 
leurs  chefs  ne  l'aveuglent  sur  leur  compte  ;  il  est 
avant  tout  pour  la  loi,  c'est-à-dire  pour  le  roi,  pour 
le  pouvoir  légitimement  établi.  «  Les  lois  m'ont  ôté 
de  grand'pcine,  dit-il  ;  elles  m'ont  choisi  parti  et 
donné  un  maître  :  toute  autre  supériorité  et  obliga- 
tion doit  être  relative  à  celle-là  et  retranchée.  »  Il  est 
vrai  qu'il  ne  manque  pas  de  faire  cette  remarque  : 
«  Je  suivrai  le  bon  parti  jusques  au  feu,  mais  exclu- 
sivement si  je  puis.  »  Ne  nous  étonnons  donc  pas 
(jue,  voyant  aussi  sagement  son  devoir,  Montaigne 
jugeât  les  autres  sainement  et  sans  parti  pris.  Malgré 
la  sympathie  qu'il  éprouve  également  pour  le  duc 
de  Guise  et  pour  Henri  de  Navarre,  il  les  apprécie 
avec  justesse.  Le  sort  ne  permit  pas  au  duc  de  Guise 
de  remplir  sa  destinée  jusqu'au  bout.  Pour  Henri 
de  Navarre,  le  sort  a  donné  raison  à  Montaigne. 
Après  tant  d'horreurs  accumulées,  de  bons  esprits 
commenraient  à  se  demander  si  les  dissidences  des 
deux  cultes,  orthodoxe  ou  réformé,  valaient  tout  le 
sang  répandu,  tous  les  Français  égorgés  d'une  et 
d'autre  part  ^  On  commençait  à  entrevoir  une  reli- 
gion plus  tolérante  et  plus  haute  que  les  Églises 
qui  s'entre-dévoraient.  Montaigne,  on  le  sait,  fut  un 
des  premiers  à  souhaiter  celte  concorde  et  à  la  prê- 
cher. Dés  1577,  Henri  lY  écrivait  à  M.  de  Batz  : 
«  Ceux  (jui  suivent  tout  droit  leur  conscience  sont 
de  ma  religion  ;  cl  moi  je  suis  de  celle  de  tous  ceux- 
là  (}ui  sont  braves  et  bons.  »  Si  le   l'oi  de  Navarre 

1.  K.  Jiitii;,  llfnri  IV  considère  comme  écrioain,  p.  141. 


164  MONTAIGNE   ET  SES   AMIS. 

n'abjura  pas  aussitôt  qu'on  le  lui  demanda,  c'^était 
pour  ne  pas  paraître  subir  une  injonction  ;  mais, 
quand  il  abjura,  il  put  le  faire  sans  crainte,  car  une 
tolérance  avait  grandi  qui  planait  au-dessus  des  deux 
religions  combattantes  et  s'accommodait  de  l'une 
comme  de  l'autre. 

Les  entretiens  de  Montaigne  et  de  Pasquier  étaient 
moins  intimes  et  moins  élevés.  Avec  Pasquier,  Mon- 
taigne parlait  littérature  et  défendait  les  Essais. 
«  Gomme  nous  nous  promenions  dedans  la  cour  du 
château,  raconte  Pasquier,  il  m'advint  de  lui  dire 
qu'il  s'était  aucunement  oublié  de  n'avoir  commu- 
niqué son  oeuvre  à  quelques  siens  amis,  avant  de  la 
publier  ;  d'autant  que  l'on  y  reconnaissait,  en  plu- 
sieurs lieux,  je  ne  sais  quoi  du  ramage  gascon,  plus 
aisément  que  PoUion  n'avait  autrefois  fait  le  Padouan 
de  Tite-Live  :  chose  dont  il  eût  pu  recevoir  avis  par 
un  sien  ami.  Et,  comme  il  ne  m'en  voulut  croire,  je 
le  menai  en  ma  chambre,  où  j'avais  son  livre,  et  là, 
je  lui  montrai  plusieurs  manières  de  parler  familières 
aux  Français,  ains  seulement  aux  Gascons  K  *  Et,  en 
suite  de  cela,  Pasquier  rapporte  quelques-unes  des 
critiques  qu'il  adressa  à  Montaigne.  Gelui-ci  écouta 
en  silence  et  parut  si  bien  approuver  que  Pasquier 
crut  l'avoir  convaincu  et  estimait  «  qu'à  la  première 
et  prochaine  impression  qu'on  ferait  de  son  livre,  il 
donnerait  l'ordre  de  corriger  »  ces  locutions.  Mon- 
taigne n'en  fit  rien,  peut-être  parce  que  la  mort  l'en 
empêcha.  Il  n'aimait  guère  aussi  à  s'amender  sur  les 
conseils  d'autrui.  Se  dépeignant  lui-même,  il  voulait 

1.  Estienne  Pasquier,  Lettres,  loc.  cit. 


LES  DERN'IÈRKS  ANNEES   DE   MONTAIGNE.  165 

resler  tel  qu'il  se  voyait  et  non  se  montrer  tel  qu'on 
1g  voyait.  Au  reste,  la  critique  de  Pasquier  ne  dut 
pas  l'émouvoir.  Esprit  docte  et  nourri  de  fortes 
lectures,  celui-ci  n'était  pas  fait  pour  savourer  toute 
l'ironie  de  Montaigne,  pour  comprendre  la  grâce  et 
le  charme  de  sa  philosophie.  Tout  en  appréciant 
grandement  les  Essais,  dont  il  sentait  la  haute  valeur, 
Pasquier  ne  goûte  pas  la  légèreté  de  l'allure,  et  ne 
découvre,  pas  ce  que  l'observation  a  de  général,  sous 
son  aspect  particulier.  Pour  ne  pas  désobliger  son 
interlocuteur,  Montaigne  eut  l'air  de  se  rendre  à  ses 
raisons,  mais  il  resta  lui-même  et  ne  corrigea  pas 
son  œuvre  :  on  ne  saurait  dire  qu'il  eut  tort. 

Si  ces  entretiens  pouvaient  distraire  un  instant 
Montaigne  des  préoccupations  du  jour,  les  événe- 
ments l'y  ramenaient  bien  vite  ;  ils  se  précipitaient, 
en  elTet,  et  la  situation  devenait  de  plus  en  plus 
grave.  Bientôt  après,  le  meurtre  du  duc  de  Guise 
allait  ensanglanter  les  Étals  de  Blois.  Henri  III  avait 
cru  faire  un  coup  de  maitre  en  éliminant  ainsi  son 
ennemi  le  plus  dangereux.  Montaigne  ne  nous  dit 
pas  comment  il  apprécie  cet  assassinat,  qu'il  men- 
tionne simplement  sur  ses  Êphêi)ii>rides  sans  le 
juger.  «  Morte  la  bête,  mort  le  venin,  »  s'était  écrié 
le  roi  de  France  ;  mais,  comme  le  remarque  Pasquier, 
la  béte  avait  la  queue  longue.  Au  lieu  d'étouffer  les 
passions  populaires,  ce  crime  leur  montra  au  contraire 
comment  on  pouvait  se  débarrasser  d'un  ennemi 
incommode,  et,  par  une  fatalité  pareille,  le  roi  de 
France  tombait  conune  son  adversaire  sous  le  couteau 
d'un  assassin,  six  mois  après  qu'il  eut  fait  lui-même 
tneltro  à  mort  le  duc  de  Guise  et  son  frère  le  cardinal 


166  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

de  Lorraine.  Entre-temps,  Catherine  de  Médicis  était 
morte,  elle  aussi,  et  Henri  de  Navarre  s'était  rappro- 
ché d'Henri  HI  ;  les  deux  monarques  se  réconcilièrent 
au  Plessis-lès-Tours,  et  cette  entente  fut  pour  leurs 
armées  réunies  une  suite  de  succès  qui  ébranlèrent 
sérieusement  la  Ligue.  Celle-ci  avait  dû  lever  le  siège 
de  Senlis,  puis  elle  avait  perdu  Pontoise  et  Saint- 
Cloud,  et  l'assaut  allait  être  donné  à  Paris,  quand 
Jacques  Clément  frappa  le  roi  de  France  du  coup  de 
poignard  dont  il  mourut. 

Que  faisait  Montaigne  tandis  que  tous  ces  événe- 
ments se  succédaient  ?  Nous  savons  par  M'""  de 
Gournay  qu'il  regagna  la  Guyenne  «  où  la  guerre  de 
la  Ligue  qui  lors  embrasait  toute  la  France  l'attacha 
par  le  commandement  et  pour  le  service  du  roi  ». 
Montaigne  avait  séjourné  «  huit  ou  neuf  mois  par 
deçà  ».  C'est  donc  vers  la  lin  de  l'année  I088  qu'il 
rentra  à  Bordeaux  ;  mais  nous  ne  saurions  autrement 
en  préciser  la  date  ni  dire  à  quoi  il  s'employa  dans 
son  pays.  A  la  vérité,  jamais  Bordeaux  n'appartint  à 
la  Ligue.  Matignon  était  resté  fidèle  au  roi  de  France, 
et  même  quand  la  politique  de  celui- li  agissait  de 
concerl  avec  les  Guises,  le  maréchal  ne  s'était  pas 
abandonné  à  la  Sainte-Union.  Aussi  après  le  drame 
de  Blois,  lorsque  la  Ligue  chercha,  à  Bordeaux  comme 
ailleurs,  à  entrer  en  lutte  ouverte  contre  l'autorité 
royale,  trouva-t-elle  en  Matignon  un  adversaire  fort 
décidé.  On  accusait  les  Jésuites  de  fomenter  cette 
résistance,  à  laquelle  ils  prêtaient  assurément  un  fort 
appui.  Matignon  n'hésita  pas  à  sévir  ;  aidé  par  le 
Parlement,  il  les  bannit  de  la  ville,  et,  grâce  à  cette 
mesure,  eelle-ci  demeura  en  son  pouvoir. 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  MONTAIGNE.      .167 

On  ne  voit  pas  ce  que  Montaigne  ])ut  faire  dans 
ces  conjonctures.  Sans  doute  son  loyalisme  s'ac- 
cordait avec  celui  de  Matignon,  mais  aucun  fait  ne 
vient  le  confirmer.  On  saisit  mieux  son  attitude  à 
l'égard  d'Henri  de  Navarre.  Montaigne  n'avait  jamais 
cessé  d'entretenir  avec  ce  prince  des  relations  cor- 
diales ;  par  exemple,  quatre  jours  après  la  bataille  de 
Coutras,  le  24  octobre  1387,  le  roi  de  Navarre  avait 
été  l'hôte  du  philosophe  et  avait  dîné  chez  luii. 
Maintenant  donc  que  la  mort  d'Henri  III  faisait  du  roi 
de  Navarre  le  vrai  roi  de  France,  le  bon  sens  et  le 
devoir  de  Montaigne  se  trouvaient  d'accord  pour  le 
considérer  comme  le  monarque  légitime.  Mais  il  y 
avait  de  grands  obstacles  à  franchir  avant  que  cette 
royauté  fut  effective  et  ainsi  acceptée  par  la  plus 
grande  partie  des  Français  ;  Montaigne  ne  l'ignorait 
pas,  et  il  savait  combien  les  dernières  difficultés  qui 
séparaient  Henri  de  Navarre  du  trône  seraient  dures 
à  surmonter.  S'entretenant  un  jour  avec  Agrippa 
d'Aubigné,  Montaigne  s'en  était  expliqué.  Il  avait 
fait  la  remar(jue  que,  fréquemment,  le  peuple  juge 
assez  beaux  comme  princes  des  seigneurs  qu'il  ne 
juge  pas  assez  beaux  pour  être  rois.  Et  Montaigne 
ajoutait  «  que  les  prétendants  à  la  couronne  trouvent 
tous  les  échelons  jusqu'au  marchepied  du  trône  et 
petits  et  aisés,  mais  que  le  dernier  ne  se  pouvait 
franchir  pour  sa  hauteur'-.  » 

1.  Séjours  et  itinéraire  de  Henri  IV  avant  son  avènement 
au  trône  de  France,  à  sa  date,  24  octobre  1587.  (Recueil  des 
lettres  missives  de  Henri  IV,  t.  II,  p.  ()02). 

2.  A2;ri|)pa  d'Aubigné,  Histoire  universelle,  i()2f>.  t.  III. 
roi.  402. 


168.  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS, 

C'est  bien  ce  qui  advint  à  Henri  de  Bourbon  ;  on 
lui  avait  reconnu  comme  roi  de  Navarre  des  qualités 
qu'on  lui  marchandait  comme  roi  de  France.  Le  pape 
se  hâte  de  l'excommunier  en  tant  qu'hérétique,  et, 
pour  suivre  un  si  haut  exemple,  les  pamphlétaires 
catholiques  entassent  contre  le  nouveau  monarque 
autant  d'injures  et  de  menaces  qu'ils  en  peuvent 
amoncelei'.  Préchant  la  démocratie,  ils  déclarent  que 
«  le  peuple  fait  les  rois  »,  qu'il  «  les  peut  défaire 
comme  il  les  a  créés  »,  et  ils  redisent  à  Henri  IV  ; 
«  La  couronne  de  France  n'est  point  héréditaire,  mais 
élective...  nous  obéissons  aux  rois,  non  aux  tyrans.  » 
En  même  temps  qu'elle  fait  appel  aux  passions  popu- 
laires, la  Ligue  s'inspire  des  principes  théocratiqucs 
et,  par  un  retour  inverse,  les  théologiens  protestants, 
cessant  de  proclamer  les  droits  du  peuple,  défendent 
maintenant  la  monarchie  héréditaire  et  la  succession 
linéale.  Toutes  ces  apostasies  consommées  pour  les 
besoins  de  la  cause,  ces  opinions  acceptées  ou 
rejetées  suivant  les  rancunes  des  partis  indignent  le 
scepticisme  de  Montaigne,  fait  surtout  de  bonne  foi. 
«  Voyez,  s'écrie-t-il  avec  chaleur,  l'horrible  impu- 
dence de  quoi  nous  pelotons  les  raisons  divines  et 
combien  irréligieusement  nous  les  avons  et  rejetées 
et  reprises  selon  que  la  fortune  nous  a  changés  de 
place  en  ces  orages  publics.  Celte  proposition-  si 
solenne  :  «  S'il  est  permis  au  sujet  de  se  rebeller 
»  et  armer  contre  son  prince  pour  la  défense  de  la 
»  religion,  »  souvienne-vous  en  quelles  bouches,  celte 
année  passée,  l'affirmative  d'icelle  était  l'arc-boutant 
d'un  parti  ;  la  négative,  de  quel  autre  c'était  l'arc- 
boutant  ;  et  oyez  à  présent  de  ({uel  quartier  vient  la 


LES  DERNIÈKES   ANNEES  DE   MdXTMtiNE.  169 

voix  et  instruction  de  l'une  et  de  l'autre  ;  et  si  les 
armes  bruient  moins  pour  cette  cause  que  pour 
celle-là.  Et  nous  brûlons  les  gens  qui  disent  qu'il 
faut  faire  souffrir  à  la  vérité  le  joug  de  notre  besoin  ; 
et  de  combien  fait  la  France  pis  que  de  le  dire  •  !  » 
Il  s'agissait,  en  somme,  de  faire  régner  Henri  IV, 
et  ce  chassé-croisé,  que  Montaigne  apprécie  ave; 
une  si  bonnête  sévérité,  n'avait  d'autre  but  que  d,î 
rapprocher  ou  d'éloigner  du  trône  le  souverain  légi- 
time. Dans  ce  pays  où  le  bon  sens  finit  toujours  par 
triompher,  la  verve  gauloise  de  la  Ménippéc,  ses 
satires  patriotiques  firent  plus  et  mieux  que  tout 
l'imbroglio  de  ces  discussions  ;  on  peut  dire  qu'elle 
valut  autant  au  nouveau  roi  qu'une  victoire  de  ses 
armes  pour  contribuer  à  asseoir  sa  domination.  Il 
est  vrai  que  le  bon  roi  Henri  méritait  mieux  que 
personne  que  l'esprit  servit  sa  cause.  Sa  vue  ne 
cessa  d'être  claire  au  milieu  des  bourrasques  diverses 
qui  l'assaillaient  ;  il  faisait  tête  à  l'orage  sans  rien 
perdre  de  sa  bonne  humeur,  et  dans  la  mauvaise 
fortune  sa  vaillance  demeurait  chevaleresque  et 
souriante.  Lui-même,  un  jour,  s'était  peint  ainsi  à 
Montaigne  et  ne  s'était  pas  flatté.  Une  de  ses 
maîtresses  qualités  était,  ainsi  qu'il  le  disait  à  Mon- 
taigne, de  voir  «  le  poids  des  accidents  comme  un 
autre  ;  mais  à  ceux  qui  n'avaient  point  de  remède,  il 
se  résolvait  soudain  à  la  souffrance;  aux  autres,  après 
y  avoir  ordonné  les  provisions  nécessaires,  ce  qu'il 
pouvait  faire   promptement   par   la    vivacité  de  son 


I.  Essais,  I.  II..  cil.  XII.  O  passage  rje  so  troiivo  que  (}an^ 
redit  ion  de  1.Ï9.S. 


170  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

esprit,  il  atiendait  en  repos  ce  qui  s'en  pouvait 
suivre.  »  «  De  vrai,  ajoute  Montaigne,  je  l'ai  vu  à 
même,  maintenant  une  grande  nonchalance  et  liberté 
d'actions  et  de  visage  au  travers  de  bien  grandes 
affaires  et  bien  épineuses  :  je  le  trouve  plus  grand 
et  plus  capable  en  une  mauvaise  qu'en  une  bonne 
fortune  ;  ses  pertes  lui  sont  plus  glorieuses  que  ses 
victoires,  et  son  deuil  que  son  triomphe  ^  » 

On  le  voit,  Montaigne  appréciait  judicieusement 
les  circonstances  dans  lesquelles  Henri  de  Navarre 
avait  été  appelé  au  trône  de  France,  et  connaissait 
assez  profondément  le  caractère  de  celui-ci  pour 
espérer  qu'il  finirait  par  se  servir  des  événements. 
Dès  le  début  de  son  règne,  Montaigne  n'avait  pas 
manqué  d'écrire  à  Henri  IV  et  de  lui  dire  combien 
il  souhaitait  que  sa  domination  fût  paisible  et  univer- 
sellement accueillie.  Le  roi  fut  sensible  à  ce  vœu  et 
y  fit  une  réponse  qui  ne  nous  est  pas  parvenue. 
Nous  possédons  seulement  une  lettre  de  Montaigne, 
datée  du  18  janvier  lo9),  qui  précise  bien  comment 
le  philosophe  envisageait  le  triomphe  du  Béarnais. 
C'est  un  document  trop  important  pour  n'être  pas 
reproduit  ici  en  entier.  «  Sire,  disait  Montaigne, 
c'est  être  au-dessus  du  poids  et  de  la  foule  de  vos 
grandes  et  importantes  affaires  que  de  vous  savoir 
prêter  et  démettre  aux  petites  à  leur  tour,  suivant  le 
devoir  de  votre  autorité  royale  qui  vous  expose  à 
toute  heure  à  toute  sorte  et  degré  d'hommes  et 
d'occupations.  Toutefois,  ce  c[ue  Votre  Majesté  a 
daigné   considérer    mes    lettres    et    y    commander 

1.  Essais,  1.  111,  ch.  x. 


Li:S  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  MONTAIGNE.  171 

réponse,  j'aime  mieux  le  devoir  à  la  bénignité  qu'à 
•la  vigueur  de  son  àmc.  J'ai  de  tout  temps  regardé  en 
vous  cette  même  fortune  où  vous  êtes,  et  vous  peut 
souvenir  que  lors  même  qu'il  m'en  fallait  confesser 
à  mon  curé,  je  ne  laissais  de  voir  aucunement  de 
bon  œil  vos  succès.  A  présent,  avec  plus  de  raison 
et  de  liberté,  je  les  embrasse  de  pleine  affection.  Ils 
vous  servent  là  par  effet  ;  mais  ils  ne  vous  servent 
pas  moins  ici  par  réputation.  Le  retentissement 
porte  autant  que  le  coup.  Nous  ne  saurions  tirer  de 
la  justice  de  votre  cause  des  arguments  si  forts  à 
maintenir  ou  réduire  vos  sujets  comme  nous  faisons 
des  nouvelles  de  la  prospérité  de  vos  entreprises  ;  et 
puis  assurer  Votre  Majesté  que  les  changements 
nouveaux  qu'elle  voit  par  deçà  à  son  avantage,  son 
heureuse  issue  de  Dieppe  y  a  bien  à  point  secondé 
le  franc  zèle  et  merveilleuse  prudence  de  M.  le 
maréchal  de  Matignon,  duquel  je  me  fais  accroire 
que  vous  ne  recevez  pas  journellement  tant  de  bons 
et  signalés  services  sans  vous  souvenir  de  mes  assu- 
rances et  espérances.  J'attends  de  ce  prochain  été 
non  tant  les  fruits  à  nourrir  comme  ceux  de  notre 
commune  tranquillité,  et  qu'il  passera  sur  vos  affai- 
res avec  même  teneur  de  bonheur,  faisant  évanouir, 
comme  les  précédentes,  tant  de  grandes  promesses 
de  quoi  vos  adversaires  nourrissent  la  volonté  de 
leurs  hommes.  Les  inclinations  des  peuples  se  manient 
à  ondées.  Si  la  pente  est  une  fois  prise  en  votre 
faveur,  elle  l'emportera  de  son  propre  branle  jus- 
(ju'au  bout.  J'eusse  bien  désiré  que  le  gain  particulier 
des  soldats  de  votre  armée  et  le  besoin  de  les  conten- 
ter ne  vous  eût  dérobé,  nommément  en  cette  ville  prin- 


172  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

ripale,  la  belle  recommandation  d'avoir  traité  vos  sujets 
mutins,  en  pleine  victoire,  avec  plus  de  soulagement 
que  ne  font  leurs  protecteurs,  et  qu'à  la  différence  d'un 
crédit  passager  et  usurpé,  vous  eussiez  montré  qu'ils 
étaient  vôtres  par  une  protection  paternelle  et  vrai- 
ment royale.  A  conduire  telles  affaires  que  celles  que 
vous  avez  en  mains,  il  se  faut  servir  de  voies  non 
communes.  Si  s'est-il  toujours  vu  qu'où  les  conquêtes 
par  leur  grandeur  et  difficulté  ne  se  pouvaient  bon- 
nement parfaire  par  armes  et  par  force,  elles  ont  été 
parfaites  par  clémence  et  magnificence,  excellents 
leurres  à  attirer  les  hommes,  spécialement  vers  le 
juste  et  légitime  parti.  S'il  y  échoit  rigueur  et  châti- 
ment, il  doit  être  remis  après  la  possession  de  la 
maîtrise.  Un  grand  conquérant  du  temps  passé  se 
vante  d'avoir  donné  autant  d'occasion  à  ses  ennemis 
subjugués  de  l'aimer  qu'à  ses  amis.  Et  ici  nous  sen- 
tons déjà  quelqu'effet  de  bon  pronostic  de  l'impression 
que  reçoivent  vos  villes  dévoyées  par  la  comparaison 
de  leur  rude  traitement  à  celui  des  villes  qui  sont 
sous  votre  obéissance.  Désirant  à  Votre  Majesté  une 
félicité  plus  présente  et  moins  hasardeuse,  et  qu'elle 
soit  plutôt  chérie  que  crainte  de  ses  peuples  et  tenant 
son  bien  nécessairement  attaché  au  leur,  je  me 
réjouis  que  ce  même  avancement  qu'elle  fait  vers  la 
victoire  l'avance  aussi  vers  des  conditions  de  paix 
plus  faciles.  Sire,  votre  lettre  du  dernier  de  novem- 
bre n'est  venue  à  moi  qu'astheure  et  au  delà  du 
terme  qu'il  vous  plaisait  me  prescrire  de  votre  séjour 
à  Tours.  Je  reçois  à  grâce  singulière  qu'elle  ait 
daigné  me  faire  sentir  qu'elle  prendrait  à  gré  de  me 
voir,  personne  si  inutile,  mais  siennne  plus  par  affec- 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  MONTAIGNE.      173 

tion  encore  que  par  devoir.  Elle  a  très  louablement 
rangé  ses  formes  externes  à  la  hauteur  de  sa  nouvelle 
fortune  ;  mais  la  débonnaireté  et  facilité  de  ses  humeurs 
internes,  elle  fait  autant  louablement  de  ne  les  chan- 
ger. Il  lui  a  plu  avoir  respect  non-seulement  à  mon 
âge,  mais  à  mon  désir  aussi  de  m'appeler  en  lieu  où 
elle  fût  un  peu  en  repos  de  ses  laborieuses  agitations. 
Sera-ce  pas  bientôt  à  Paris,  Sire,  et  y  aura-t-il  moyens 
ni  santé  que  je  n'étande  pour  m'y  rendre  !  Votre  très 
humble  serviteur  et  sujet,  Montaigne  '. 

C'est  là  un  noble  et  fier  langage  et  qui  honore 
grandement  Montaigne.  Rien  ne  manque  à  celte 
belle  page,  ni  la  connaissance  des  vrais  besoins  du 
royaume,  ni  l'entente  des  intérêts  du  roi,  ni  la  hau- 
teur de  vue  nécessaire  pour  juger  sainement  l'éîat 
des  choses,  ni  le  courage  de  dire  ce  qu'il  fallait  faire 
pour  hâter  l'apaisement  du  pays.  Le  style  est  aussi 
élevé  que  la  pensée.  Hélas  !  le  vœu  que  Montaigne 
formait  d'un  cœur  si  fervent,  de  pouvoir  bientôt 
saluer  le  roi  dans  Paris,  ne  devait  pas  se  réaliser  si 
vite,  et,  quand  il  viendra  à  se  réaliser,  le  philosophe 
ne  sera  plus  de  ce  monde  pour  se  réjouir  de  ce  beau 
résultat.  Mais  Montaigne  avait  deviné  quels  moyens 
pouvaient  servir  le  plus  efficacement  à  amener  cette 

1.  De  Montaigne,  le  18  janvier  (1590).  —  Cette  lettre  a  été 
découverte  en  1849  dans  la  collection  Dupuy,  à  la  Bibliothèque 
nationale  (n»  712),  par  Achille  Jubinal,  qui  l"a  publiée  et  en  a 
donné  le  fac-similé  dans  la  brochure  intitulée  :  /'ne  lettre 
inédite  de  Montaigne  (Paris,  1850,  in-8").  —  Voy.  aussi 
Payen,  Nouveaux  documents,  1850,  p.  30  ;  Griin,  Vie  publi- 
que de  Montaif/ne,  p.  385  ;  Feuillet  de  Couches,  Causeries 
d'un  curieux,  t.  III,  p.  325. 


174  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

issue  ;  il  avait  compris  combien  la  mansuétude  du 
monarque  aiderait  au  succès  de  ses  armes  et  en 
augmenterait  l'etîet.  Henri  IV  se  souvint  des  avis  de 
Montaigne  :  si  ses  soldats  triomphent,  il  achève  leur 
victoire  par  sa  bonne  humeur  et  l'aménité  de  son 
caractère.  Sous  cette  douceur  se  cachera  beaucoup 
de  fermeté,  de  la  persistance  et  de  l'esprit  de  suite, 
mais  les  apparences  seront  sauves,  et  le  peuple  s'y 
laissera  prendre.  Plus  tard,  quand  le  vent  aura  tout 
à  fait  tourné  en  sa  faveur,  le  l'oi  pourra  même  confis- 
quer à  son  profit  les  libertés  naissantes,  étouffer  la 
démocratie  qui  commençait  à  s'éveiller  ;  loin  de  s'en 
plaindre,  la  nation  y  prêtera  les  mains,  vérifiant 
surabondamment  la  prédiction  de  Montaigne  :  «  Si 
la  pente  est  une  fois  prise  en  votre  faveur,  elle 
l'emportera  de  son  propre  branle  jusqu'au  bas.  » 

Il  y  avait  encore  loin  de  là  à  ce  complet  triomphe, 
et  Henri  IV,  roi  sans  royaume,  devait  conquérir 
pied  à  pied  le  territoire  de  celui  dont  on  voulait  le 
frustrer.  Voici  que  la  Ligue,  dans  sa  fureur  aveugle, 
avait  proclamé  roi  le  vieux  cardinal  de  Bourbon. 
On  conçoit  combien  dans  des  circonstances  si  défa- 
vorables, le  souverain  légitime  eût  souhaité  d'avoir 
près  de  lui  un  conseiller  aussi  affectueusement 
sincère  que  Montaigne.  A  cette  heure  où  son  auto- 
rité était  si  méconnue,  tout  appui  était  bon  à 
Henri  IV,  qui  renforçait  le  nombre  et  le  témoignage 
de  ses  partisans.  Il  insiste  donc,  promettant  sans 
doute,  pour  garder  Montaigne  avec  lui,  quelque 
dédommagement  pécuniaire  ou  quelque  poste  hono- 
rablement rémunéré.  Mais  celui-ci  répond  à  cette 
avance  par  un  refus  très  digne,  un  peu  hautain,  qui 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  UE   MONTAIGNE.  175 

nous  a  été  conservé.  Le  voici  :  «  Sire,  celle  qu'il  a 
plu  à  Votre  Majesté  m'écrire  du  vingtième  de  juillet  ^ 
ne  m'a  été  rendue  que  ce  matin,  et  m'a  trouvé 
engagé  en  une  fièvre  tierce  très  violente,  populaire 
en  ce  pays  depuis  le  mois  passé.  Sire,  je  prends  à 
très  grand  honneur  de  recevoir  vos  commandements 
et  n'ai  point  failli  d'écrire  à  monsieur  le  maréchal  de 
Matignon  trois  fois  bien  expressément  la  délibération 
et  obligation  en  quoi  j'étais  de  l'aller  voir,  etjusques 
à  lui  marquer  la  route  que  je  prendrais  pour  l'aller 
joindre  en  sûreté,  s'il  le  trouvait  bon.  A  ({uoi  n'ayant 
eu  aucune  réponse,  j'estime  qu'il  a  considéré  pour 
moi  la  longueur  et  hasard  des  chemins.  Sire,  Votre 
Majesté  me  fera,  s'il  lui  plait,  cette  grâce  de  croire 
que  je  ne  plaindrai  jamais  ma  bourse  aux  occasions 
auxquelles  je  ne  voudrais  épargner  ma  vie.  Je  n'ai 
jamais  re;u  bien  quelconcjue  de  la  libéralité  des  rois, 
non  plus  que  demandé  ni  mérité,  et  n'ai  reçu  nul 
payement  des  pas  que  j'ai  employés  à  leur  service, 
desquels  Votre  Majesté  a  eu  en  partie  connaissance. 
Ce  que  j'ai  l'ait  pour  ses  prédécesseurs,  je  le  ferai 
encore  beaucoup  plus  volontiers  pour  elle.  Je  suis, 
Sire,  aussi  riche  que  je  me  souhaite.  Quand  j'aurai 
épuisé  ma  bourse  auprès  de  Votre  Majesté,  à  Paris, 
je  prendrai  la  hardiesse  de  lui  dire,  et  lors,  si  elle 
m'estime  digne  de  me  tenir  plus  longtemps  à  sa  suite, 
elle  en  aura  meilleur  marché  que  du  moindre  de  ses 
officiers.  Sire,  je  supplie  Dieu  |)our  votre  prospérité 


1.  Ce  niùine  jour,  le  roi  écrivait,  du  camp  de  Saint-Denis, 
une  Ionique  et  importante  lettre  à  Matij^non.  Lettres-missives 
de  Henri  IV,  t.  III,  p.  129. 


I7H  MONTAIGNE    ET   SES  AMIS. 

et  santé.  Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur 
et  sujet,  Montaigne  '.  » 

Montaigne  prétexte  l'état  de  sa  santé;  en  effet, 
cette  lettre  n'est  pas  écrite  de  sa  main.  Les  ombres 
qui  obscurcissent  le  soir  de  la  vie  s'appesantissaient 
chaque  jour  davantage  sur  lui.  En  vain  se  réfugle- 
t-il  dans  la  réflexion  et  dans  l'étude  ;  ses  douleurs 
l'en  détournent  fréquemment.  Comme  au  temps  où 
sa  santé  élait  plus  prospère,  il  se  remet  à  feuilleter 
les  livres  et  à  méditer,  espérant  que  cette  paisible 
retraite  lui  donnera  quelque  répit  sur  son  mal.' Il 
reprend  ses  lectures  au  hasard,  à  bâtons  rompus,  se 
laisse  tout  à  fait  aller  à  la  variété  de  son  humeur, 
«  et  tous  les  jours,  ainsi  qu'il  nous  l'apprend  lui- 
même  2,  s'amuse  à  lire  en  des  auteurs  sans  soin  de 
leur  science,  y  cherchant  leur  façon,  non  leur  sujet  ». 
Montaigne  reprend  aussi  son  propre  livre,  en  couvre 
les  marges  d'additions  nouvelles,  le  refait  par  endroits 
et  y  insère  ce  que  lui  ont  sifggéré  de  nouvelles 
observations.  Plus  que  toute  autre,  cette  besogne 
l'amuse  et  il  y  prend  un  malicieux  plaisir,  s'efforçant 
de  voiler  sa  pensée  par  des  circonlocutions,  de  dépis- 
ter le  lecteur  par  les   incidences,    qu'il    multiplie, 


1.  De  Montaigne,  ce  second  septembre  (1590).  —  Cette  let- 
tre a  été  découverte  par  M.  Antonin  Macé,  dans  le  volume 
XVI,  ï°  102,  de  la  collection  Dupuy,  au  cabinet  des  manus- 
crits de  la  Bibliothèque  nationale,  et  publiée  pour  la  première 
fois  par  lui  dans  le  Journal  de  l' Instruction  publique,  du  4 
novembre  1846.  —  Voy.  aussi  D"^  Payen,  Documents  inédits 
(1845),  p.  5;  Griin,  Vie  publique  de  Montaigne,  p.  390; 
Feuillet  de  Couches,  Causeries  d'un  curieux,  t.  III,  p.  350. 

2.  Essais  (1595),  1.  III,  ch.  viii. 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE   MONTAIGNE.  177 

s'attardant  encore  à  parler  de  lui,  ainsi  que  les  vieil- 
lards aiment  à  le  faire.  Certes,  l'apparition  des  Essais 
tels  que  leur  auteur  les  avait  mis  au  jour  en  1588  fut 
pour  celui-ci  un  grand  succès  littéraire.  On  avait 
été  ébloui  par  cette  abondance  d'images  gracieuses, 
si  gracieusement  exprimées,  par  toutes  les  séductions 
d'un  style  si  peu  étudié,  si  primesautier,  plein  de 
trouvailles  exquises,  marchant  si  naturellement  à  la 
rencontre  des  idées  et  les  exprimant  avec  des  mots 
si  vifs,  des  nuances  si  fraîches,  tirés  du  propre  fonds 
de  l'écrivain.  On  avait  été  charmé  de  trouver  dans 
cette  analyse  si  personnelle  tant  de  traits  de  ressem- 
blance avec  son  auteur,  tant  d'observations  qui 
fixaient  les  sentiments  de  tous.  Pour  saisir  la  physio- 
nomie de  chacun,  Montaigne  n'avait  eu  besoin 
d'observer  que  la  sienne  propre  et  d'en  marquer  les 
contours.  Maintenant  le  portrait  est  à  la  portée  de 
tous,  avec  sa  délicatesse  de  touche,  vrai  sous  son 
coloris  si  gai  à  l'œil  ;  il  suffisait  d'y  jeter  un  regard 
pour  s'y  reconnaitre  et  pour  s'y  plaire,  tant  le  modèle 
avait  su  se  parer  d'un  vernis  gracieux.  La  critique 
pourtant  commençait  son  œuvre.  Elle  trouvait  que 
Montaigne,  sous  l'apparent  mépris  qu'il  affectait  de 
lui-même,  se  complaisait  beaucoup  à  parler  de  lui. 
«  Qui  aurait  rayé  tous  les  passages  où  il  parle  de  lui 
et  de  sa  famille,  dit  Pasquier',  son  œuvre  serait 
raccourcie  d'un  quart,  à  bonne  mesure,  spécialement 
en  son  troisième  livre,  qui  semble  être  une  histoire 
de  ses  mœurs  et  actions.  »  Si  Montaigne  entendit  ce 
reproche,  il  n'en  fit  pas  son  profit.  Loin  de  restreindre 

1.  Est.  Pasquier,  Lettres,  liv.  XVIII,  lettre  i. 

MONTAIGNE   II.  12 


178  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

ce  qu'il  nous  apprend  de  lui-même,  il  l'augmente  au 
ronlrnire  ;  dès  qu'il  trouve  un  coin  négligé,  il  l'explore 
et  lemeten  lumière  ;  il  recommence  sa  propre  peinture 
et  l'étend  sans  se  soucier  autrement  que  le  tableau  y 
perde  en  unité.  Il  cherche  à  disperser  les  traits,  à  les 
éparpiller  sous  des  ornements  extérieurs  qui  les  sur- 
chargent et  les  déforment.  Il  disjoint  ses  raisonne- 
ments, coupe  le  fil  de  ses  déductions,  en  y  intercalant 
des  remarques  étrangères  ;  la  pensée  primitive  s'étiole 
ainsi  et  s'affadit.  Est-ce  l'effet  de  la  vieillesse  ou 
dessein  calculé?  Sans  doute,  si  la  mort  avait  permis 
à  Montaigne  de  mettre  la  dernière  main  à  son  œuvre 
ainsi  comprise,  beaucoup  de  ces  défaillances  auraient 
disparu  ;  mais,  telles  qu'elles  sont,  ces  superfluités 
masquent  parfois  si  bien  l'intention  de  l'auteur  qu'il 
est  besoin  de  recourir  aux  précédentes  éditions  pour 
la  saisir. 

C'était  là  le  principal  délassement  de  cette  suprême 
retraite.  Dans  sa  solitude,  Montaigne  revoit  sans 
cesse  son  œuvre,  avec  le  soin  d'un  auteur  dont  la 
fierté  littéraire  s'est  éveillée  avec  les  applaudissements 
du  public.  Elle  est  devenue  pour  lui  une  sorte  de 
tapisserie  de  Pénélope,  qu'il  ne  défait  certes  pas, 
car  il  corrige  peu,  mais  dont  il  relâche  les  mailles, 
y  travaillant  toujours  sans  l'achever  jamais.  Si  on 
joint  à  cette  occupation  la  correspondance  que  Mon- 
taigne entretenait  avec  ses  amis,  on  saura  tous  les 
plaisirs  littéraires  qu'il  pouvait  goûter,  ainsi  isolé  du 
monde.  Sans  doute  que  M""  de  Gournay  ne  fut  pas 
négligée,  mais  il  ne  nous  est  rien  parvenu  ni  des 
lettres  que  Montaigne  put  écrire  ni  de  celles  qu'il 
put  recevoir.  Nous  avons  seulement  gardé  le  souve- 


LES   DERNIÈRES   ANNÉES   DE   MONTAIGNE.  179 

nir  du  commerce  épistolaire  noué  avec  Juste-Lipse, 
dont  Montaigne  faisait  cas,  et  qu'il  qualifie  de  «  vrai- 
ment germain  à  son  Turnebus  »,  Juste-Lipse  ayant, 
à  diverses  reprises,  imprimé  ses  lettres,  quelques- 
unes  do  celles  qu'il  écrivit  à  Montaigne,  ont  pris 
place  dans  le  nombre,  mais  on  n'y  rencontre  aucune 
lettre  de  Montaigne,  bien  que  le  Flamand  se  vante 
d'en  posséder  plusieurs.  Leur  liaison  était  assuré- 
ment étroite.  Dans  la  dernière  édition  de  ses  Essais, 
Montaigne  avait  beaucoup  vanté  Juste-Lipse,  «  le 
plus  savant  homme  qui  nous  reste  »,  et  dit  ce  qu'il 
attendait  de  son  érudition.  Montaigne  souhaitait  que 
le  philologue  «  eut  et  la  volonté,  et  la  santé,  et  assez 
de  repos  pour  ramasser  en  un  registre,  selon  leurs 
divisions  et  leurs  classes,  sincèrement  et  curieuse- 
ment autant  que  nous  y  pouvons  voir,  les  opinions 
de  l'ancienne  philosophie  sur  le  sujet  de  notre  être 
et  de  nos  mœurs,  leurs  controverses,  le  crédit  et  la 
suite  des  parts,  l'application  de  la  vie  des  auteurs  et 
sectateurs  à  leurs  préceptes  es  accidents  mémorables 
et  exemplaires  ».  Mais  Juste-Lipse  n'entendit  pas  ce 
souhait  :  au  lieu  d'écrire  ce  «  bel  ouvrage  et  utile  », 
il  préféra  employer  sa  science  au  docte  et  laborieux 
tissu  de  ses  Politiques,  qui  assurément  charma 
infiniment  moins  son  illustre  correspondant. 

Cette  bonne  opinion  qu'on  avait  de  ses  propres 
mérites  touchait  beaucoup  Juste-Lipse  ;  il  y  répondait 
par  des  compliments  aussi  vifs  dont  il  émaillait  ses 
lettres,  bien  qu'il  se  flattât  de  n'y  pas  mettre  de 
louanges.  «  Pas  de  compliments  entre  nous,  7io7i 
blatiiliamur  iiUer  nos,  »  écrivait-il  à  Montaigne,  le 
16  mai  1589,  et  aussitôt  il  le  place  au  nombre  des 


180  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

sept  sages,  au-dessus  même,  s'il  est  possible'.  Un 
peu  plus  tard,  le  30  septembre  de  la  même  année, 
Juste-Lipse  lui  mandait  encore  :  «  Je  tiens  à  ce  que 
vous  sachiez  que  je  reçois  vos  lettres  avec  plaisir  et 
les  lis  avec  volupté.  Je  vous  connais  depuis  long- 
temps, et  cependant  sans  vous  connaître  ;  je  connais 
votre  esprit,  vos  écrits,  mais  non  votre  visage,  et 
j'admire  d'autant  plus  la  droiture  de  votre  jugement 
que,  sur  la  plupart  des  choses,  nous  pensons  de  même. 
Je  l'avoue  :  je  n'ai  trouvé  personne  en  Europe  avec 
qui  je  sois  plus  souvent  d'accord  qu'avec  vous.  » 
Et  comme  Montaigne  avait  invité  le  Flamand  à  le 
venir  voir  en  France,  celui-ci  s'excusa  sur  l'état 
valétudinaire  de  sa  santé  et  sur  ses  occupations,  qui 
le  retiendraient  si  sa  santé  ne  le  retenait  pas.  Au 
demeurant,  Juste-Lipse  admirait  de  bonne  foi  celui 
qu'il  a  appelé  un  peu  trop  pompeusement  le  Thaïes 
français.  S'il  ne  paraît  pas  avoir  senti  toute  l'ironie 
des  Essais,  il  comprit  combien  était  honnête  et  docte 
ce  livre  qu'il  déclarait  tout  à  fait  à  son  goût  ;  il 
estimait  son  auteur  grand  et  propre  à  former  le 
caractère  et  le  jugement. 

Dans  sa  retraite,  Montaigne  se  laissait  aller  aussi 
au  charme  de  l'existence  des  champs,  de  la  vie  de 
famille  passée  loin  des  importuns.  Il  surveillait  son 
domaine,  son  vignoble,  content  de  trouver  là  quelque 
distraction  à  son  mal.  Je  ne  sais  si  la  réputation 
des  Essais  avait  contribué  à  la    vente  du    vin    que 

1.  Justi  Lipsii  Epislolarum  centuriœ  duœ.  Lugduni  Bata- 
vorum,  1590,  in-4".  Voici  rindication  des  passages  où  il  est 
question  de  Montaigne  :  1"  cent.,  let.  13,  p.  66  :  —  2^  cent., 
let,  45,  p.  49  ;  let.  59,  p.  67  ;  let.  96,  p.  107. 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  MONTAIGNE.      481 

l'auteur  récollait  sur  ses  terres,  comme  plus  tard  le 
succès  de  VEsprit  des  Lois  faisait  vendre  en  Angle- 
terre les  vins  du  propriétaire  de  La  Brède.  Mais  le 
passage  de  Montaigne  à  la  mairie  de  Bordeaux  lui 
valut  quelques  faveurs.  C'est  ainsi  que,  le  7  mai  1588, 
le  Parlement  avait  accordé  à  Montaigne,  sur  sa 
requête  et  contrairement  aux  privilèges  de  la  ville, 
l'autorisation  d'introduire  dans  Bordeaux  «  cinquante 
tonneaux  de  vin  du  cru  de  sa  maison  de  Montaigne  », 
à  la  condition  de  le  faire  conduire  «  par  personnes 
et  mariniers  catholiques  »  et  de  déclarer  que  ce  vin 
était  bien  récolté  par  lui  *.  A  la  vérité,  ces  soins  de 
gestion  n'avaient  jamais  beaucoup  plu  à  Montaigne  ; 
il  s'y  livrait  par  nécessité  plutôt  que  par  goût.  Main- 
tenant que  la  lassitude  était  venue  avec  l'âge,  il  eût 
volontiers  remis  à  un  autre  ce  que  cette  occupation 
avait  de  trop  absorbant  pour  lui.  «  L'un  de  mes 
souhaits,  pour  cette  heure,  déclarait-il  dans  son 
livre,  ce  serait  de  trouver  un  gendre  qui  sût  appâter 
commodément  mes  vieux  ans  et  les  endormir.  »  En 
effet,  le  7  Tuai  lo90,  «  un  jour  de  dimanche  »,  Léonor  vt^ 
de  Montaigne,  sa  fille  unique,  alors  âgée  de  dix-neuf 
ans,  épousait,  à  Montaigne,  messire  François  de  La 
Tour,  chevalier,  âgé  de  trente  et  un  ans.  Mais,  trois 
semaines  après,  «  un  samedi,  à  la  pointe  du  jour,  les 
chauds  étant  extrêmes  »,  M"'°  de  La  Tour  ((uittait 
sa  famille  paternelle  pour  se  rendre  dans  son  nou- 
veau ménage,  en  Saintonge.  Montaigne  ne  trouva 
donc  pas  en  son  gendre  l'aide  quotidienne  qu'il 
avait  espéré  en  tirer.  Sa  dernière  consolation  fut  de 

1.  Archives  historiques  de  la  Gironde,  t.  XIX,  p.  270. 


/ 


182  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

voir  un  rejeton  issu  de  cette  union,  car,  le  31  mars 
1591,  M™*  de  La  Tour  mettait  au  monde  une  fille  qui 
reçut  le  prénom  de  Françoise,  comme  la  marraine, 
Françoise  de  La  Chassaigne. 

Tels  sont  les  événements  domestiques  qui  surve- 
naient à  Montaigne  dans  sa  solitude  et  que  lui-même 
a  notés  d'une  plume  complaisante  :  ils  occupaient  sa 
vie  sans  la  remplir,  et  calmaient  ses  propres  souf- 
frances sans  les  apaiser  tout  à  fait.  Celles-ci  le 
harcelaient  sans  cesse,  le  prenant  chaque  jour  de 
plus  près,  et  il  usait  en  vain  des  remèdes  qui  lui 
avaient  un  peu  réussi  jusque-là.  Les  distractions 
auxquelles  il  s'attachait  n'avaient  plus  le  pouvoir  de 
le  délasser  et  de  lui  faire  oublier  ses  douleurs  ;  le 
mal  était  maintenant  sans  remède,  et  les  atteintes 
s'en  rapprochaient  tellement  qu'elles  avaient  fini 
par  emporter  l'espoir  du  pauvre  grand  homme. 
Déjà,  quelques  années  auparavant,  à  Paris,  quand  la 
Ligue  l'avait  envoyé  à  la  Bastille,  quoique  malade 
et  alité,  Montaigne  avait  entrevu  la  mort  d'assez 
près  et  l'avait  vue  approcher  sans  appréhensions. 
Son  état  de  santé  inquiétait  ses  amis,  mais  lui-même 
ne  s'en  effraya  point  ;  Pierre  de  Brach,  qui  fut  le 
témoin  de  sa  résolution,  s'en  émerveilla  et  nous  en  a 
conservé  le  souvenir.  Il  était  donc  prêt  à  la  suivre 
quand  la  funèbre  visiteuse  vint  lui  lancer  son  appel 
sans  merci.  Ce  sceptique  mourut  comme  un  croyant  ; 
les  contemporains  sont  unanimes  pour  l'affirmer.  Il 
le  pouvait  sans  se  dédire,  car  jamais  il  n'abandonna 
la  religion  de  ses  pères,  s'en  tenant  toujours  à  ce 
que  la  tradition  lui  enseignait  être  le  devoir.  A  vrai 
dire,  dans  ses  spéculations   philosophiques,   il  avait 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE   MONTAIGNE.  183 

paru  ébranler  bien  des  croyances  ;  il  se  tint  pour- 
,lant  à  égale  distance  de  la  négation  formelle  et 
de  l'affirmation  absolue,  comprenant  qu'il  est  aussi 
téméraire  de  nier  que  d'affirmer.  On  a  dit  de  Pascal 
qu'il  avait  séparé  sa  foi  de  sa  raison  par  une  cloison 
étanche.  Il  semble  qu'il  en  fut  de  même  pour  Mon- 
taigne :  sans  doute,  la  cloison  est  moins  étanche, 
elle  laisse  passer  bien  des  infiltrations  ;  il  ne  parait 
cependant  pas  que  la  voie  d'eau  ait  été  si  complète 
que  rien  n'ait  surnagé.  Montaigne  sentait  que,  le 
devoir  fùt-il  une  illusion,  la  bonne  Ibis  une  duperie, 
il  est  méritoire  d'être  sincère  et  de  guider  sa  vie  sur 
une  règle  de  conduite.  C'est  pour  cela  que  ses 
derniers  moments  ne  «  calomnient  »,  selon  la  belle 
expression  de  Vauvenargues,  ni  le  reste  de  son 
existence  ni  les  libres  aspirations  de  sa  philosophie. 
Pierre  de  Brach  nous  a  gardé  le  souvenir  de  ces 
derniers  moments,  et  dit  comment  cette  perte  fut 
ressentie  dans  l'entourage  du  philosophe.  «  Monsieur 
de  Montaigne  est  mort,  mandait-il  à  Juste-Lipse 
avec  une  douleur  touchante,  bien  que  prétentieuse  ; 
c'est  un  coup  que  je  donne  tout  à  coup  dans  votre 
àme,  pour  ce  qu'il  donne  bien  avant  dans  mon  cœur  : 
qu'il  me  déplaît  d'être  la  corneille  d'une  si  fâcheuse 
nouvelle  !  Mais  pourquoi  n'auriez-vous  part  au 
déplaisir  de  l'amertumo  de  sa  mort,  puisque  vous 
avez  eu  part  en  la  douceur  des  fruits  de  sa  vie  ?  3Ial 
à  propos  appellé-jo  amertume  sa  mort,  puisqu'il  l'a 
goûtée  et  prise  avec  douceur  ;  aussi  la  douceur  res- 
tera à  lui  et  l'amertume  à  nous  :  la  douceur  à  lui  (pii, 
après  avoii*  heureusement  vécu,  est  heureusement 
mort  et  en  un  âge  où  au  delà  il  eût  trouvé  plus  de 


184  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

mal  que  de  bien,  plus  de  déplaisir  que  de  plaisir  à 
vivre,  étant  sujet  à  une  impotente  goutte  et  à  une 
douloureuse  colique  pierreuse  ;  l'amertume  demeu- 
rera à  nous  et  à  moi  particulièrement  pour  être  privé 
de  la  douce  et  agréable  conversation  d'un  homme  si 
rare  et  privé  des  fruits  qu'il  produisait.  Mais  il  n'en 
sera  pas  comme  des  arbres,  lesquels,  le  corps  étant 
mort,  ne  feuillent,  ne  fleurissent  et  ne  fruitent  plus. 
La  verdeur  des  feuilles  et  la  bonne  odeur  des  fleurs 
de  sa  renommée  ne  se  perdra  jamais,  et  les  fruits  de 
son  esprit  dureront  contre  les  ans  tout  autant  que  le 
goût  demeurera  entier  aux  bons  esprits,  pour  juger 
et  désirer  la  douceur  de  si  doux  et  précieux  fruits 
que  les  siens.  (1  m'a  fait  cet  honneur  d'avoir  fait 
mention  de  moi  jusques  à  ses  dernières  paroles,  ce 
qui  me  donne  plus  de  regret  de  n'y  avoir  été,  comme 
il  disait  avoir  regret  de  n'avoir  personne  près  de  lui 
à  qui  il  }»ùt  déployer  les  dernières  conceptions  de 
son  àme.  Il  voulait  faire  comme  la  lampe  qui,  prête 
à  défaillir,  éclate  et  donne  jour  d'une  plus  vive 
lumière.  Je  le  crois  par  épreuve  :  car  étant  ensemble 
à  Paris,  il  y  a  quelques  années,  les  médecins  déses- 
pérant de  sa  vie  et  lui  n'espérant  que  sa  fin,  je  le  vis, 
lorsque  la  mort  l'avisagea  de  plus  près,  repousser 
bien  loin  en  la  méprisant  la  frayeur  qu'elle  apporte. 
Quels  beaux  discours  pour  contenter  l'oreille,  quels 
beaux  enseignements  pour  assagir  l'àme,  quelle 
résolue  fermeté  de  courage  pour  assurer  les  plus 
peureux  déploya  lors  cet  homme  !  Je  n'ouïs  jamais 
mieux  dire,  ni  mieux  résolu  à  faire  ce  que  sur  ce 
point  les  philosophes  ont  dit,  sans  que  la  faiblesse  de 
son  corps  eût  rien  rabattu  de  la  vigueur  de  son  àme. 


LES  DERNIÈRES  ANNEES  DE  MONTAIGNE.  185 

Il  avait  trompé  la  mort  par  son  assurance,  et  la  mort 
le  trompa  par  sa  convalescence  ;  car  n'est-ce  pas 
nous  tromper,  étant  prêts  de  surgir  au  port,  de  nous 
pousser  encore  au  large?  Enfin,  il  a  atteint  ce  port, 
et  nous  a  laissés  en  pleine  mer  au  milieu  de  mille 
orages  et  de  mille  tempêtes  '.  » 

Ce  langage  est  bien  affecté,  mais  il  est  véridique. 
Ecrivant  à  un  rhéteur,  le  bon  de  Brach  crut  devoir 
se  mettre  à  l'unisson  de  son  correspondant,  mais  il 
ne  farda  en  rien  la  vérité.  C'est  ainsi  que  trépassa 
Montaigne,  le  13  septembre  1592,  à  l'âge  de  cin- 
quante-neuf ans  et  demi.  Certes,  on  doit  regretter 
que  personne  n'ait  recueilli  ses  suprêmes  entretiens, 
comme  jadis  il  avait  recueilli  lui-même  les  dernières 
paroles  tombées  de  la  bouche  expirante  de  La  Boétie. 
Nous  aurions  connu  le  détail  de  cette  mort  ;  nous 
aurions  su  tous  les  traits  d'un  courage  qui  ne  se 
démentit  pas.  Florimond  de  Raymond  en  porte 
encore  le  formel  témoignage.  «  Il  soûlait  accointer 
la  mort  d'un  visage  ordinaire,  dit-il  de  Montaigne  "^ 
s'en  apprivoiser  et  s'en  jouer,  philosophant  entre  les 
extrémités  de  la  douleur,  jusques  à  la  mort,  voire 
en  la  mort  même.  »  Et  lui,  qui  avait  bien  connu  et 


1.  Lettre  de  Pierre  de  Bracli  à  Juste-Lipse,  publiée  pour  la 
première  fois  par  le  D''  Payen  dans  le  Bulletin  du  Bibliophile, 
1862,  p.  1292,  et  insérée  par  M.  Dczeinieris,  dans  son  édition 
des  Œuvres  poétiques  de  Pierre  de  Brach,  t.  II,  p.  cii.  Jusle- 
Lipse  dit  son  sentiment  sur  la  mort  de  Montaigne  dans  une 
lettre  du  23  mai  1593  adressée  à  .M"«  de  Gournay,  dont  on 
trouvera  la  traduction  ci-dessous. 

2.  Florimond  de  |{avmond,  l'Anti-inipesse,  éd.  de  l.o94, 
p.  Ië9. 


186  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

beaucoup  aimé  Montaigne,  il  vante  «  sa  vertu,  sa 
philosophie  courageuse  et  presque  stoïque,  sa  réso- 
lution énierveillable  contre  toutes  sortes  de  douleurs 
et  tempêtes  de  la  vie  !  » 

On  le  voit,  il  y  a  loin  de  cette  fin  véritable  à  celle 
que  Pascal  accusait  Montaigne  d'avoir  voulu  faire, 
en  lui  reprochant,  dans  un  zèle  aveugle,  de  ne  songer 
qu'à  mourir  mollement  et  lâchement.  Il  y  aurait  plus 
de  distance  encore  si  l'on  en  croit  Estienne  Pasquier. 
D'après  celui-ci,  Montaigne  aurait  été  atteint,  à  ses 
derniers  moments,  d'une  paralysie  delà  langue,  «  de 
telle  façon  qu'il  demeura  trois  jours  entiers  plein 
d'entendement  sans  pouvoir  parler.  Au  moyen  de 
quoi,  il  était  contraint  d'avoir  recours  à  sa  plume, 
pour  faire  entendre  ses  volontés.  Et,  comme  il 
sentait  sa  fin  approcher,  il  pria  par  un  petit  bulletin 
sa  femme  de  semondre  quelques  gentilshommes, 
siens  voisins,  afin  de  prendre  congé  d'eux.  Arrivés 
qu'ils  furent,  il  fit  dire  la  messe  dans  sa  chambre  — 
nous  avons  vu  auparavant  que  cela  était  aisé  pour 
la  chambre  aménagée  dans  la  tour,  et  qui  donnait 
sur  la  chapelle  même  du  château,  —  et  comme  le 
prêtre  était  arrivé  sur  l'élévation  du  Corpus  Domini, 
ce  pauvre  gentilhomme  s'élance  au  moins  mal  qu'il 
peut,  comme  à  corps  perdu,  sur  son  lit,  les  mains 
jointes,  et  en  ce  dernier  acte  rendit  son  esprit  à 
Dieu^.  »  Estienne  Pasquier  ne  fut  pas  le  témoin  de 
cette  pieuse  agonie  ;  il  ne  peut  donc  la  raconter  que 
par  oui-dire. 

1.  Lettres,  liv.  XVIII,  let.  i. 


J 


CHAPITRE    II 
LA   PUBLICATION   POSTHUME   DES   ESSAIS 


Quand  son  mari  vint  à  lui  manquer  après  une 
union  qui  avait  duré  plus  de  vingt-sept  ans, 
M""^  de  Montaigne  eut  deux  devoirs  à  remplir.  Elle 
avait  deux  monuments  à  dresser  à  la  mémoire  de 
celui  qui  la  quittait  ainsi  :  un  monument  de  marbre, 
le  tombeau  ;  l'autre,  plus  durable  encore,  était  l'édiv 
lion  des  Essais  conforme  aux  dernières  volontés  de 
l'auteur.  Nous  verrons  comment  elle  mena  à  bien  ces 
deux  tâches  inégales.  Nous  essayerons,  en  même 
temps,  de  pénétrer  plus  avant  dans  la  connaissance 
du  caractère  de  celte  femme,  qui  sut  rester  fidèle  au 
souvenir  de  celui  dont  elle  gardait  la  renommée  et 
portait  le  nom. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  fait  qu'entrevoir  M'""  de 
Montaigne,  traversant  discrètement  l'existence  de  son 
mari.  Nous  savons  pourtant  cpie,  pour  avoir  été 
effacé,  son  rôle  n'en  est  pas  moins  noble.  Le  ménage 
de  Montaigne  était  de  ceux  dont  M'"'  de  Lambert 
parle  avec  humeur,  et  dans  lesquels,  suivant  son 
expression,  on  ne  laisse  aux  femmes  que  la  gloire  de 
l'économie.  M""  de  Montaigne  s'y  soumit  sans  récri- 
miner; elle  comprit  que  sa  gloire  —  puisque  gloire 
il  y  a  —  ne  pouvait  être  (ju'une  gloire  de  reflet,  et 
elle  s'en  contenta.  Montaigne  fut  déchargé  par  elle 


188  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

de  la  plus  grande  partie  des  soucis  de  l'administra- 
tion domestique,  et  de  la  sorte,  il  eut  le  loisir  de 
méditer  et  de  s'entretenir  avec  lui-même.  Grâce  à  la 
vigilance  de  M"""  de  Montaigne,  à  son  entente  des 
vrais  besoins  du  ménage,  le  patrimoine  du  philoso- 
phe s'accrut,  loin  de  péricliter.  Son  mari  put  entre- 
prendre un  voyage  long  et  dispendieux  sans  épuiser 
ses  ressources  et  sans  laisser,  lui  absent,  ses  intérêts 
à  l'abandon.  Lui-même  le  reconnail.  «  De  Rome  en 
hors,  dit  Montaigne,  je  tiens  et  régente  ma  maison  et 
les  commodités  que  j'y  ai  laissées  ;  je  vois  croître 
mes  murailles,  mes  arbres  et  mes  rentes,  et  décroître, 
à  deux  doigts  près,  comme  quand  j'y  suis'.  »  Cela 
veut  dire  tout  uniment  que  quelqu'un  veillait  à  sa 
place,  car  comment  Montaigne,  auquel  de  près  tant 
de  choses  échappaient,  eùt-il  pu  si  bien  saisir  tous 
les  détails  à  travers  la  distance?  La  gestion  de  ce 
remplaçant  était  si  consciencieuse  que  l'éloignement 
du  maitre  ne  pouvait  nuire  à  ses  affaires. 

On  a  découvert  et  publié,  il  y  a  douze  ans,  une 
série  de  lettres  qui  aident  beaucoup  à  bien  apprécier 
M"*"  de  Montaigiîe"-.  Toutes  ces  lettres  datent  de 
plusieurs  années  après  la  mort  de  son  mari.  Elles 
sont  adressées  à  un  religieux  Feuillant,  et  roulent, 
pour  la  plupart,  sur  la  construction  du  tombeau 
même  de  Montaigne.  Sans  doute  c'est  la  correspon- 
dance d'une   vieille   femme  dévote.  Les  recomman- 

1.  Essais,  1.  I[I,  (h.  ix. 

2.  Lettres  inédites  de  Françoise  de  La  Chassaigne,  veuve 
de  Michel  Eyquem  de  Montaigne,  publiées  par  .Iules  Delpit  i\ 
la  suite  de  Vinvcntaire  de  la  collection  deJ.-F.  Payen,  1878, 
Jn-8%  p.  275. 


LA  PUBLICATION  POSTHUME  DES  ESSAIS.  189 

dations  pieuses  s'y  mêlent  aux  demandes  de  services 
obligeants.  Il  n'est  pas  moins  intéressant  de 
parcourir  ces  lettres  avec  soin,  car  on  y  trouve, 
chemin  faisant,  bien  des  renseignements  à  glaner. 
Le  K.  P.  Marc-Antoine  est  à  la  fois  le  confesseur 
de  M"""  de  Montaigne  et  son  homme  de  confiance  : 
confes^ur  indulgent,  qui  ne  s'occupe  pas  seulement 
des  besoins  de  l'àme  pour  négliger  ceux  du  corps. 
Entre  le  religieux  et  la  pénitente  s'établit  un  échange 
d'attentions  et  de  soins,  dont  ils  se  remercient  mutuel- 
lement :  pendant  les  chaleurs  de  l'été,  celui-ci  envoie 
des  oranges,  qui  sont  les  bienvenues,  et  M™^  de  Mon- 
taigne répond  à  ces  avances  par  quelques  boites  de 
cotignac.  Souvent  aussi  elle  le  charge  d'emplettes 
que  son  éloignement  de  la  ville  l'empêche  de  faire 
effectuer  directement.  «  Je  vous  prie  de  ne  laisser 
pas  pourtant  de  me  faire  apporter  une  pièce  d'éta- 
mine,  du  prix  de  quatre  ou  cinq  écus  ou  aux  envi- 
rons. L'on  dit  qu'il  faut  l'aller  acheter  en  un  lieu 
qui  s'appelle  le  Magasin,  où  il  y  en  a  de  très  belles, 
bonnes  et  à  bon  compte.  Si  vous  y  employez  quel- 
que dévote  demoiselle  de  vos  amies  pour  la  choisir 
et  marchander,  vous  m'obligerez  fort  de  me  la  faire 
porter  avec  vous,  ou  autrement.  Votre  cousine  en  a 
grand  besoin.  Je  crois  que  M.  de  Castelnau  ne  vou- 
drait pas  refuser  ni  celle-là,  ni  sept  aunes  de  taffetas 
gris,  d'un  écu  l'aune.  Je  lui  compterai  bien  sur  les 
frais  de  ma  maison,  chose  qui  ira  beaucoup  au  delà.  » 
La  commission  est  piquante.  Aussitôt,  il  est  vrai, 
M""'  de  Montaigne  s'excuse  de  son  importunité.  «  Mon 
très  révérend  Père,  je  fais  bien  conscience  de  vous 
employer  en  telles  affaires,   mais   la   nécessité  m'y 


190  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

contraint,  car  je  ne  sais  comment  faire;  et,  quand  J 
vous  serez  ici,  je  vous  entretiendrai  de  beaucoup  de  * 
choses  que  vous  ne  croiriez  pas.  » 

Cet  extrait  donne  bien  le  ton  général  de  la  cor- 
respondance. Ce  ne  sont  le  plus  souvent  que  de 
menus  services  qui  ne  tirent  pas  à  conséquence.  La 
naissance  du  R.  P.  Marc-Antoine  —  il  s'appelait, 
de  son  surnom  dans  le  siècle,  Antoine  Clausse,  sei- 
gneur de  Marchaumont,  et  était  issu  d'une  vieille 
famille  qui  avait  fourni  plusieurs  évèques-comtes  de 
Chàlons,  —  surtout  ses  relations  d'alliance  avec  M.  de 
Gamaches,  le  second  gendre  de  M""^  de  Montaigne, 
permettaient  avec  lui  des  confidences  plus  importan- 
tes et  plus  intimes.  Elles  abondent  dans  les  quelques 
lettres  qu'on  a  retrouvées  et  les  rendent  précieuses. 
Elles  nous  apprennent  quel  souvenir  attendri  le 
philosophe  avait  laissé  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur 
de  sa  veuve.  Trente  ans  après  la  mort  de  Montaigne, 
Françoise  de  La  Chassaigne  se  rappelle  encore  avec 
émotion  son  mari,  «  de  qui  était  tout  le  bien  qu'elle 
a  »,  et  en  novembre  1621,  pour  la  fête  des  Trépassés, 
à  ces  heures  consacrées  au  culte  de  ceux  qui  ne  sont 
plus,  sa  mémoire  remonte  avec  tristesse  le  cours  du 
temps.  Par  une  attention  touchante,  elle  réunit  alors 
les  deux  êtres  qui  lui  tinrent  le  plus  au  cœur,  et  qui, 
tous  les  deux,  sont  disparus  avant  elle,  et  elle  recom- 
mande son  mari  et  sa  fdie  aux  prières  du  religieux. 

Aussitôt  après  la  mort  de  Montaigne,  sa  femme 
et  sa  fille  s'étaient,  en  effet,  vouées  au  souvenir  du 
grand  homme.  Montaigne  pensait  sans  cesse  à  son 
œuvre,  la  revoyant  et  l'augmentant  chaque  jour  ;  la 
mort  l'avait  surpris  au  milieu  de  celte  besogne.  En 


LA  PUBLICATION   POSTHUME  DES  ESSAIS.  491 

disparaissant,  il  laissait  un  volume  où  sa  pensée, 
sans  être  définitive,  était  cependant  plus  conforme 
à  ses  dernières  volontés.  Jusqu'à  la  fin,  l'auteur  avait 
remanié  son  livre,  le  corrigeant  et  en  chargeant  les 
inaro-es  de  réflexions  nouvelles.  Il  existe  encore 
aujourd'hui  un  manuscrit  tout  entier  de  la  main  de 
Montaigne,  qui  permet  de  juger  quel  était  ce  labeur. 
C'est  un  exemplaire  des  Essais  de  l'édition  de  1388, 
dont  les  marges  sont  couvertes  d'additions  de  l'écri- 
vain ;  après  avoir  appartenu  aux  Feuillants  de  Bor- 
deaux, il  est  maintenant  à  la  Bibliothèque  de  la  ville. 
Sa  conservation  est  parfaite  ;  par  malheur,  le  volume 
ayant  été  relié  à  la  fin  du  dernier  siècle,  l'ouvrier  a 
sottement  rogné  les  pages,  si  bien  qu'il  manque  sur 
les  marges  latérales  trois  lettres  environ  à  chaque 
ligne,  et,  en  haut  ou  en  bas  des  pages,  parfois 
plusieurs  lignes  entières.  Tel  qu'il  est,  le  volume  de 
Bordeaux  montre  parfaitement  comment  Montaigne 
revoyait  son  œuvre  lorsque  sa  dernière  heure  vint 
à  sonner  ;  on  y  sent  à  cha([ue  instant  tout  le  soin 
apporté  à  cette  révision.  «  Les  notes  sont  d'une 
écriture  facile  à  lire  en  général  et  bien  formée,  à 
dit  quelqu'un  qui  avait  étudié  de  près  <:e  précieux 
exemplaire,  et  je  ne  puis  que  confirmer  cette  appré- 
ciation 1  ;  les  caractères  sont  de  dimensions  très 
variées,  mais  toujours  parfaitement  nets.  Bien  que 
les  ratures  soient  nombreuses,  il  est  possible,   sauf 


1.  L.  Manchon,  De  la  constitution  du  texte  des  Essais, 
étude  publiée  (pp.  49-69)  dans  le.  petit  volume  posliiume  inti- 
tulé :  Léon  Manchon  (14  janvier  18o9-W  mars  18<S6).  Laval, 
1886,  in-8°. 


192  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

pour  un  petit  nombre  de  mots  disséminés,  d'arriver 
à  lire  le  mot  écrit  d'abord  ;  dans  tous  les  cas,  il  est 
aisé  de  dégager  la  rédaction  définitive.  Quelques 
renvois  très  simples  permettent  d'intercaler  l'addi- 
tion à  la  place  qui  lui  est  destinée.  Assez  souvent 
aussi,  et  principalement  lorsqu'il  s'agit  de  remplacer 
la  phrase  imprimée,  celle-ci  est  biffée  et  la  nouvelle 
rédaction  est  écrite  en  interligne.  On  voit  enfin, 
dans  le  texte  même,  un  nombre  infini  de  corrections 
d'orthographe  et  de  ponctuation.  » 

Tout  cet  effort  était  considérable,  et  il  importait 
qu'il  ne  fût  pas  perdu  pour  le  lecteur.  C'était  un 
pieux  devoir  de  mettre  au  jour  les  Essais  ainsi 
amendés,  et  M'""  de  Montaigne  s'en  préoccupa  sans 
retard.  Aussitôt  après  la  mort  de  son  mari,  au 
milieu  de  la  douleur  qu'elle  en  ressentait,  elle  se 
préoccupa  de  sauvegarder  les  manuscrits  du  mora- 
liste ;  et,  contraignant  son  affliction,  elle  voulut 
donner  au  public  une  nouvelle  édition  des  Essais 
conforme  à  la  dernière  pensée  de  l'auteur.  M"^  de 
Gournay  le  déclare  fort  expressément  ^  «  Elle  a  tout 
son  pays  pour  témoin,  s'écrie  la  savante  fille  en 
parlant  de  M*""  de  Montaigne,  d'avoir  rendu  les 
offices  d'un  très  ardent  amour  conjugal  à  la  mémoire 
de  son  mari,  sans  épargner  travaux  ni  dépense;  mais 
je  puis  témoigner  en  vérité  pour  le  particulier  de  ce 
livre  que  son  maître  même  n'en  eut  jamais  tant  de 
soin.  »  Ce  n'est  pas  un  mince  mérite,  on  en  convien- 
dra, de  s'être  ainsi  inquiétée  aussitôt  de  ce  qui  pou- 

1 .  Dans  la  grande  préface  qu'elle  a  mise  en  tête  de  rédition 
de  1595,  p.  4. 


LA  PUBLICATION   POSTHUME  DES  ESSALS.  193 

vait  faire  mieux  apprécier  les  méditations  de  son 
mari,  d'autant  que  le  deuil  qu'elle  éprouvait  de  son 
veuvage  eût  pu  être  pour  M'""  de  Montaigne  une 
excuse  décente  de  différer  plus  encore  cet  hommage 
à  la  gloire  du  grand  mort. 

Mais  il  fallait  plus  que  de  la  bonne  volonté  pour 
se  faire  l'éditeur  des  Essais  et  savoir  d(;brouiller  la 
pensée  de  l'auteur  au  milieu  de  ses  papiers.  Comment 
les  choses  furent-elles  menées  à  bien  ?  par  quelle 
suite  d'intelligents  concours  M""  de  Gournay  put-elle 
publier,  moins  de  trois  ans  après  le  décès  de  Mon- 
taigne, cette  édition  de  1595  qui  fait  tant  d'honneur 
à  la  piété  de  la  fille  d'alliance  du  philosophe  ?  Toutes 
les  données  du  problème  ne  sont  pas  également 
claires  ;  elles  le  sont  assez  cependant  pour  qu'on  en 
puisse  entrevoir  le  résultat  ^  Nous  pourrions  le 
déterminer  exactement,  si  nous  savions  en  quel 
état  précis  se  trouvaient  les  manuscrits  laissés  par 
Montaigne  à  son  décès.  Nous  ne  le  savons  pas,  et 
il  ne  faut  pas  oublier  (jue  la  mort  surprit  le  philo- 
sophe dans  la  refonte  de  son  livre.  Seul  l'exemplaire 
de  Bordeaux  nous  a  été  conservé.  C'est  beaucoup 
assurément,  puisqu'il  contient,  en  manuscrit,  la  plus 
grande  partie  des  passages  nouveaux.  Cela  ne  suffit 
pourtant   pas   absolument,   car  il  est    certain    que 

1.  Grâce  surtout  à  la  sagacité  de  M.  R.  Dezcimcris,  qui  en  a 
précisé  les  termes  dans  ses  Recherches  sur  la  recension  du 
texte  posthume  des  Essais  de  Montaigne  (Bordeaux,  1806, 
in-8").  Voy.  aussi  les  Recherches  du  môme  auteur  sur  la  vie 
de  Pierre  de  Brach  (p.  lxxiv  et  suiv.  du  tome  II  de  l'édition 
des  Œuvres  poétiques.  Paris,  1802,  in-4'')  et  l'étude  déjà 
citée  de  L.  Manchon  sur  la  Constitution  du  texte  des  Essais. 

UONTAIGNB    II.  13 


194  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Montaigne  avait  pris  note  ailleurs  d'additions  ou  de 
variantes  à  son  œuvre  dont  la  rédaction  autographe 
ne  nous  est  point  parvenue.  Essayons  néanmoins, 
en  examinant  ce  qui  subsiste,  de  déterminer  le  travail 
des  éditeurs  de  1595. 

Il  parait  très  probable  que  l'exemplaire  couvert 
de  notes  manuscrites  et  conservé  actuellement  dans 
la  bibliothèque  de  Bordeaux  était  celui  qui,  dans  la 
pensée  de  Montaigne,  devait  servir  de  base  à  une 
réimpression  des  Essais.  Cela  résulte  du  grand 
nombre  de  corrections  et  d'additions  qui  sont 
portées  sur  les  marges  et  du  soin  avec  lequel  elles 
sont  faites.  Pour  amender  son  ouvrage,  Montaigne 
se  livre  à  une  besogne  méticuleuse  de  révision  qui 
devait  lui  coûter  beaucoup,  étant,  donnés  la  nature 
de  son  esprit  et  le  mauvais  état  de  sa  santé  ;  il  s'y 
applique  pourtant,  ne  négligeant  '  rien,  jusqu'aux 
recommandations  typographiques,  avec  l'intention 
évidente  de  faire  disparaître  ce  qui  lui  semble  défec- 
tueux. Montaigne  simplifie  l'orthographe,  à  laquelle 
il  attache  plus  d'importance  qu'il  n'en  a  l'air,  et 
dans  un  avis  à  l'imprimeur,  qu'on  lit  en  tête  du 
manuscrit,  il  résume  sommairement  les  règles  qu'il 
veut  suivre  désormais.  Au  point  de  vue  du  style,  il 
coupe  ses  phrases,  bannissant  chaque  jour  davan- 
tage les  longues  périodes  cicéroniennes,  hachant, 
au  contraire,  son  style,  à  l'exemple  de  Sénèque  ; 
sous  sa  plume,  les  virgules  se  changent  en  deux- 
points,  et  ceux-ci  deviennent  des  points  simples,  qui 
marquent  plus  fréquemment  la  fin  de  la  phrase. 
Montaigne,  qui  n'était  pas  grammairien,  le  devient 
presque,  à  passer  ainsi  son  propre  ouvrage  au  crible. 


LA  PUBLICATION   POSTHUME  DES  ESSAIS.  195 

Et  toutes  ces  corrections  si  minutieuses  —  mots 
changes  ou  phrases  modifiées  —  sont  faites  d'une 
écriture  sinon  naturellement  lisihle,  du  moins  volon- 
tairement soignée.  Des  renvois  assez  simples  per- 
mettent de  se  reconnaître  au  milieu  des  additions 
nouvelles  et  de  les  intercaler  à  leur  place.  Croit-on 
que  Montaigne  se  fût  imposé  un  pareil  labeur  sur 
un  exemplaire  de  son  livre  avec  l'intention  de 
reporter  ailleurs  toutes  les  remarques  dont  il  le 
surchargeait  ?  La  besogne  était  déjà  bien  fastidieuse 
pour  un  esprit  prime-sautier  ;  elle  était  fatigante  pour 
un  tempérament  rongé  par  la  maladie,  et  il  eût  été 
hors  de  ses  forces  de  la  recommencer.  Pense-t-on 
enfin  que  Montaigne,  qui  écrivait  «  insupportable- 
ment  mal  »,  se  fût  ainsi  contraint  à  bien  écrire  pour 
l'unique  plaisir  de  se  relire  plus  aisément.  Tout  ceci 
est  inadmissible,  et  il  serait  plus  inadmissible  encore 
de  supposer  que  tous  ces  changements  d'ortho- 
graphe et  de  ponctuation  n'ont  pas  été  faits  avec 
la  pensée  qu'ils  seraient  définitifs.  Il  ressort,  au 
contraire,  de  toutes  ces  considérations  que  l'exem- 
plaire de  Bordeaux  est  bien  celui  que  Montaigne 
destinait  à  l'impression.  Sans  doute,  il  l'eût  modifié 
en  quehjues  endroits,  car  ses  intentions  n'étaient 
pas  formellement  arrêtées,  mais  il  eût  servi  de  base 
à  une  édition  nouvelle  et  il  a  sauvegardé  la  volonté 
de  son  auteur. 

Pouitant,  si  l'on  compare  le  texte  du  manuscrit 
(le  Bordeaux  au  texte  publié  en  1595  par  M"""  de 
Gournay,  on  constate  tout  d'abord  un  grand  nombre 
de  différences  do  détail  :  des  mots  sont  changés  et 
des  phrases  autrement  coupées  ;   d'autres  phrases, 


496  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

des  développements  même,  ont  été  imprimés,  tandis 
qu'ils  manquent  dans  le  manuscrit  ;  celui-ci,  à  son 
lour,  renferme  quelques  phrases  que  l'impression  n'a 
pas  reproduites.  Que  faut-il  conclure  de  ce  manque 
de  concordance  ?  Peut-on  accuser  de  négligence  les 
éditeurs  posthumes  des  Essais,  ou  bien  faut-il  croire 
qu'il  existait  un  autre  manuscrit  aujourd'hui  perdu 
et  que  ce  manuscrit  était  le  meilleur,  puisqu'il  a  été 
choisi  de  préférence  ?  Ces  deux  hypothèses  ne  sont 
pas  plus  vraisemblables  l'une  que  l'autre  ;  j'ai  déjà 
essayé  de  montrer  l'impossibilité  de  la  dernière, 
j'ajouterai  seulement  que,  si  rien  ne  permet  de  soup- 
çonner la  bonne  volonté  de  M"^  de  Gournay,  on  peut 
mettre  en  doute  sa  critique.  Au  surplus,  la  différence 
qui  sépare  les  deux  textes  est  trop  minime  pour  justi- 
fier l'existence  d'une  seconde  version  manuscrite.  Il 
est  seulement  infiniment  probable  que  Montaigne  n'ac- 
croissait pas  uniquement  son  livre  en  couvrant  ses 
marges  d'additions.  Les  marges  disparaissaient,  en 
efîet,  sous  l'abondance  des  remarques,  et  il  eût  été  diffi- 
cile d'y  insérer  tous  les  passages  ajoutés.  Tant  que  son 
livre  n'était  pas  livré  aux  typographes,  Montaigne 
l'accroissait  sans  relâche,  et  le  manque  de  place 
pouvait  seul  l'empêcher  d'y  intercaler  quelque  aperçu 
nouveau  ou  quelque  heureuse  citation.  Il  prenait 
alors  en  note  ses  réflexions  sur  des  feuillets  volants, 
enregistrant  ses  humeurs  sur  des  «  petits  brevets 
décousus  »,  comme  il  enregistrait  les  variations  de 
sa  santé.  On  voit  sur  l'exemplaire  de  Bordeaux  les 
signes  de  renvoi  à  ces  notes  écrites  sur  des  papiers 
isolés.  Exposés  à  la  dispersion,  ceux-ci  ne  nous  sont 
point  parvenus,    mais  ce   qu'ils  contenaient  a  pris 


LA   PUBLICATION   POSTHUME  DES  ESSAIS.  19" 

place  dans  l'édition  de  1395.  Montaigne  dut  écrire 
également  de  la  sorte  soit  une  première  rédaction 
de  quelques  passages  de  son  livre,  soit  une  version 
nouvelle,  et  ainsi  s'expliquent  les  variantes  qu'on 
peut  relever  entre  le  texte  manuscrit  que  nous  pos- 
sédons et  l'édition  de  1395. 

Avant  de  remettre  à  l'imprimeur  le  texte  de  cette 
édition,  il  fallait  donc  se  reconnaître  au  milieu  des 
papiers  de  Montaigne,  y  trouver  la  véritable  inten- 
tion de  l'auteur.  M*""  de  Montaigne  avait  pieusement 
recueilli  tous  les  brouillons  de  son  mari,  mais  quel 
que  fût  son  culte  pour  la  mémoire  du  grand  mort, 
elle  ne  pouvait  donner  elle-même  ses  soins  à  la 
publication  posthume  des  Essais;  c'était  une  tàclie 
au-dessus  Je  ses  forces,  car  rien  ne  nous  fait  sup- 
poser qu'elle  eût  les  connaissances  philosophiques 
nécessaires  pour  la  mener  à  bien.  Qui  chargea-t-elle 
d'examiner  les  manuscrits  de  Montaigne  et  de  les 
mettre  en  ordre  ?  Nous  savons  que  ce  ne  fut  pas 
M""  de  Gournay  ;  il  est  en  effet  certain  que  celle-ci 
ne  vint  à  Montaigne  qu'après  avoir  publié  les  Essais  : 
elle-même  nous  l'apprend  formellement.  «  Un  an  et 
demi  après  la  mort  de  Montaigne  —  c'est-à-dire 
dans  les  premiers  mois  de  1394,  —  lit-on  dans  la 
petite  notice  placée  à  la  fin  des  Avis  ou  Présens  de 
M""  de  Gournay ',  la  veuve  et  la  fille  unique  de  ce 
grand  homme  envoyèrent  les  Essais  à  M""  de  Gour- 
nay, lors  retirée  à  Paris,  pour  les  faire  imprimer,  la 
priant  de  les  aller  voir  après,  alin  de  prendre  entière 
et  mutuelle  possession  de  l'amitié  dont  le  défunt  les 

1.  Paris,  1641,  in-4«,  p.  994. 


198  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

avait  liées  les  unes  aux  autres  ;  ce  qu'elle  fit  et 
demeura  quinze  mois  avec  elles.  »  C'est  ce  qui 
arriva  effectivement  :  M""  de  Gournay  ne  se  rendit  à 
Montaigne  qu'après  avoir  terminé  l'édition  des  Essais 
qu'elle  surveilla,  et  son  séjour  à  Montaigne  dura  au 
moins  jusqu'à  la  lin  de  lo9G,  car  nous  avons  une 
lettre  d'elle  qui  porte  l'indication  de  cet  endroit  et  la 
date  du  13  novembre  1396  •. 

De  qui  M"'"  de  Gournay  tenait-elle  donc  la  copie 
qui  lui  servit  à  la  réimpression  des  Essais,  et  qui  fut 
chargé  d'établir  le  texte  devant  être  ainsi  livré 
au  public  ?  Certes,  «  ce  n'était  pas  légère  entreprise, 
ainsi  que  M""  de  Gournay  le  reconnaît,  que  bien 
lire  les  manuscrits  de  Montaigne  «  et  garder  que 
telle  difficulté  n'apportât  ou  quelque  entente  fausse, 
ou  transposition,  ou  des  omissions  ».  A  qui  ce  soin 
délicat  incomba-t-il  ?  M'"  de  Gournay  nous  l'appren- 
dra encore  en  remerciant  le  poète  Pierre  de  Brach 
d'avoir  été,  pour  ainsi  dire,  l'éditeur  au  premier 
degré  de  cette  réimpression  posthume  des  Essais, 
d'avoir  constitué  le  texte  qu'elle  allait  reproduire. 
«  Que  je  sais  de  gré  au  sieur  de  Brach,  —  écrit  M"''  de 
Gournay  dans  la  grande  préface  qui  précède  son 
édition  de  1593,  —  de  ce  qu'il  assista  toujours  soi- 
gneusement M""'  de  Montaigne  au  premier  souci  de 
sa  fortune  —  la  fortune  de  ce  livre,  les  Essais,  — 
intermettant  pour  cet  exercice  la  poésie  dont  il 
honore  sa  Gascogne,  et  ne  se  contentant  pas  d'em- 
porter sur   le   siècle    présent  et  les  passés  le  titre 

1.  C'est  une  lettre  à  Juste-Lipse  qu'on  trouvera  ci-dessous. 
—  Le  privilège  de  celte  édition  des  Essais  est  daté  du  15  octo- 
bre 1394. 


LA  PUBLICATION  POSTHUME  DES  ESSAIS.  199 

d'unique  mari,  par  la  gloire  qu'il  prête  à  sa  femme 
défunte',  s'il  n'enviait  encore  celui  de  bon  ami  par 
tels  offices  et  plus  méritoires  vers  un  mort.  »  Le  lan- 
gage de  M""  de  Gournay  est  pesant,  mais  il  est  clair. 
Cet  office  de  bon  ami,  cet  exercice  assidu  et  prolongé 
qui  détourne  de  Brach  de  ses  propres  ouvrages,  c'est 
évidemment  la  collation  des  manuscrits  de  Montai- 
gne, l'établissement  du  texte  qui  allait  devenir  défi- 
nitif et  son  choix  au  milieu  des  rédactions  diverses 
qu'avait  pu  laisser  l'auteur;  De  Brach  fournissait 
ainsi  la  base  sur  laquelle  M'""  de  Gournay  allait 
asseoir  son  pieux  édifice. 

M""  de  Gournay  se  conforma-t-elle  complètement 
aux  textes  qui  lui  étaient  transmis  par  M'"*"  de 
Montaigne,  et  qui  avaient  été  préparés  par  de 
Brach  ?  «  J'ai  secondé  ses  intentions  jusqu'à  l'ex- 
iréme  superstition,  »  déclare-t-elle  d'elle-même. 
«  Aussi  n'eussé-je  pas  restivé  (regimbé),  s'écrie- 
t'elle,  lorsque  j'eusse  jugé  quelque  chose  corrigeable, 
de  plier  et  prosterner  toutes  les  forces  de  mon  dis- 
cours sous  cette  seule  considération  que  celui  qui  le 
voulut  ainsi  était  père  et  qu'il  était  Montaigne.  » 
Nous  examinerons  ailleurs,  en  parlant  plus  ample- 
ment de  M"'  de  Gournay,  jusqu'à  quel  point  il  faut 
accepter  ce  témoignage  si  formel.  En  tout  cas  si 
M"*"  de  Gournay  put  manquer  parfois  de  critique, 
elle  fut  un  éditeur  diligent,  car  elle  apporta  à  la  tâche 
qui  lui  était  confiée  toute  l'activité  de  son  esprit. Couime 
on  l'a  vu  plus  haut,  c'est  vers  mars  lu94  que  M""  de 


1.  M"»^  (le  Gournay  l'ail  allusion   ici  aux  vers  que  De  Braeh 
avait  consacrés  à  la  mémoire  de  sa  femme. 


200  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Gournay  reçut,  de  M""*  de  Montaigne  et  de  sa  fille, 
la  copie  du  nouveau  texte  des  Essais,  et  avant  la 
fin  de  cette  même  année,  ce  texte  était  livré  au  public 
par  Abel  Langeiier,  dans  une  «  édition  nouvelle, 
trouvée  après  le  décès  de  Tauteur,  revue  et  augmen- 
tée par  lui  d'un  tiers  de  plus  qu'aux  précédentes 
impressions  ».  Neuf  mois  environ  avaient  donc  suffi 
à  M"""  de  Gournay  pour  s'acquitter  de  sa  tâche  ;  ce 
délai  était  normal  pour  diriger  la  publication  du 
volume,  mais  quel  que  fut  le  zèle  de  la  docte  fille, 
elle  n'eût  pas  pu,  dans  ce  même  laps  de  temps, 
préparer  tout  ensemble  le  texte  qui  allait  voir  le 
jour  et  en  mener  à  bien  l'apparition.  Cette  remarque 
confirme  encore  le  rôle  que  nous  prétons  à  M"'  de 
Gournay  et  qui  fut  le  sien  ;  elle  se  conforma  avec 
exactitude  à  la  ligne  de  conduite  qui  lui  avait  été 
tracée,  et  c'est  sans  doute  qu'elle  se  croyait  la  cons- 
cience en  repos  pour  Invoquer  comme  garant  de  sa 
fidélité,  ainsi  qu'elle  le  faisait,  ce  manuscrit  original 
des  Essais  qui,  étant  demeuré  à  Montaigne,  n'avait 
pas  passé  sous  ses  yeux. 

Telles  sont  les  origines  de  cette  célèbre  édition  des 
Essais  de  1595,  qui  a  été  si  généralement  adoptée 
par  les  éditeurs  subséquents.  Établie  par  Pierre  de 
Brach  sur  les  papiers  mêmes  de  Montaigne,  aussitôt 
après  la  mort  de  celui-ci,  surveillée  par  M'"'  de  Gour- 
nay avec  vigilance,  elle  ofîre  do  grandes  garanties 
de  sincérité,  et  son  autorité  ne  peut  être  mise  en 
doute  que  très  partiellement.  On  ne  saurait  dire 
pourtant  qu'elle  représente  la  pensée  définitive  de 
Montaigne.  Nous  avons  déjà  fait  la  remarque  que 
cette  pensée  n'était  pas  encore  fixée  avec  certitude 


LA  PUBLICATION   POSTHUME  DES  ESSAIS.  201 

quand  la  mort  surprit  le  philosophe.  La  grande 
préoccupation  des  exécuteurs  des  dernières  volontés 
de  Montaigne  devait  donc  être  de  respecter  son 
œuvre,  bien  qu'indécise  par  endroits,  et  de  la  donner 
au  public  telle  qu'elle  leur  était  parvenue.  Sans 
doute,  dans  une  révision  dernière,  Montaigne  eût 
senti  que  ses  intercalations  incessantes  rompaient 
parfois  l'ordre  et  obscurcissaient  le  sens.  Le  manus- 
crit de  Bordeaux  offre  quelques  corrections  qui  per- 
mettent d'affirmer  que  l'auteur  savait  reporter  ailleurs 
un  morceau  qui  ne  lui  semblait  pas  à  sa  place,  ou 
même  retrancher  un  développement  hors  de  propos. 
Si,  avant  de  publier  son  livre,  Montaigne  avait  pu 
l'embrasser  encore  d'un  coup  d'œil,  considérant 
alors  la  suite  des  idées,  l'ensemble  et  non  le  détail  de 
ce  livre,  il  eût  perçu  plus  nettement  tout  ce  qui  en 
troublait  l'harmonie  et  sacrifié  plus  allègrement 
encore  ce  qui  était  nuisible  ou  superflu.  Les  éditeurs 
de  1393  ont  pensé  que  ce  travail  d'émondage  ne  les 
regardait  pas  ;  ils  ne  se  sont  permis  aucun  change- 
ment et  ils  ont  bien  fait  :  si  le  livre  a  perdu  en  clarté, 
nous  avons  du  moins  l'auteur  tout  entier.  Le  respect 
s'imposait  alors,  scrupuleux,  absolu,  et  nous  devons 
un  triple  hommage  à  M'""  de  Montaigne,  à  Pierre  de 
Brach  et  à  M"'  de  Gournay  pour  ne  pas  s'en  être 
départi. 

Là  ne  s'arrêta  pas  le  dévouement  de  M"'"  de  Mon- 
taigne à  la  gloire  du  grand  mort.  En  même  temps 
qu'elle  consacrait  au  génie  de  Montaigne  ce  volume 
(|ui  contenait  toutes  ses  méditations,  sa  veuve  voulut 
élever  à  sa  dépouille  moi'telle  un  tombeau  où  ses 
cendres  pussent  reposer  à  jamais.  Dans  la  lettre  où 


202  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

il  annonce  à  Juste-Lipse  le  décès  de  Montaigne, 
Pierre  de  Brach  l'entretient  aussi  du  projet  de 
consacrer  au  philosophe  un  monument  digne  de  son 
illustration.  «  Je  sais,  Monsieur,  disait  De  Brach, 
que  vous  avez  eu  en  beaucoup  d'amitié  et  en  beau- 
coup d'estime  feu  M.  de  Montaigne  ;  vous  en  avez 
donné  des  témoignages  publics  durant  sa  vie,  don- 
nez-en après  sa  mort.  Nous  faisons  dresser  une 
pyramide  pour  son  cercueil  ;  une  plinthe  y  sera 
réservée  pour  ce  que  vous  dédierez  à  sa  mémoire.  » 
Mais  les  choses  n'allèrent  pas  aussi  rapidement  que 
Pierre  de  Brach  semblait  le  supposer,  et,  en  fin  de 
compte,  il  ne  paraît  pas  que  Juste-Lipse  ait  composé 
jamais  l'épitaphe  de  Montaigne,  peut-être  parce  que 
la  mort  le  prit  lui-même  avant  l'achèvement  du 
tombeau  de  son  ami. 

Dès  le  17  janvier  1393,  M'""  de  Montaigne  acqué- 
rait un  droit  de  sépulture  dans  l'église  des  Feuillants 
de  Bordeaux.  Par  contrat  en  date  de  ce  jour,  les  reli- 
gieux promettaient  «  de  faire  bâtir  et  construire  au- 
devant  le  grand  autel  un  caveau,  et  en  icelui  mettre 
le  corps  dudit  feu  sieur  de  Montaigne,  de  ladite 
dame  et  de  leur  postérité,  et  au-dessus  y  dresser  et 
ériger  un  sépulcre  et  monument  ;  ensemble  de  faire 
faire  une  ceinture  au  dedans  de  ladite  église,  et  en 
icelle  mettre  les  armes  dudit  sieur  de  Montaigne.  » 
Ils  promettaient,  en  outre,  «^  de  dire...  deux  messes 
hautes...  et  deux  messes  basses;  savoir:  l'une  à 
chacun  xui''  jour  de  chaque  mois  de  septembre,  qui 
est  semblable  jour  auquel  ledit  feu  sieur  de  Mon- 
taigne décéda,  et  l'autre  à  tel  et  semblable  jour 
que  le  corps  d'jcelui  feu  sieur  sera  mis  audit  caveau  ; 


LA  PUBLICATION  POSTHUME  DES   ESSAIS.  203 

et  deux  messes  basses,  savoir  :  l'une  à  chacun  pre- 
mier jour  d'août,  fête  de  saint  Pierre  aux  Liens,  et 
l'autre  chacun  jour  en  la  fête  de  saint  Michel, 
archange,  le  tout  pour  le  salut  de  l'àme  dudit  feu 
sieur  et  dame  de  Montaigne  et  leurs  parents  trépas- 
sés*. »  Toutes  ces  stipulations  étant  ainsi  réglées, 
l'engagement  devenait  définitif.  La  dépouille  mor- 
telle de  Montaigne  fut  donc  déposée,  le  1"  mai  1593, 
dans  un  caveau  de  Téglise  des  Feuillants.  Mais 
des  incidents  surgirent  dans  la  suite,  qui  vinrent 
embrouiller  l'état  des  choses  et  troublèrent  la  tran- 
quillité de  M™"  de  Montaigne. 

Les  Feuillants  ne  tardèrent  pas,  en  effet,  à  agrandir 
leur  vieille  église  par  l'adjonction  de  chapelles  laté- 
rales. Ces  modifications  changèrent  la  disposition 
de  l'édifice,  et  le  corps  de  Montaigne  ne  se  trouva 
plus  placé,  ainsi  qu'il  devait  l'être,  au-devant  du 
maitre-autel.  M"""  de  Montaigne  s'en  plaignit.  Les 
religieux  lui  abandonnèrent  alors  une  chapelle  laté' 
raie,  dont  la  construction  avait  été  commencée  par 
les  héritiers  de  Florimond  de  Raymond,  —  celui- 
là  même  qui  avait  succédé  au  Parlement  à  Michel  de 
Montaigne,  quarante  ans  auparavant.  ~  C'est  dans 
la  crypte  funéraire  de  cette  chapelle  que  M""  de 
Montaigne  fit  déposer,  le  1""  mai  1614,  le  corps  de 
son  mari,  décédé  depuis  plus  de  vingt  ans  ;  c'est  là 
aussi  que  la  fille  unique  de  l'auteur  des  Essais  ne 
tarda  pas  à  venir  le   rejoindre   (1016).   Longtemps 


i .  Les  actes  relatifs  à  la  sépulture  de  Montaigne  ont  été 
publiés  ou  analysés  par  .Iules  Delpit  on  tôte  des  lettres  de 
M"*"  de  Montaigne. 


204  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

cependant  après  cette  cession,  le  cercueil  de  Flori- 
mond  de  Raymond  était  demeuré  dans  le  caveau  où 
reposaient  les  restes  de  Montaigne.  On  voit  dans  les 
quelques  lettres  de  M""'  de  Montaigne,  découvertes 
et  publiées  récemment,  combien  elle  se  préoccupait 
de  l'exhumation  de  «  ce  corps,  qui  lui  causait  tgint 
de  déplaisir  ». 

Enfin,  le  tombeau  de  Montaigne  put  être  érigé. 
Les  Révérends  Pères  avaient  mis  beaucoup  de  mau- 
vaise volonté  à  se  conformer  à  leurs  engagements. 
Devant  la  menace  d'un  bon  procès,  ils  consentirent 
une  transaction  notariée,  et,  reconnaissant  M"""  de 
Montaigne  «  pour  leur  première  bienfaitrice  »,  ils  lui 
accordaient  ce  qu'elle  réclamait  si  instamment,  c'est- 
à-dire  la  chapelle  la  plus  voisine  du  maitre-autel 
et  le  droit  d'y  faire  figurer  les  armes  de  son  mari. 
M'"*  de  Montaigne  promettait  de  son  côté  de  «  faire 
ôter  au  plutôt  le  sépulcre  et  effigie  dudit  feu  sieur 
de  Montaigne  du  lieu  où  il  est  dans  Tancienne 
église  ».  C'était  un  monument  en  pierre  de  Taille- 
bourg  :  un  sarcophage  rectangulaire  est  posé  sur  un 
socle  et  supporte  la  statue  de  Montaigne,  couché  et 
revêtu  d'une  armure  de  chevalier.  Les  mains  sont 
jointes  pour  la  prière  ;  le  casque  est  déposé  derrière 
la  tète  ;  les  gantelets  sont  à  côté  du  corps  ;  aux 
pieds,  un  lion  couché.  On  risquerait  de  ne  pas 
reconnaître  le  paisible  Montaigne  sous  cet  appareil 
guerrier,  si  les  épitaphes  ne  nous  éclairaient  pas 
absolument  à  ce  sujet.  Des  deux  côtés  les  armoiries 
sont  gravées,  et,  au-dessus,  deux  épitaphes,  l'une  en 
distiques  grecs,  l'autre  en  prose  latine.  Contraire- 
ment à  ce  qu'on   espérait  tout  d'abord,  il  ne  parait 


LA   PUBLICATION  POSTHUME  DES  ESSAIS.  205 

pas  que  ce  soit  Juste-Lipse  qui  les  ait  rédigées  ,  tout 
concourt,  au  contraire,  à  faire  croire  qu'elles  sont 
l'œuvre  d'un  érudit  bordelais,  avocat  au  Parlement, 
Jean  de  Saint-Martin  '. 

«  Qui  que  tu  sois,  disent  les  vers  grecs,  qui,  en 
voyant  cette  tombe  et  mon  nom,  demandes  :  Mon- 
taigne est-il  donc  mort  ?  cesse  de  t'étonner.  Corps, 
noblesse,  félicité  menteuse,  dignités,  crédit,  jouets 
périssables  de  la  fortune,  rien  de  cela  n'était  mien. 
Rejeton  divin,  je  suis  descendu  du  ciel  sur  la  terre 
des  Celtes,  non  point  huitième  sage  de  la  Grèce 
ni  troisième  de  l'Ausonie,  mais  unique,  égalant  à 
moi  seul  tous  les  autres,  et  par  la  profondeur  de  ma 
sagesse,  et  par  les  charmes  de  mon  langage,  moi  qui, 
au  dogme  du  Christ,  alliai  le  scepticisme  de  Pyrrhon. 
La  jalousie  s'empara  de  la  Grèce  ;  elle  s'empara  de 
l'Ausonie,  mais  j'arrêtai  moi-même  cette  rivalité 
jalouse  en  remontant  vers  ma  patrie,  en  reprenant 
mon  rang  au  milieu  des  esprits  célestes.  » 
L'épitaphe  latine  est  plus  précise.  La  voici  : 
«  A  Michel  de  Montaigne,  périgourdin,  fils  de 
Pierre,  petit-fils  de  Grimond,  arrière-petit-fîls  de 
Raymond,  chevalier  de  Saint-Michel,  citoyen  romain, 
ancien  maire  de  la  cité  des  Bituriges  Vivisques,  homme 
né  pour  être  la  gloire  de  la  nature,  et  dont  les  mœurs 
douces,  l'esprit  fin,  l'éloquence  toujours  prête  et  le 

1.  C'est  ce  que  M.  R.  Dezeimeris  a  mis  en  pleine  lumière  par 
d'ingénieux  rapprochements,  dans  ses  Recherches  sur  l'auteur 
des  épitaphes  de  Montaiync  (Paris,  18G1,  in-8°).  Nous  repro- 
duisons ici  l'excellente  traduction  que  M.  Dezeimeris  a  donnée 
dans  son  ouvrage  des  deux  textes,  grec  et  latin,  restitués 
par  lui. 


206  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

jugement  incomparable  ont  été  jugés  supérieurs  à  la 
condition  humaine  ;  qui  eut  pour  ami  les  plus  grands 
rois,  les  premiers  personnages  de  France,  et  même 
les  chefs  des  partis  de  l'erreur,  bien  que  très  fidèle- 
ment attaché  lui-même  aux  lois  de  sa  patrie  et  à  la 
religion  de  ses  ancêtres.  N'ayant  jamais  blessé  per- 
sonne, incapable  de  flatter  ou  d'injurier,  il  reste  cher 
à  tous  indistinctement  ;  et  comme  durant  toute  sa 
vie  il  avait  fait  profession  d'une  sagesse  à  l'épreuve 
de  toutes  les  menaces  de  la  douleur,  ainsi,  arrivé  au 
combat  suprême,  après  avoir  longtemps  et  courageu- 
sement lutté  avec  un  mal  qui  le  tourmenta  sans 
relâche,  mettant  d'accord  ses  actions  et  ses  préceptes, 
il  termina.  Dieu  aidant,  une  belle  vie  par  une  belle 
fin. 

»  Françoise  de  La  Chassaigne,  laissée  en  proie, 
hélas  !  à  un  deuil  perpétuel,  a  érigé  ce  monument  à 
la  mémoire  de  ce  mari  regrettable  et  regretté.  Il 
n'eut  pas  d'autre  épouse  :  elle  n'aura  pas  eu  d'autre 
époux. 

»  11  vécut  cinquante-neuf  ans  sept  mois  et  onze 
jours  ;  il  mourut  l'an  de  grâce  1592,  aux  ides  de 
septembre.  » 

Telle  était  la  façon,  pour  ainsi  dire  officielle,  dont 
on  appréciait  les  doctrines  du  philosophe  peu  de 
temps  après  sa  mort.  Montaigne  méritait  de  reposer 
en  paix  à  jamais  sous  le  marbre  qui  demandait  pour 
lui  aussi  éloquemment  le  respect  de  la  postérité.  Ce 
repos  fut  pourtant  troublé  par  des  vicissitudes 
diverses.  Après  être  demeuré  deux  siècles  dans 
l'église  des  Feuillants,  la  dépouille  de  Montaigne 
fut  transportée,  en  1800,  avec  une  grande  solennité, 


LA  PUBLICATION   POSTHUME   DES   ESSAIS.  207 

dans  le  musée  de  la  ville  de  Bordeaux.  Des  cavaliers, 
des  artilleurs,  des  gardes  nationaux  précédaient  le 
corps  qu'accompagnaient  les  autorités  municipales 
et  celles  du  département.  Mais  on  ne  tarda  pas  à 
reconnaître  qu'il  y  avait  eu  erreur.  Les  cendres  aux- 
quelles tous  ces  honneurs  avaient  été  rendus  n'étaient 
point  celles  de  Montaigne,  mais  bien  celles  de  sa 
nièce,  Jeanne  de  Lestonnac.  En  réalité,  la  dépouille 
de  Montaigne  n'avait  pas  quitté  le  tombeau  où  elle 
avait  été  placée  deux  cents  ans  auparavant  ^  Elle  y 
demeura  encore  jusqu'au  mois  de  mai  1871.  A  cette 
date,  un  incendie  chassa  le  tombeau  de  Montaigne 
hors  de  l'édilice  qu'il  avait  si  longtemps  occupé.  On 
le  transporta  plus  tard  dans  le  vestibule  d'entrée  des 
Facultés  de  Bordeaux,  construites  sur  l'emplacement 
du  couvent  et  de  l'église  des  Feuillants.  C'est  là 
qu'on  le  voit  actuellement,  tandis  qu'o.n  n'a  pu 
retrouver  le  petit  vaisseau  contenant  le  cœur  de 
l'illustre  philosophe  et  qui  fut  déposé,  à  son  décès, 
dans  l'église  de  Saint-Michel-de-3Iontaigne. 

Revenons  pour  un  instant  encore  à  M"*^  de  Mon- 
taigne. Veuve,  elle  s'était  fixée  à  Montaigne,  y  vivant 
fort  retirée  et  vouée  au  culte  de  son  mari.  La  corres- 
pondance publiée  redit  bien  les  préoccupations  de 
cette  existence  solitaire.  Ce  sont  \e,  soucis  domes- 
tiques qui  l'emportent.  Parfois,  cependant,  la  vieille 
dame,  au  milieu  de  ses  propres  tracas,  s'inquiète  des 
affaires  du  pays;  elle  fait  part  à  son  confesseur  de 


1.  Voyez,  sur  le  transfert  des  cendres  de  Jeanne  de  Leston- 
nac au  musée  de  Bordeaux,  les  Archives  historiques  de  la 
Gironde,  t.  XIV,  p.  b5  et  suiv. 


208  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

ses  appréhensions  et  de  ses  craintes.  «  Mon  très  révé- 
rend Père,  lui  écrit-elle,  le  31  août  1G19,  dans  une 
lettre  fort  intéressante,  nous  ne  savons  rien  ici  de 
nouveau  ni  de  la  cour  ni  d'ailleurs.  On  dit  que  la 
reine  est  partie  d'Angouléme  pour  aller  trouver  le 
roi.  »  —  La  reine-mère  s'était,  en  effet,  échappée  de 
Blois,  avec  l'aide  du  duc  d'Épernon,  et  s'était  réfu- 
giée à  Angouléme.  —  «  Je  ne  sais  s'il  est  vrai,  et  pour 
la  meilleure  nouvelle  que  je  vous  puis  mander,  mon 
cher  Père,  c'est  que  Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  tenir 
par  sa  main  puissante  mon  àme  en  assez  tranquille 
état,  et  que  lorsque  j'aurai  cet  heur  de  vous  voir, 
j'espère  que  je  serai  encore  mieux.  Continuez-moi 
en  vos  prières  et  oraisons,  lesquelles  jusqu'ici  m'ont 
grandemant  profité,  si  me  semble.  » 

Ne  croirait-on  pas  retrouver  dans  ces  paroles  un 
écho  lointain  de  la  résignation  de  Montaigne,  mais 
d'une  résignation  plus  religieuse  que  philosophique, 
inspirée  plus  par  la  foi  que  par  la  sagesse?  Cepen- 
dant, au  bruit  des  guerres  qui  recommencent,  cette 
tranquillité  d'esprit  disparait,  et  lorsque  le  sang 
coule  de  nouveau,  la  femme  s'émeut  à  cette  pensée. 
Elle  écrit  en  1622  :  «  Nous  sommes  ici  à  regretter 
les  peines  et  les  déplaisirs  que  notre  bon  roi  reçoit 
de  ses  ennemis  ;  c'est  une  grande  calamité  de  voir  la 
perte  d'hommes  que  la  France  fait.  »  Seuls  les 
malheurs  de  la  patrie  troublent  la  solitude  de  celte 
existence. 

C'est  ainsi  que  M""'  de  Montaigne  passa,  à  Mon- 
taigne, les  trente-cinq  années  de  sa  viduité.  C'est 
dans  sa  solitude  qu'elle  vit  disparaître  successive- 
ment ceux  qui    lui  étaient  chers  :   sa  fille   unique. 


LA   PUBLICATION  POSTHUME   DES  ESSAIS.  209 

Lconor,  mourut  le  23  janvier  i616  ;  auparavant 
celle-ci  avait  perdu  son  premier  mari,  François  de 
La  Tour,  et  l'unique  enfant,  Françoise  de  La  Tour, 
issue  de  cette  union'.  11  est  vrai  que  du  second  mariage 
de  Léonor  de  Montaigne  avec  Charles  de  Gamaches 
était  née  une  seconde  petite-iilie,  Marie  de  Gamaches, 
et  elle  consolait  la  vieillesse  de  l'aïeule.  C'est  Marie 
de  Gamaches  qui  veilla  sur  les  derniers  jours  de  sa 
grand'mère  et  qui  lui  ferma  les  yeux'.  M'"'  de  Mon- 
taigne était,  au  reste,  hien  préparée  à  la  mort.  «  Il 
est  certes  temps  que  vous  m'aidiez  à  offrir  mon  àme 
à  Dieu,  écrit-elle  au  R.  P.  Marc-Antoine,  et  me 
résoudre  à  toutes  ses  saintes  volontés.  »  Quelques 
mois  après,  elle  trépassait,  en  mars  1627,  à  l'âge  de 
quatre-vingt-trois  ans.  Elle  avait  survécu  trente-cinq 
ans  à  son  mari,  toujours  fidèle  à  la  mémoire  du 
grand  homme,  gardienne  vigilante  et  dévouée  de  la 
gloire  de  l'écrivain.  Elle  fut  inhumée  avec  la  pompe 
qui  convenait  à  son  rang.  Douze  prêtres  condui- 
sirent son  corps  à  l'église  de  Saint-Michel-de- 
Montaigne,  et  les  cloches  des  neuf  paroisses  envi- 
ronnantes sonnèrent    le   glas    pendant    la    funèbre 

i.  Mariée  à  Honoré  de  Lur,  Françoise  de  La  Tour  mourut  en 
couches.  Son  fils  Charles  de  Lur,  vicomte  d'Aureilhan,  né  en 
1GI2,  fut  tué,  à  l'âge  de  vingt-sept  ans,  au  siège  de  Salces  en 
Roussillon,  en  1039. 

2.  Marie  fJe  Gamaches  épousa,  en  1027,  Louis  de  Lur,  frère 
puîné  d'Honoré  de  Lur,  mari  de  sa  sœur  utérine  Françoise  de 
La  Tour.  Le  (ils  de  celle-ci  étant  mort  sans  postérité,  Marie  do 
Gamaches  a  seule  perpétué  la  descendance  de  Montaigne.  C'est 
de  sa  fille,  Claude-.Madeleinede  Lur,  que  descendent  les  Ségur- 
Montaigne  qui  héritèrent  de  la  terre,  et  l'ont  cédée  aux  proprié- 
taires actuels     Th.  Malve/.in,  Montaigne  cl  sa  famille,  p.  195). 

MONTAIGNE  II.  14 


âlO  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS- 

cérémonie.  Un  peu  plus  tard,  en  dressant  Tinven- 
taire  de  In  défunte,  parmi  les  objets  qu'elle  gardait 
pieusement,  on  trouva  un  collier  de  l'ordre  de 
Saint-Michel.  C'était  le  propre  collier  de  Michel  de 
Montaigne,  suprême  souvenir  d'un  mari  qu'elle  avait 
tant  honoré. 


LIVRE  VI 
PIERRE  CHARRON  (I5AI-I603) 


A.  M.  IIenhi  Barckhausen, 

Correspondant  de  l'Institut, 
Professeur  a  lu  Faculté  de  droit  de  Bordeaux. 


I 


LIVRE   VI 
PIERRE  CHARRON  (1541-1603) 


CHAPITRE    1" 
CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLÉMISTE 


On  peut  dire  de  Pierre  Cliarron,  en  appliquant  une 
fois  de  plus  un  mol  qui  a  servi  bien  souvent,  qu'il 
est  plus  célèbre  que  connu  :  son  nom  est  presque 
populaire  et  ses  livres  restent  dédaignes.  Non  seule- 
ment sa  statue  se  voit  sur  l'une  des  façades  de 
rHôtcl-de-ville  de  Paris,  mais  encore  son  nom  donne 
à  l'une  des  voies  fréquentées  de  la  capitale  n'a  pas 
peu  contribué  à  conserver  son  souvenir.  Pour  Char- 
ron comme  pour  tous  ceux  qui  approchèrent 
Montaigne,  l'amitié  du  grand  homme  fut  vraiment  un 
bienfait  ;  il  se  présente  à  la  postérité  sous  cet  illustre 
patronage  et  on  aime  à  le  placer  dans  le  voisinage 
immédiat  de  Montaigne,  comme  le  confident  des 
dernières  années  et  le  continuateur  de  la  pensée  du 
maître.  Est-ce  bien  là  sa  vraie  place?  et  ne  se 
lromj)e-t-on  pas  en  le  jugeant  ainsi  ?  Jusqu'à  quel 
point  Charron  fut-il  l'ami  de  Montaigne  et  le  |)ro- 
longe-t-il  ?  C'est  ce  que  nous  voudrions  dire  et,  en 


214  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

examinant  sa  vie  et  ses  livres,  déterniiner  exactement. 
Sainte-Beuve,  qui  a  étudié  Charron  de  près,  déclare 
que  «  l'intérieur  de  cette  vie  nous  échappe  »  et  que 
«  nous  ne  voyons  que  les  résultats  »  ;  puis,  revenant 
un  jour  comme  il  aimait  à  le  faire  sur  le  portrait  déjà 
tracé,  le  critique  ajoutait  encore  que  Charron  était 
«  un  problème  psychologique  et  biographique  non 
encore  résolu  ».  Sans  prétendre  expliquer  toutes 
les  variations  de  cet  esprit  en  somme  assez  incertain, 
tour  à  tour  ligueur  et  sceptique,  ascétique  et  mora- 
liste, nous  essaierons  de  fixer  son  caractère  tel  qu'il 
nous  parait  se  dégager  de  l'histoire  de  l'homme  et 
de  l'analyse  de  ses  écrits  '. 

Pierre  Charron  naquit  à  Paris,  sur  la  paroisse  de 
Saint-Hilaire,  en  1341,  huit  ans  après  la  naissance, 
en  Périgord,  de  Michel  de  Montaigne.  Son  père, 
Thibaud  Charron,  était  libraire  rue  des  Carmes,  près 
du  collège  des  Lombards,  et  sa  mère,  Nicole  de  La 
Barre,  descendait  sans  doute  d'un  autre  libraire, 
nommé  -aussi  Nicole  de  La  Barre,  dont  on  connaît 
quelques  publications  gothiques.  Thibaud  Charron 
fut  marié  deux  fois  :  de  son  premier  mariage  il  eut 
quatre  enfants,  et  du  second,  avec  Nicole  de  La 
Barre,  vingt-et-un,  dont  Pierre.  Cette  nombreuse 
postérité  devait,  dit-on,  disparaître  sans   laisser  de 

1.  La  principale  source  de  la  biographie  de  Charron  est 
V Eloge  que  lui  a  consacré  son  ami  Gabriel-Michel  de  La  Ro- 
chemaillet  et  qui  vient  d"être  heureusement  complété  p;ir  la 
publication  des  lettres  inédites  de  Charron  à  La  Rochemaillef, 
découvertes  et  annotées  fort  soigneusement  par  M.  Lucien 
Auvray  {Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  1894,  p. 
308).  C'est  de  ces  deux  travaux  que  sont  tirés  les  faits  qui 
suivent  et  dont  l'origine  n'aura  pas  été  autrement  indiquée. 


CHARRON   l'KÉOICATEUIl   ET   POLÉMISTE.  215 

descendants  mâles,  mais  deux  d'entre  les  fils  do  Tlii- 
baud  Charron  s'étaient  adonnés  au  métier  de  leur 
père.  L'un,  Jean,  l'ainé  du  premier  lit,  exerçait  dès 
1565,  et,  par  allusion  à  son  nom,  avait  choisi  pour 
sa  marque  un  charron  travaillant  à  une  roue  ;  l'autre, 
également  nommé  Jean,  mais  issu  du  second  lit,  avait 
sa  boutique  rue  Saint-Jacques,  à  l'enseigne  de  V Arche 
de  Noé.  Ceci  montre  donc  que,  si  Pierre  Charron  vint 
au  monde  dans  une  famille  dont  les  charges  étaient 
lourdes,  il  grandit  dans  un  milieu,  sinon  savant,  du 
moins  fort  apte  à  apprécier  l'étude  et  à  favoriser  les 
dispositions  laborieuses  de  l'enfant. 

C'est  ce  qui  arriva  et  ce  qu'a  parfaitement  mis  en 
lumière  le  premier  biographe  de  Charron,  le  juris- 
consulte angevin  Gabriel  Michel  de  La  Rochemaillet, 
qui  non  content  de  donner  ses  soins  à  la  seconde 
édition  de  la  Sagesse,  après  la  mort  de  l'auteur,  lit 
précéder  la  troisième  d'un  très  important  Éloge  do 
Pierre  Charron,  presque  toujours  réimprimé  en 
tête  depuis  lors.  «  Combien  que  ses  père  et  mère, 
dit  La  Rochemaillet,  n'eussent  grands  moyens  pour 
entretenir  un  si  grand  nombre  d'enfants,  si  est-ce 
que  reconnaissant  (jue  leur  lils  Pierre  était  étrenné 
favorablement  de  nature  d'un  bel  esprit,  docile  et 
capable  de  grandes  choses,  ils  curent  soin  de  le 
faire  bien  instruire  dès  son  jeune  âge  aux  bonnes 
lettres  ;  tellement  qu'ayant  ap|)ris  en  peu  de  temps 
les  langues  grecque  et  latine,  dont  y  avait  lors  de 
célèbi'es  professeurs  en  l'Université  de  Paris,  il  lit 
bonne  provision  des  sciences  libérales  et  humaines, 
et  même  de  la  logique,  èthi(iue,  physiiiue  et  méta- 
physique ;  et,    depuis,    il   étudia    en  droit   civil   et 


216  MONTAIGNE  ET  SES   AMIS. 

canon  es  Universités  d'Orléans  et  de  Bourges,  où  il 
fut  honoré  du  titre  et  degré  de  docteur  es  Droits  ». 

Quoiqu'il  soit  d'ordinaire  bien  informé,  La  Roche- 
maillet  se  trompe  ici  certainement.  Après  avoir  fré- 
quenté la  fameuse  Université  d'Orléans,  où  tant  de 
maîtres  renommés  attiraient  la  foule  des  auditeurs 
et  où  se  formèrent  des  esprits  tels  que  La  Boéiie, 
après  avoir  suivi  des  leçons  aussi  savantes  à  Bourges 
où  se  fit  entendre  la  voix  autorisée  de  Gujas,  Charron 
poussa  encore  plus  au  midi  et  vint  prendre  ses  gra- 
des dans  une  autre  Université  plus  célèbre  pour  les 
études  médicales  que  pour  les  études  juridiques.  C'est 
à  Montpellier,  en  effet,  que  Charron  obtint  successi- 
vement les  grades  de  licencié  et  de  docteur  en  droit 
civil  et  canonique  et  nous  en  avons  d'autre  part  la 
preuve  formelle.  En  15J6,  il  a  fait  insinuer  au  greffe 
des  insinuations  de  l'archevêché  de  Bordeaux  ses 
lettres  de  grades,  signées  par  Léonard  Aguillonius, 
prévôt  de  la  cathédrale  de  Montpellier  et  vice-chan- 
celier de.  l'Université  :  les  lettres  de  licence  in 
utroquG  jure  sont  du  15  mars  1571  ;  celles  de  doc- 
torat è^dXQmQWiinutroque  jicre  sont  du  9  mai  de  la 
même  année.  Les  registres  d'insinuations  conservés 
actuellement  aux  archives  diocésaines  de  Bordeaux 
en  contiennent  le  texte  intégral.  ' 

La  carrière  de  Charron  se  trouvait  ainsi  toute 
tracée.  Après  avoir  acquis  toutes  les  connaissances 

1.  Inventaire  sommaire  des  archives  de  l'archevêché  de 
Bordeaux  antérieures  à  1789,  par  le  chanoine  Allain.  Bor- 
deaux, lo93,  in-4,  p.  530.  Voy.  aussi  Revue  catholique  de 
Bordeaux,  1893,  p.  351  et  Revue  de  Gascogne,  1895,  p.  468. 


CHARRON   l'RÉDICATEUR  ET  POLÉMISTE.  Ml 

des  jurisconsultes  de  son  temps,  il  pouvait  désormais 
affronter  le  barreau.  C'est  à  cela  qu'il  se  destina  tout 
d'abord,  mais  il  paraît  n'y  avoir  réussi  que  médio- 
crement el  s'en  dégoûta  dans  la  suite  pour  des 
raisons  que  son  biographe  nous  a  encore  exposées. 
«  Étant  de  retour  à  Paris,  dit  La  Kochemaillet,  il 
suivit  la  profession  du  Palais  et  fut  reçu  avocat  en  la 
cour  du  Parlement,  où  il  fréquentait  ordinairement  le 
barreau,  qu'il  confessait  être  la  plus  belle  et  la  plus 
profitable  école  du  monde  ;  ne  perdait  aucune  des 
audiences  publiques,  et  y  prit  une  telle  tei[iture  que 
par  ses  livres  et  discours  on  peut  toujours  remarquer 
plusieurs  beaux  mots  et  termes  de  jurisprudence  et 
de  pratique  ;  et  continua  cet  exercice  pour  cinq  ou 
six  ans  entiers,  mais  prévoyant  que  le  chemin  qu'il 
fallait  tenir  pour  s'avancer  au  Palais  serait  long  et 
difficile,  pour  n'avoir  alliance  ni  connaissance  avec 
des  procureurs  et  solliciteurs  de  procès,  et  ne  pouvant 
s'abaisser  et  captiver  jusque-là  que  de  les  courtiser, 
caresser  'et  rechercher,  pour  être  par  eux  employé 
aux  affaires  —  tant  il  avait  l'àme  noble  et  généreuse  ! 
—  il  (juitta  celte  vacation  ».  Il  convient  cependant 
d'ajouter  que  le  séjour  de  Charron  au  barreau  de  Paris 
fut  assurément  moins  long  que  ne  le  prétend  La 
Kochemaillet  qui  parait  en  avoir  exagéré  l'impor- 
tance. Lorsqu'il  obtint  ses  grades,  en  1571,  Charron 
avait  déjà  atteint  la  trentaine,  ce  qui  était  tardif 
en  un  temps  où  on  les  accordait  très  pi'éiiiaiurémcnt 
et,  de  plus,  comme  nous  allons  le  voir,  il  devait  bien- 
tôt après  regagner  la  province,  ce  qui  ne  lai.sse  guère 
la  place  à  une  longue  présence  à  Paris. 
Auj)aravanl,  Charron  avait  pris  goût  au  charme  do 


218  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

la  parole  publique  :  il  lui  devait  quelques  succès  et, 
s'il  renonça  aisément  à  la  procédure  et  à  ses  subter- 
fuges, il  ne  put  se  résoudre  aussi,  facilement  au 
silence.  En  laissant  le  barreau,  il  étudia  la  théologie 
et  entra  dans  les  ordres,  avec  l'espoir  de  faire 
entendre  dans  l'église  une  voix  qui  ne  devait  plus 
retentir  au  Palais.  Comme  «  il  avait  la  langue  bien 
pendue  »,  ainsi  que  nous  l'apprend  La  Rochemaillei, 
Charron  «  s'exerça  à  la  prédication  de  la  parole  de 
Dieu  »,  et  aussitôt  il  y  «  acquit  une  merveilleuse 
réputation  entre  les  plus  doctes  de  ce  temps-là  ». 
C'est,  en  effet,  cette  faconde  naturelle,  ce  débit 
abondant  et  chaud  qui  devait  déterminer,  en  fin  de 
compte,  la  vraie  vocation  de  Charron  et  lui  valoir  les 
bonnes  fortunes  qui  marquèrent  les  débuts  de  sa  car- 
rière et  la  dirigèrent  définitivement.  Ses  prédications 
établirent  promptement  la  notoriété  première  de 
Charron,  et  si,  plus  tard,  la  renommée  du  penseur 
et  de  l'écrivain  a  surpassé  celle  de  l'orateur,  il  se- 
rait cependant  injuste  de  ne  pas  signaler  celle-ci. 

Charron  parut  alors  successivement  dans  la  plupart 
des  églises  de  Paris  et  obtint  partout  le  même  incon- 
testable succès.  Les  qualités  de  l'orateur  étaient  celles 
qui,  dans  la  suite,  devaient  faire  le  mérite  de  l'écri- 
vain :  l'aisance,  la  clarté,  l'ampleur  du  style,  une 
forme  relevée  et  sobre  mettant  en  valeur  une  pensée 
sûre  d'elle.  La  mode  était  encore,  surtout  dans 
l'éloquence  sacrée,  aux  développements  hors  de 
proportions,  aux  mouvements  exagérés,  entremêlant 
la  facétie  à  la  sécheresse.  Prédicateur  ou  écrivain, 
Charron  rompt  avec  cette  habitude  :  dans  ses  dis- 
cours, comme  dans  ses  livres,  il  établit  l'ordre  et  la 


CHARRON   PRÉDICATEUR    ET  POLÉMISTE.  219 

mesure,  classant  ses  idées  et  les  présentant  dans  leur 
suite  logique  et  naturelle.  Fut-il  véritablement  élo- 
quent? Force  nous  est,  sur  ce  point,  de  nous  en  tenir 
au  témoignage  des  contemporains  qui  l'affirment. 
Aucun  sermon  de  Charron  ne  nous  est  parvenu  dans 
son  texte  original,  mais  il  est  à  peu  près  certain  que 
les  Discours  chrétiens,  comme  ceux  intitulés  l'Octave 
du  Saint- Sacrement,  contiennent,  sous  la  forme  de 
dissertations  restées  oratoires,  les  éléments  des  prin- 
cipaux sermons  qu'il  avait  d'abord  prononcés  du  haut 
de  la  chaire.  Nous  connaissons  aussi  par  son  biogra- 
phe la  manière  dont  Charron  s'effor;ait  «  de  traiter 
les  points  de  doctrine  en  livres,  discours  et  sermons  ». 
Il  disait  que,  selon  la  diversité  de  l'esprit,  il  y  avait 
«  trois  façons  de  discourir  et  déclarer  en  public  se? 
conceptions  »  :  l'une  (jui  procède  par  étymologies 
et  distinctions  du  nom  et  de  la  chose,  définitions, 
divisions,  subdivisions,  causes,  effets  et  accidents  ; 
l'autre  par  le  «  recueil  des  opinion  ?  et  allégations  des 
dires  d'autrui,  avec  curieuse  cotation  des  lieux, 
livres  et  chapitres  »  ;  la  dernière  enfin  qui  p.'ocèdo 
par  discours  libre  et  relevé  et  qui  contient  à  peu  près 
en  substance  ce  que  les  deux  autres  sont,  mais  «  sans 
faire  semblant  »,  sans  s'assujettir  à  l'ordre  et  aux 
règles  en  usage.  Laissant  la  première  manière  à  la 
scolastique  et  à  l'enseignement,  abandonnant  la  se- 
conde aux  harangueurs  et  aux  prédicateurs  de  son 
temps,  (jui,  la  plupart,  ne  faisaient  «  ([u'enfiler  des 
allégations,  avec  fort  peu  ou  point  de  discours  »,  ne 
mettant  rien  d'eux-mêmes  dans  l'exposition,  c'est  la 
troisième  manière,  intelligente  ei  personnelle,  (jue 
Charroii  vouhiil  voir  établie  dans  la  chaire  chrétienne. 


220  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

Il  disait  de  cette  méthode  «  que  c'était  celle  qu'il  esti- 
mait le  plus  et  ceux  qui  faisaient  profession  de  la 
suivre;  qu'il  s'y  tenait  et  s'y  exerçait;  que,  pour 
celte  dernière  façon,  il  avait  l'antiquité  et  l'autorité 
pour  lui  ;  qu'il  était  en  outre  fondé  en  bonne  raison, 
parce  que  celte  manière,  étant  plus  généreuse,  tenait 
plus  du  jugement,  entendement  etimagination,  parties 
bien  plus  notables  et  héroïques  que  la  mémoire,  et 
enfin  qu'elle  était  plus  libre  et  plus  plaisante  et  pro- 
fitable aux  auditeurs  et  lecteurs,  et  à  celui  qui  en 
usait,  que  toutes  les  autres  ». 

Gomme  on  le  voit.  Charron  avait  une  juste  idée 
des  véritables  règles  de  la  parole  publique.  Abandon- 
ner ainsi  le  sec  dogmatisme  et  les  citations  d'autrui, 
c'était  ramener  l'éloquence  dans  sa  voie  naturelle, 
essayer  de  la  ranimer,  alors  que  de  toutes  parts  on 
cherchait  à  l'étouffer  sous  des  ornements  pesants  et 
empruntés.  Sans  doute,  dans  la  pratique  de  son  art, 
dans  ses  discours  comme  dans  ses  livres.  Charron 
renonce  moins  qu'il  ne  le  prétend  à  la  méthode  sco- 
lastique  ;  esprit  pondéré  et  mesuré,  l'ordre  didactique 
lui  plait  plus  qu'il  ne  l'avoue.  Mais,  c'élait  une  réac- 
tion salutaire  et  sage  que  garder  à  la  raison  sa  force 
en  lui  enlevant  son  aridité;  présenter  les  arguments 
dans  leur  suite  et  dans  leur  développement,  sans  les 
alourdir  de  réminiscences  étranges,  de  rapproche- 
menis  incongrus;  faire  régner  enfin  le  bon  sens  et  le 
bon  goût  là  où  dominait  encore  le  mauvais  ton  des 
allégories  saugrenues  et  des  argumentations  fantai- 
sistes. Son  jugement  ferme  et  droit  préserve  Charron 
des  exeniricilés  et  le  inainlienl  constamment  dans  la 
note  juste.  Plus  de  similitudes  discordantes,  d'indi- 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLEMISTE.       221 

gestes  souvenirs  puisés  partout.  Si  Charron  a  recours 
à  la  mythologie  et  à  l'antiquité,  il  met  en  bon  lieu  ce 
qu'il  leur  prend  et,  le  plus  souvent,  ajoute  ainsi  un 
attrait  à  sa  propre  pensée.  Ses  interi)ré!.ations  de 
l'Écriture  et  des  Pères  restent  sensées  et  ne  prêtent 
pas  à  rire  aux  dépens  de  ce  qu'elles  prétendent  ho- 
norer. Puis,  pour  exprimer  ce  qu'il  conçoit.  Charron 
sait  trouver  un  langage  approprié,  «  mâle,  nerveux 
et  hardi  »,  conservant  lui  aussi  l'exacte  proportion 
des  choses,  en  renouvelant  parfois  l'aspect  par  des 
tours  pittoresques  et  inattendus.  Enfin,  pour  faire  va- 
loir en  chaire  toutes  les  aptitudes  de  son  esprit.  Char- 
ron avait  par  surcroit  «  l'action  belle,  la  voix  forte, 
bien  intelligible  et  de  longue  durée.  » 

Dans  une  forte  page  de  son  traité  de  la  Sagesse, 
Charron  a  lui-même  parlé  avec  enthousiasme  de 
l'éloquence  et  de  ses  ressources  ;  on  y  sent  combien 
il  est  épris  de  cet  art  auquel  il  doit  ses  succès  les 
plus  immédiats  et  les  plus  émouvants.  «  L'éloquence, 
dit-il,  n'est  pas  seulement  une  clarté,  pureté,  élégance 
de  langage,  que  les  mots  soient  bien  choisis,  pro- 
prement agencés,  tombant  en  une  juste  cadence  ; 
mais  elle  doit  aussi  être  pleine  d'ornements,  de  grâ- 
ces, de  mouvements  ;  que  les  paroles  soient  animées, 
premièrement  d'une  voix  claire,  ronde  et  distincte, 
s'élevant  et  s'abaissant  peu  à  peu  ;  puis  d'une  grave 
et  naïve  action,  où  l'on  voit  le  visage,  les  mains  et 
les  membres  de  l'orateur  parler  avec  sa  bouche, 
suivre  de  leur  mouvement  celui  de  l'esprit,  et  repré- 
senter les  affections,  car  l'orateur  doit  vêtir  lo 
premier  les  passions  dont  il  veut  frapper  les  autres. 
Comme  Brasidas  tira  de  sa  propre  plaie  le  dard  dont 


222  MONTAIGNE   ET   SES   AMIS. 

il  tua  son  ennemi,  ainsi  la  passion,  s'élant  conçue 
en  notre  cœur,  se  forme  incontinent  en  notre  parole, 
car  elle,  sortant  de  nous,  entre  en  autrui  et  y  donne 
semblable  impression  que  nous  avons  nous-mêmes, 
par  une  subtile  et  vive  contagion.  Par  là  se  voit 
qu'une  fort  douce  nature  est  mal  propre  à  l'éloquence, 
car  elle  ne  conçoit  pas  les  passions  fortes  et  coura- 
geuses telles  qu'il  les  faut  pour  animer  bien  l'oraison, 
tellement  que  quand  il  faut  déployer  les  maîtresses 
voiles  de  l'éloquence  en  une  grande  et  véhémente 
action,  ces  gens-là  demeurent  beaucoup  au-dessous... 
Mais,  étant  aussi  vigoureuse  et  garnie  de  ce  qu'a  été 
dit,  elle  ne  mène  pas  seulement  l'auditeur,  mais  elle 
l'entraine,  règne  parmi  les  peuples,  s'établit  un  vio- 
lent empire  sur  les  esprits.  »  C'est  bien  là  le  langage 
de  quelqu'un  qui  connaît  les  secrets  du  métier  et 
prend  plaisir  à  en  user.  Faut-il  y  voir  aussi  un  por- 
trait ?  D'habitude,  en  traçant  la  peinture  idéale  d'un 
art  auquel  on  s'adonne  soi-même,  on  met  dans  le 
tableau  le  plus  qu'on  peut  de  ses  propres  traits,  à  son 
insu  ou  autrement.  Doit-on  voir  Charron  de  la  sorte 
et  chercher  ses  qualités  d'orateur  parmi  celles  qu'il 
dénombre  aussi  complaisamment  ?  Peut-être.  S'il  ne 
paraît  pas  avoir  été  ordinairement  l'homme  éloquent 
(jui  «  régne  parmi  les  peuples  »,  il  y  eut  un  moment 
—  troublé,  il  est  vrai,  —  où  sa  parole  sembla  trop 
entraînante,  pour  qu'on  la  laissât  résonner  librement 
aux  oreilles  de  la  foule. 

Tandis  que  Charron  prêchait  dans  une  église  de 
Paris,  l'église  Saint-Paul,  il  y  fut  entendu  par  l'évê- 
quc  de  Bazas,  le  savant  et  pieux  Arnaud  de  Pontac, 
en  1571,  nous  dit  La  Rochemaillet,  mais  postérieure- 


CHARRON   PREDICATEUR   ET   POLEMISTE.  223 

ment  sans  doute,  car,  à  cette  date,  Arnaud  de  Pontac 
se  trouvait  à  Rome  en  qualité  de  proionotaire  à  la 
suite  de  notre   ambassadeur  et   n'obtint  qu'un  peu 
plus  tard  l'évéché  de  Bazas.  Prélat  docte,  aussi  ami 
des  lettres  profanes  que  des  lettres  sacrées,  Arnaud 
de  Pontac  était  bien  fait  pour  comprendre  et  pour 
goûter  l'éloquence  de  Charron  en  ce  qu'elle  avait  de 
nerveux  et  de  serré.  Ce  furent  les  instances  de  l'évê- 
que  de  Bazas  qui  persuadèrent  à  l'orateur  parisien 
de  quitter  le  lieu  de  sa  naissance  et  d'accompagner 
son  protecteur  dans  un  diocèse  où  il  semble  que  le 
culte  de  la  métaphore,  risquée  et  prétentieuse,  fut 
plus  en   honneur   alors    que    partout    ailleurs.    Ici 
commence  un   long  séjour  de  Charron  dans  le  sud- 
ouest  de  la   France,   un    éloignement  de   Paris  qui 
devait  se  prolonger,  nous  apprend  son   biographe, 
pendant   dix-sept  ou  dix-huit  ans.    On  ne    saurait 
suivre  Charron   pas    à  pas,   là  où  h;    conduit   son 
humeur  un  peu  aventureuse,  ni  marquer  les  étapes 
successives  et  les  arrêts  de  sa  marche.  Il  prêche  à 
Saintes,    à   Bordeaux,    à  Bazas,    et   dans   beaucoup 
d'autres  villes  de   la  Gascogne  et  du  Languedoc  et 
partout  sa  voix  se  fait  entendre  avec  le  même  succès. 
Séduits  par  son  talent  de  parole,  plusieurs  évêques 
lui  offrent  des  places  de  chanoine  dans  leur  chapitre 
et  y  ajoutent  encorcï  des  avantages,  dons,  dignités  ou 
bénéfices.  Il  a  été  ainsi  théologal  de  Bazas,   de  Dax, 
de  Lectoure,  d'Agen,   de   Cahors  et  de  Condom.  De 
plus  grands  personnages  encore  apprécient  Charron 
et  lui  témoignent  leurs  faveurs  ;  un  moment,   il   fut 
de  la  suite  du  cardinal  d'Armagnac,  légat  du  Saint- 
Siège  à  .Avignon  et  protecteur  éclairé  des  lettres  en 


â24  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

France  comme  en  Italie.  Enfin,  '  la  réputation  de 
Charron  parvint  jusqu'à  la  petite  cour  du  roi  de 
Navarre,  si  brillante  et  si  vivante,  malgré  les  dissen- 
timents des  deux  époux.  Marguerite  de  Valois  le 
voulut  pour  son  prédicateur  ordinaire,  et  quoique 
réformé,  le  roi  Henri  ne  dédaigna  pas  de  venir  parfois 
entendre  les  sermons  de  l'orateur  catholique.  S'il 
ne  convertit  pas  le  prince,  Charron  le  charma  quel- 
ques fois,  et,  bien  que  prédicateur  en  titre  de  l'épouse 
légitime,  il  sut  se  ménager  les  bonnes  grâces  de  la 
favorite,  la  comtesse  de  Guissen,  cette  belle  Corisande, 
à  laquelle  il  songea,  plus  tard,  pour  lui  dédier 
la  Sagesse. 

Mais,  c'est  à  Bordeaux  que  Charron  semble  avoir 
séjourné  alors  le  plus  volontiers,  comme  il  séjournera 
dans  la  suite  à  Cahors  ou  à  Condom,  et  c'est  Bordeaux 
qui  fut  le  centre  de  ses  déplacements.  Il  appartenait 
d'ailleurs  au  chapitre  de  l'église  primatiale  en  qualité 
de  chanoine  et  de  maître  d'école  ou  écolàtre.  Dès 
1576,  le  chapitre  de  Saint  André  l'avait  élu  pour 
chanoine,  et,  peu  après  son  installation,  l'archevêque 
le  nommait  à  l'écolàtrerie,  vacante  par  la  démission 
de  Michel  Guerry  et  dont  Charron  s'empressait  de 
prendre  possession.  '  Tandis  que  le  chanoine  théolo- 
gal d'un  chapitre  avait  pour  mission  de  prêcher  et 
d'enseigner  la  théologie,  le  maître  d'école  ou  écolàtre 
était  prébende  pour  enseigner  gratuitement  la  philo- 
soi)hie  et  les  humanités  h  des  écoliers  pauvres  ou 
même  à   ses  confrères.   Sa  dignité   lui  conférait  en 

1.  Le  chanoine  Allain,  Inventaire  sommaire  des  archives 
de  l'archevêché  de  Bordeaux  antérieures  à  1789,  p.  497  et  525. 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLEMISTE.  225 

outre  cerlains  droits  de  surveillance  sur  les  chanoi- 
nes mineurs  et  une  juridiction  sur  les  écoles  ecclésias- 
tiques de  la  ville  épiscopale.  Telles  étaient  ces 
fonctions  qui  devaient  agréer  à  Charron,  en  lui 
permettant  défaire  valoir  la  science  qu'il  avait  acquise 
aux  universités  de  droit. 

On  voit,  en  cette  qualité  de  maître  d'école  et  comme 
délégué  du  chapitre  de  Bordeaux,  Charron  assister  au 
concile  provincial,  assemblé  dans  cette  ville,  en 
novembre  1582,  par  l'archevêque  Prévost  de  Sansac, 
pour  combattre  les  progrès  de  l'hérésie  et  veiller  à 
la  conservation  de  la  discipline  ecclésiastique  *.  C'est 
aussi  vers  cette  époque,  —  fait  plus  important  et  plus 
digne  de  remarque,  —  que  Charron  connut  pour  la 
première  fois  Michel  de  Montaigne,  dont  les  Essais 
venaient  d'établir  la  gloire.  Il  n'est  pas  vraisemblable, 
en  effet,  que  Charron  ait  pu  rencontrer  auparavant 
celui  qui  devait  avoir  tant  d'action  sur  son  esprit. 
Retiré  dans  ses  terres  et  préparant  son  livre,  Montai- 
gne ne  vécut  guère  alors  à  Bordeaux;  puis,  le  voyage 
qu'il  entreprit  à  travers  l'Allemagne,  la  Suisse  et 
l'Italie,  l'éloigna  encore  assez  longtemps  de  son 
pays  natal.  Mais,  au  retour,  Montaigne  devaitvse 
trouver,  comme  on  le  sait,  investi  de  hautes  fonc- 
tions municipales,  à  lui  décernées  pendant  son  absence 
par  ses  concitoyens  et  qui  allaient  lui  imposer  de  plus 
fréquents  séjours  à  Bordeaux.  Tandis  que  Montaigne 
était  maire  de  cette  ville,  Charron  faisait  partie  du 
chapitre  de  l'église  cathédrale  et  il  n'est  pas  impossible 

1.  Archives  historiques  du  dcpartemcnt  de  la  Gironde,  t. 
XIII,  p.  347. 

MONTAIGNE  II.  15 


226  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

que  les  devoirs  de  leur  charge  aient  mis  en  contact 
ces  deux  hommes  si  bien  faits  pour  s'apprécier 
mutuellement. 

Le  premier  trait  connu  de  leur  liaison  est  cepen- 
dant postérieur  de  quelques  années.  Montaigne  n'était 
plus,  maire  alors  et  son  office  avait  pris  fin  au  milieu 
de  circonstances  lamentables.  La  peste  sévissait  à 
Bordeaux  avec  une  telle  violence  que,  manquant  en 
cela  d'héroïsme,  Montaigne  et  sa  famille  vivaient  aux 
champs  pour  éviter  la  contagion.  Craignant  eux  aussi 
de  montrer  trop  peu  de  courage  aux  jours  de  péril, 
les  chanoines  de  Bordeaux  avaient  pris  leurs  précau- 
tions à  cet  égard,  et,  afin  que  les  cérémonies  ne  souf- 
frissent pas  en  temps  de  fléau,  ils  avaient  obtenu,  dès 
1527,  l'institution  de  quatre  chanoines  semi-prében- 
dés  astreints  à  une  résidence  rigoureuse  et  qui,  par 
défense  spéciale,  ne  pouvaient  s'absenter  pendant 
les  pestes.  C'est  là,  sans  doute,  ce  qui  empêcha  le 
service  de  Dieu  de  chômer  pendant  l'épidémie  de  i  385, 
particulièrement  longue  et  terrible'.  Le  mal  n'avait 
pas  tardé  à  se  répandre  dans  les  campagnes  et  assié- 
geait Montaigne  dans  ses  terres  aussi  étroitement 
qffi'il  l'eût  pu  faire  à  Bordeaux.  Celui-ci  en  suivait  les 
ravages,  dans  sa  solitude  ;  puis,  quand  les  dangers 
diminuèrent  et  qu'il  se  reprit  à  espérer,  il  profita  de 
sa  retraite  pour  lire  et  méditer  de  nouveau.  Par  une 
coïncidence  assez  curieuse,  lorsqu'il  fallut  plus  tard 

1.  Cette  peur  du  fléau  était  générale.  Tandis  que  Jean  de 
Serres,  le  futur  historiographe,  était  pasteur  à  Jussy,  près  de 
Genève,  comme  il  revenait  de  cette  ville  où  la  peste  sévissait, 
ses  ouailles  ne  voulurent  point  Taccueillir  pour  prêcher,  de 
crainte  de  la  contagion  (Dardier,  /.  de  Serres,  p.  12). 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLEMISTE.       227 

faire  face  par  des  contributions  extraordinaires  aux 
dépenses  de  l'année  de  la  grande  contagion,  le  cha- 
pitre désigna  Pierre  Charron  pour  offrir  aux  jurats 
une  somme  de  cent  écus  et  stipuler  en  même  temps 
d'expresses  réserves,  au  nom  des  chanoines  exempts 
d'impositions  et  de  levées  ;  ce  qui  eut  lieu  le  8  juil- 
let 1588'. 

C'est  précisément  dans  le  temps  de  calme  qui  sui- 
vit immédiatement  ces  fortes  alarmes  que  Charron, 
fut,  à  Montaigne,  l'hôte  de  l'illustre  châtelain.  Un 
livre  nous  a  transmis,  comme  on  l'a  déjà  vu,  le  sou- 
venir et  la  date  de  ce  séjour.  Sur  le  titre  d'un  Caté- 
chisme de  Bernardino  Ochino,  qui  porte  la  signature 
de  Montaigne  se  trouve  aussi  celle  de  Charron  qui  a 
écrit  encore  de  sa  main  :  «  Ex  dono  dicti  domini 
de  Montaigne,  in  sua  castello,  2  julii,  amio  1586.  » 
Les  relations  entre  les  deux  philosophes  étaient  donc 
cordiales  déjà  à  cette  date,  puisque  l'un  d'eux,  non 
content  d'offrir  à  l'autre  l'hospitalité  de  sa  maison, 
choisissait  aussi  sur  les  rayons  de  sa  bibliothèque  un 
présent  digne  d'agréer  à  son  docte  commensal.  Au 
reste,  l'ouvrage  n'était  guère  orthodoxe,  et  prouve 
aussi  bien  la  curiosité,  l'indépendance  d'esprit  des 
deux  amis  que  leurs  bons  rapports.  Le  livre  que 
Montaigne  offrait  à  Charron,  et  que  celui-ci  s'empres- 
sait d'accepter,  était  l'un  des  derniers  produits  de 
Bernardino  Ochino,  ce  prédicateur  capucin,  qui,  de 
général  de  son  ordre,  devint  l'un  des  plus  éloquents 
propagateurs  de  la  Réformation.  Nature  ardente,  plus 
prompte  que  mesurée  dans  la  décision, Ochino  s'efforce 

1.  Archives  historiques  de  la  Gironde,  t.  XIII,  p.  47C. 


228  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

de  donner  en  abrégé,  dans  cet  ouvrage,  tout  ce  qu'il 
est  nécessaire  à  un  chrétien  de  croire  et  de  pratiquer. 
Remontant  jusqu'à  la  preuve  même  de  l'existence  de 
l'homme,  il  lui  dit  :  «  S'il  te  semble  que  tu  es,  il  est 
impossible  que  tu  ne  sois  pas,  car  à  qui  n'est  pas, 
rien  ne  semble  ».  Puis  il  bâtit  un  système  complet,  à 
moitié  philosophique,  à  moitié  religieux,  ratiocinant 
et  croyant,  entremêlant  le  sens  commun  et  le  dogme, 
sorte  de  compromis  oîi  s'entrechoquent  la  foi  et  le 
libre  examen.  Là  sont  exposés  et  discutés,  avec  une 
ardeur  que  l'âge  n'avait  pu  refroidir,  tous  les  griefs 
adressés  par  les  novateurs  au  catholicisme  et  à  son 
chef.  Montaigne  paraît  avoir  eu  quelque  goût  pour  la 
verve  plus  entraînante  qu'érudite  de  Bernardino 
Ochino,  car  sa  bibliothèque  renfermait  d'autres  livres 
du  même  auteur.  En  offrant  l'un  d'eux  à  Charron,  il 
agissait  sans  doute  à  bon  escient,  et  n'ignorait  pas 
que  l'ouvrage  méritait  de  retenir  l'attention  d'un 
théologien  curieux  de  bien  connaître  ses  adversaires 
pour  les  mieux  combattre  au  besoin.  Il  se  peut  aussi 
que  Charron  ait  fait  part  à  son  hôte  du  projet  déjà 
formé  dans  son  esprit  de  concilier  dans  une  même 
doctrine,  la  foi  religieuse  et  la  sagesse  humaine.  En 
ce  cas,  le  don  du  Catéchisme  eût  été  mieux  encore 
en  situation,  et  ce  livre  devait  montrer  à  Charron 
comment  d'autres  avant  lui  avaient  compris  et  exécuté 
son  dessein. 

Faut-il  conclure  de  ce  fait  que  l'influence  de  Mon- 
taigne ait  été  dès  lors  prépondérante  sur  Charron  ? 
Je  ne  le  pense  pas.  En  admettant  que  l'action  de  l'un 
sur  l'autre  ait  jamais  été  aussi  pressante  que  celle 
d'un  maître  sur  son  disciple,  —  ce  qui  reste  à  exa- 


CHARRON   PRÉDICATEUR  ET  POLÉMISTE.  229 

miner  et  à  prouver,  —  ce  ne  fut  certainement  pas  à 
cette  date.  S'il  est  démontré  que  Charron  trouva  du 
charme  au  commerce  de  Montaigne,  il  est  non  moins 
certain  qu'il  n'en  sut  guère  alors  tirer  de  profit.  Ainsi 
que  nous  Talions  voir,  sa  conduite  dans  les  affaires 
du  temps  ne  s'inspira  nullement  de  la  modération  que 
lui  prêchait  l'exemple  de  Montaigne  ;  et,  d'autre  part, 
l'esprit  de  Charron,  encore  mal  assuré,  penchait  tout 
particulièrement  en  ce  moment  vers  les  rigueurs  de 
l'ascétisme  religieux  :  toutes  choses  qui  montrent 
combien  le  prétendu  disciple  était  éloigné  du  calme  si 
philosophique  du  maître. 

A  la  fin  de  1588,  Charron  quittait  Bordeaux  avant 
que  Montaigne  y  rentrât  lui-même  au  retour  d'un  sé- 
jour assez  prolongé  dans  le  nord  de  la  France.  Il  sem- 
ble que  Charron  ait  alors  abandonné  cette  ville  sans 
trop  de  regrets  et  peut-être  aussi  sans  esprit  de  re- 
tour. Avant  son  départ,  en  effet,  il  résignait  sa  digni- 
té d'écolàtre  de  l'église  primatiale  de  Bordeaux  au 
profit  d'Henri  des  Aiguës,  et  recevait,  en  échange,  la 
dignité  de  chantre  dans  l'église  cathédrale  de  Condom, 
précédemment  occupée  par  des  Aiguës  '.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Charron  se  rendait  à  Saintes,  puis  à  Angers, 
pour  y  l'aire  quelques  prédications,  et  de  là  il  espérait 
gagner  Paris,  où  il  n'était  pas  revenu  depuis  plusieurs 
années.  Mais  les  temps  étaient  alors  singulièrement 
troublés,  puisqu'en  juillet  1588  on  avait  pu,  sans  rai- 
sons, conduire  à  la  Bastille  Montaigne,  tout  occupé 
d'une  édition  nouvelle  des  E.ssais.  Et  la  parole  de  Dieu 

I.  Le, chanoine  Allaiii,  Incoitaire  f^ommairc  de!>  archives  de 
l' archevêché  de  Bordeaux  antérieures  à  1789,  p.  298. 


230  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

elle-même, habilement  commentée  à  l'usage  de  la  foule, 
commençait  à  avoir,  dans  le  désarroi  général,  un 
étrange  pouvoir  sur  les  masses. 

Quand  Charron  débarqua  à  Angers,  les  passions, 
bien  qu'en  effervescence,  y  étaient  moins  surexcitées 
qu'à  Paris.  Pourtant,  comme  à  Paris,  les  partisans 
du  roi  s'y  faisaient  de  plus  en  plus  rares  à  mesure 
que  celui-ci  inclinait  davantage  vers  Henri  de  Navarre, 
et  la  Ligue,  au  contraire,  gagnait  chaque  jour  du  ter- 
rain. C'est  sur  ces  entrefaites  que  le  roi  se  décida  à 
convoquer  à  Blois  les  États  généraux.  A  Angers,  ainsi 
que  dans  la  plus  grande  partie  du  royaume,  les  élec- 
tions furent  nettement  favorables  aux  Ligueurs.  Char- 
ron s'y  trouvait  au  moment  où  l'assemblée  des  États 
s'ouvrait  à  Blois  ;  il  y  prêchait  alors  à  l'église  Saint- 
Julien.  Les  Angevins  firent  des  prières  publiques  et 
des  processions  à  cette  occasion,  et  Charron  pro- 
nonça, dans  l'église  Saint-Pierre,  «  un  sermon  |)lein 
de  grande  doctrine...  à  raison  que  ladite  église  de 
Saint-Julien  était  trop  petite  ».  Si  l'on  en  croit  un 
'chroniqueur  contemporain,  les  succès  de  Charron 
étaient,  en  effet,  retentisssants  et  les  gens  doctes  le 
regardaient  comme»  le  plus  grand  prédicateur  de 
France  ».^  Il  continua  donc  ses  discours  devant  la 
même  affluence  d'auditeurs,  et,  trois  jours  durant,  les 
lundi,  mardi  et  mercredi,  il  prêcha  à  Saint-Julien,  où 
le  Saint-Sacrement  était  exposé,   et  où  le  peuple  se 

1.  Journal  de  Jean  Louvet,c\erc  au  greffe  civil  du  siège  prési- 
dial  dWngers,  dans  la  Revue  de  l'Anjou  et  du  Maine-et-Loire, 
3*  année,  t.  II  (1854),  p.  137  et  ICI.  —  Voy.  aussi  Ernest 
Mourin,  la  Réforme  et  la  Ligue  en  Anjou,  1888  (2' édition),  p. 
296. 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLÉMISTE.  231 

rendait  en  foule  pour  Tentendre.  Mais  les  événements 
ne  tardèrent  pas  à  devenir  plus  graves  et  à  porter  à 
son  comble  l'émotion  populaire  en  l'animant  contre 
le  roi. 

Pour  se  soustraire  à  la  toute-puissante  tyrannie  des 
Guises,  Henri  III  s'était  brusquement  décidé  à  faire 
assassiner  les  deux  frères  devant  les  États  assemblés, 
et  ce  coup  terrible  porté  au  parti  de  la  Sainte-Union 
avait  bientôt  retenti  par  toute  la  France,  excitant  les 
passions  et  réveillant  les  haines.  Il  semble  que  Char- 
ron ait  assisté  de  inoins  près  que  Montaigne  à  ce  san- 
glant épisode,  mais  son  esprit  était  mieux  disposé  que 
celui  de  Montaigne  à  en  ressentir  la  commotion.  Il 
n'est,  en  effet,  pas  démontré  que  Charron  se  soit  ja- 
mais trouvé  à  Blois,  comme  Montaigne,  au  moment 
des  États,  et,  en  tous  cas,  on  ne  saurait  le  conclure 
de  ce  fait  que  sa  signature  figure  à  la  fin  de  deux  re- 
gistres de  comptes  conservés  actuellement  aux  Archi- 
ves nationales  (G^  21  et  731)  et  contenant,  l'un  le 
Compte  de  la  recepte  generalle  des  décimes  ordi- 
naires payables  en  Vannée  15(S8,  l'autre  le  Compte 
particulier  des  frais  du  voyage  et  retour  de  messieurs 
les  prelatz  et  depputez  du  clergé  assemblez  en  corps 
d' Estât  en  la  ville  de  Bloys,  en  Vannée  1588  ;  car 
c'est  seulement  huit  ans  après  que  Charron  les  a  exa- 
minés et  paraphés  l'un  et  l'autre,  en  sa  qualité  de 
membre  de  l'assemblée  du  clergé  de  1590. 

Cependant,  après  ses  premières  prédications.  Char- 
ron s'absenta  d'Angers,  mais  pour  se  rendre  à  Paris, 
non  à  Blois,  essayer  d'accomplir  un  vœu  qui  lui 
tenait  alors  particulièrement  au  cœur.  Cette  absence, 
qui  né  parait  pas  avoir  été  longue,  fut  inspirée  par 


232  MONTAIGNE    ET   SES   AMIS. 

d'importantes  raisons  intimes  que  nous  essaierons 
dans  la  suite  d'analyser  en  détail.  Quoi  qu'il  en  soit, 
en  rentrant  à  Angers,  —  il  y  était  de  nouveau  au 
commencement  de  février  loS'J,  —  Charron  y  trouva 
les  habitants  bien  plus  en  émoi  qu'auparavant,  et  lui- 
même  rapportait  sans  doute  de  son  voyage  une 
ardeur  de  prosélytisme  accrue  autant  par  ses  propres 
convictions  religieuses  que  par  la  passion  politique 
qui  échauffait  alors  tout  Paris.  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  le  jeter  dans  le  parti  de  la  Ligue.  A 
la  suite  du  meurtre  du  duc  de  Guise,  Angers  n'avait 
pas  tardé  à  se  prononcer  contre  le  roi  de  France  et 
avait  décidé  «  qu'il  fallait  jurer  l'union  comme  avaient 
fait  ceux  de  Paris  et  les  princes,  et  que  tous  les 
huguenots,  hérétiques  et  soupçonnés  sortissent  et 
fussent  chassés  de  la  ville,  et  en  avertir  les  princes 
catholiques  ».  Ces  sentiments  étaient  encore  attisés 
par  les  prédicateurs  qui  vantaient,  du  haut  de  la 
chaire,  la  résistance  au  roi  légitime.  Charron  fut  au 
nombre  de  ceux-ci  et  prêcha  dans  l'église  Saint- 
Maurille,  un  carême  assez  subversif,  si  bien  que, 
quand  le  duc  d'Aumont  reprit  possession  de  la  ville 
rebelle  au  nom  de  Henri  111,  il  s'empressa  de  châtier 
les  coupables  et  de  rechercher  les  orateurs  qui 
avaient  prôné  la  révolte,  leur  faisant  défense  de  réci- 
diver «  sous  peine  de  punition  corporelle.  »  Charron 
fut  alors  «  inhibé  de  prêcher  et  mis  en  arrêt  par  la 
ville  »,  ainsi  qu'il  nous  l'apprend  lui-même.  Pourtant 
la  parole  lui  fut  rendue  assez  promptement  :  «  J'ai 
permission  maintenant  de  prêcher,  écrit-il  le  12  mai 
1589  à  son  ami  La  Rochemaillet,  et  je  fus  restitué 
hier  en  la  chaire,  jour  de  l'Ascension  ;  mais  l'arrêt 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET    POLÉMISTE.  233 

dure  encore  :  je  n'ai  pu  obtenir  congé  de  m'en  aller.» 
Il  est  vrai  que  l'orateur  n'avait  pas  tardé  à  se  sou- 
mettre :  prêchant,  le  jour  de  Pâques,  dans  Téglise 
Saint-Maurice,  devant  le  duc  d'Aumont  et  ses  princi- 
paux officiers.  Charron  ne  craignit  pas  de  se  rétracter, 
au  dire  des  chroniqueurs  angevins. 

Cela  suffit  apparemment  pour  qu'on  lui  permit  de 
reprendre  la  parole,  et  son  silence  ne  dura  guère 
que  quarante  jours,  puisqu'il  put  se  faire  entendre 
pour  la  fête  de  l'Ascension.  Mais  les-  ligueurs  ne 
virent  pas  sans  amertume  ce  qu'ils  regardaient  comme 
une  défection.  On  ne  manqua  pas  de  comparer  la 
conduite  de  Charron  à  celle  des  prédicateurs  qui  per- 
sistèrent dans  une  attitude  intransigeante.  On  lit  à  ce 
propos  parmi  les  Doléances  des  vrais  catholiques 
captifs  et  asservis  eîi  la  ville  d'Angers  '  :  «  Le 
dimanche  de  Pâques  est  fait  commandement  par  ce 
détestable  (le  duc  d'Aumont)  à  tous  prédicateurs 
d'exciter  le  peuple  à  recommander  le  roi  et  louanger 
sa  débonnaireté  qui  est  nulle  ;  qui  fut  cause  que  les 
prédicateurs  aimèrent  mieux  se  taire  que  de  fausser 
leur  conscience.  Vrai  est  que  Monsieur  Charron, 
duquel  nous  faisions  grand  état,  nous  trompa  fort, 
car  il  cxtolla  jusqu'au  tiers  ciel  le  roi,  d'Aumont  et 
les  gouverneurs  et  remercia  publiquement  le  prétendu 
et  supposé  évéque  Miron.  Les  autres  se  sont  retirés 
secrètement  d'ici  pour  éviter  les  embûches  qu'on  leur 
avait  dressées.  »  Si  Charron  répugnait  à  la  fuite,  il 
aurait    cependant  désiré   quitter    Angers  ;    mais   sa 

1.  Paris,  Guillaume  Bichon,  1.589,  petit  iti-S^de  30  p.,  p.  16 
(Bibliothèque  iialiotiale,  caijiiict  des  niaïuiscrits,  CQllectjon 
Fontanieu,  t.  394j. 


234  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

palinodie  ne  lui  avait  donné  qu'une  liberté  relative  : 
celle  de  parler,  non  celle  de  partir.  Il  ne  put  sortir 
d'Angers  qu'à  la  fin  du  mois  d'août  ;  auparavant,  un 
fait  grave  était  survenu  :  par  un  retour  des  choses, 
le  meurtrier  du  duc  de  Guise  périssait,  le  5  août, 
sous  le  poignard  d'un  assassin,  donnant  ainsi  à  la 
Ligue  une  force  et  des  espérances  nouvelles. 

Est-il  possible  de  démêler,  au  milieu  de  ces  évé- 
nements si  divers,  les  véritables  sentiments  de 
Charron  et  les  mobiles  de  sa  conduite  ?  Si  la  fougue 
de  ses  convictions  le  poussa  dans  la  Ligue,  il  n'en 
partagea  jamais  toutes  les  colères  et  n'en  épousa  pas 
toutes  les  rancunes.  La  véhémence  de  son  improvisa- 
tion l'entraîna  parfois  à  des  écarts  de  langage  dans 
lesquels  il  sut  ne  pas  persévérer  outre  mesure.  Et, 
en  ce  temps  où  la  chaire  catholique  retentissait  par- 
tout d'imprécations  et  de  menaces,  il  se  peut  ({ue, 
malgré  la  chaleur  de  son  débit,  la  parole  de  Charron 
ait  été  l'une  des  plus  modérées  de  celles  qui  se 
faisaient  entendre  alors.  Il  reprit  assez  vite  possession 
de  lui-même  pour  juger  sainement  les  hommes  et  les 
choses  ;  il  distingue  les  violences  des  adversaires  en 
présence  et  elles  l'oflusquent  de  part  et  d'autre.  Le 
libelle  intitulé  Le  Martire  des  deux  frères,  que  les 
ligueurs  lancent  contre  le  roi,  lui  semble  «  assez 
bien  fait,  mais  trop  injurieux.  »  Il  apprécie  aussi 
nettement  la  Déclaration  par  laquelle  le  roi  riposte 
au  duc  de  Mayenne,  qu'il  trouve  encore  «  bien  faite, 
mais  pleine  de  menteries  grossières  et  impostures  que 
les  chambrières  y  voient.  »  Ici,  le  ligueur  montre 
ce|)endant  le  bout  de  son  oreille.  Bientôt  il  se  jugera 
lui-même  avec  équité  et  confessera  son  erreur.  «  Un 


CHARRON   PRÉDICATEUR   ET   POLÉMISTE.  235 

temps  a  été,  disait  Charron  en  s'analysant  dans  une 
lettre,  adressée  en  avril  1589  à  un  docteur  de  Sor- 
bonne  et  où  il  conchu  qu'il  n'est  permis  ni  loisible 
à  un  siojet,  pour  quelque  caicse  et  raison  que  ce 
soit,  de  se  ligicer,  bander  et  rebeller  contre  son  roi, 
un  temps  a  été  que  je  marchandais  être  de  la  Ligue 
et  y  ai  mis  un  pied  dedans,  car,  en  vérité,  je  n'en 
fus  jamais  du  tout,  ni  résolument  ;  voire  leurs  actions 
m'ont  outrément  offensé.  Ce  qui  m'y  avait  poussé 
était  principalement  le  fait  de  Bluis  qui  m'a  fort 
affligé,  non  pour  une  autre  raison  que  pour  le  défaut 
que  je  trouvais  en  la  manière  et  procédure  de  l'exé- 
cution. Or,  ce  grand  bouillon  de  colère  et  indigna- 
tion étant  aucunement  refroidi,  là-dessus  ayant  ouï 
parler  des  gens  de  toutes  sortes,  consultant  à  part 
moi  souvent  de  ce  qu'en  conscience  il  en  faut  tenir 
et  croire,  enfin,  je  me  suis  aperru  le  bien  changé, 
car  j'ai  trouvé  premièrement  douteux,  puis  mauvais, 
finalement  horrible,  puis  abominable  ce  qui  aupara- 
vant me  semblait  non  seulement  tolérable,  mais  bon 
et  expédient,  et  suis  venu  à  avoir  grosse  honte  de 
moi-même,  pitié  et  compassion  des  autres  que  je 
voyais  encore  tremper  en  mon  erreur.  Et  recherchant 
pourquoi  je  m'étais  ainsi  égaré,  vu  que  je  savais  bien 
auparavant  ce  qui  m'a  fait  revenir  et  me  dédire,  j'ai 
trouvé  que  c'était  la  passion  et  la  rage  et  que  j'avais 
été  en  (|uel({ue  opinion  de  ligue,  j'étais  toujours 
comme  en  colère,  en  fièvre  et  émotion  continue,  dont 
j'ai  bien  appris  à  mes  dépens  qu'il  est  impossible 
d'être  ému  et  sage  tout  ensemble.  »  Au  surplus,  les 
sentiments  religieux  de  Charron  étaient,  à  ce  moment 
là,   particulièrement  éveillés.    Cependant,    persister 


236  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

davantage  dans  la  répulsion  des  huguenots  eût  été 
tout-à-fait  inexcusable  de  la  part  de  celui  qui  avait 
reçu  des  égards  du  roi  de  Navarre  et  qui  savait 
combien  cet  hérétique  mettait  de  bienveillance  et  de 
loyauté  dans  ses  procédés.  Témoin  de  tant  de  bonne 
grâce,  Charron  ne  pouvait  pas  voir  d'un  trop  mau- 
vais œil  les  succès  du  Béarnais,  quitte,  comme  Mon- 
taigne, à  s'en  confesser,  plus  tard,  à  son  curé. 

Mais  le  sentiment  qui  se  fait  le  mieux  jour  alors 
dans  le  langage  de  Charron,  c'est  la  lassitude  et  le 
désir  de  repos.  «  L'agitation  publique  m'afflige  fort 
telle  qu'elle  est,  écrit-il  à  La  Rochemaillet,  j'ai  envie 
de  me  cacher  en  quelque  coin  ».  Peut-être  craignait-il 
de  s'élre  compromis,  car  il  éprouve  le  besoin  de  se 
disculper  et  d'expliquer  son  état  d'esprit.  «  Par  la 
grâce  de  Dieu,  écrit-il  encore  en  parlant  des  troubles 
du  temps,  quant  à  mon  particulier,  j'en  ai  bon  mar- 
ché, au  regard  de  tant  d'autres  ;  mais  les  secousses 
et  atteintes  qu'en  reçoit  et  souffre  mon  imagination 
sont  telles  que  tout  le  reste  qui  est  en  moi  en  vaut 
beaucoup  moins.  Il  semble  que  ce  n'est  pas  la  raison 
d'en  être  du  tout  exempt,  si  voudrais-je  être  caché 
en  quelque  coin,  pour  n'entendre  rien  qu'après  tout 
fait,  et  puis  que  l'on  m'en  fit  des  comptes  ». 

Où  Charron  ira-t-il  chercher  cette  solitude  après 
laquelle  il  soupire  tant?  Un  véritable  disciple  de 
Montaigne  ne  s'en  fut  guère  embarrassé,  car  l'exemple 
du  maître  était  un  modèle.  Il  se  fut  retiré  aux  champs, 
en  un  logis  clos  aux  bruits  du  dehors,  et,  faisant  sa 
compagnie  habituelle  de  quelques  livres  et  de  lui- 
même,  lisant  et  méditant  tour  à  tour,  il  eût  regardé 
fuir  les  heures  dans   un  repos  paisiblement  occupé. 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLEMISTE.       237 

Ce  n'est  pas  à  cela  que  Charron  se  résolut.  Sans 
doute  l'existence  agitée  du  prédicateur  l'avait  mal 
préparé  aux  charmes  de  la  vie  solitaire  et  de  l'ana- 
lyse intime  ;  le  développement  oral  des  dogmes  de  la 
religion,  leur  affirmation  répétée  avait,  d'autre  part, 
exalté  sa  foi.  Son  état  d'esprit  était  trop  agité  pour 
que,  partagé  peut-être  à  cette  heure  entre  sa  raison 
et  sa  croyance,  il  assistât  sans  déchirement  à  ce 
combat.  Aussi,  loin  de  choisir  la  retraite  sereine  du 
penseur  et  du  sage,  Charron,  par  une  sorte  de  mou- 
vement oratoire,  voulut  embrasser  l'étal  religieux  ; 
il  crut  que  le  calme  ne  pouvait  se  faire  dans  une  àme 
qu'en  la  soumettant  aux  rigueurs  d'une  règle  monas- 
tique qui  domine  la  volonté  en  la  supprimant.  Lui 
que  la  foule  inspirait  et  dont  la  parole  trouvait 
devant  le  peuple  assemblé  toute  son  ampleur  et  toute 
son  éloquence,  il  chercha  le  repos,  le  silence,  et, 
par  amour  du  contraste,  il  voulut  qu'aux  émotions 
de  la  chaire  succédât  le  calme  du  cloitre  des  Char- 
treux ou  des  Célestins.  Ce  n'est  assurément  pas  avec 
de  pareils  soubresauts  que  Montaigne  entendait  la 
vie.  Il  n'était  nul  besoin  à  sa  sagesse  de  l'ascétisme 
et  de  la  règle  commune.  Charron  n'avait  pas  compris 
les  leçons  ni  l'exemple  du  maitre.  Penser  ainsi  à  se 
cloitrer  après  avoir  lu  les  Essais  et  conversé  avec 
Montaigne  est  tout  au  moins  inattendu  et  rappelle  le 
poète  dont  l'esprit,  comme  celui  de  Charron, 

Va  des  foules  aux  solitudes 

et  qui  s'écrie  non  sans  ironie  : 

J'irai  m'enterrer  à  la  Trappe 
En  sortant  des  Variétés. 


238  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

La  Rochemaillet  nous  apprend,  en  effet,  qu'en 
quittant  Bordeaux  à  la  lin  de  1588,  Charron  avait 
le  projet  de  se  fixer  désormais  à  Paris  pour  y  ache- 
ver sa  vie  et  qu'il  avait  fait  auparavant  le  vœu  d'être 
chartreux.  C'est  pour  l'accomplissement  de  ce  vœu 
qu'après  un  premier  séjour  à  Angers,  Charron  se 
rendit  à  Paris  et  y  vint  voir  Jean  Michel,  prieur  de  la 
Chartreuse,  auquel  il  soumit  son  désir.  La  Chartreuse 
de  Paris  était  un  des  plus  vastes  monastères  de  la 
capitale  et  ses  bâtiments  ou  dépendances  couvraient 
un  espace  considérable  au  sud  du  palais  actuel  du 
Luxembourg,  sur  l'emplacement  de  l'avenue  de 
l'Observatoire.  L'austérité,  semble-t-il,  y  était  plus 
apparente  que  réelle  et,  en  quittant  le  monde,  les 
religieux  ne  renonçaient  ni  à  la  société  qui  les  venait 
visiter,  ni  aux  plaisirj  intellectuels  susceptibles  de 
charmer  leur  retraite.  C'est  cette  existence  que  Char- 
ron eût  voulu  mener  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  mais 
il  ne  se  dissimulait  pas  combien  son  entrée  parmi 
les  Chartreux  devait  soulever  d'obstacles,  car  il 
s'adressa,  en  même  temps,  à  un  autre  ordre,  les 
Célestins,  dont  le  couvent,  fort  important  lui  aussi, 
s'élevait  sur  un  terrain  situé  aujourd'hui  entre  la  rue 
Saint-Antoine  et  le  quai  des  Célestins.  Charron  n'épar- 
gna ni  ses  efforts  ni  ses  démarches  pour  réaliser  son 
dessein  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  ordres.  Les 
temps  étaient  si  troublés  qu'il  dut  quitter  Paris  avant 
d'avoir  obtenu  une  réponse  formelle  et,  d'x\ngers  où 
il  retourna,  il  ne  cessa  alors  de  solliciter  une  solution 
par  l'entremise  de  La  Rochemaillet.  On  ignorait, 
avant  la  i)ublication  des  lettres  de  Charron  à  La 
Rochemaillet,  combien  ce  projet  avait  tenu  au  cœur 


CHARRON   PRÉDICATEUR  ET  POLÉMISTE.  239 

de  celui  qui  le  forma,  et  quelle  ténacité,  quelle  opi- 
niâtreté il  mit  pour  l'exécuter.  Il  dépêche  La  Roche- 
maillet  tantôt  aux  Chartreux  et  tantôt  aux  Célestins, 
se  réjouissant  quand  il  entrevoit  quelque  espoir.  «  Je 
vous  montre  que  je  suis  fort  votre  serviteur,  lui 
mande-t-il  pour  excuser  son  insistance,  puisque  je 
vous  importune  et  emploie  si  hardiment  et  familiè- 
rement ;  et  puis,  si  j'y  entre,  vous  aurez  part  à  ce 
peu  de  bien  que  j'y  ferai  ».  Mais  toutes  ces  démar- 
ches demeurèrent  stériles. 

Apparemment  que  les  religieux  jugèrent  mieux  que 
lui-même  de  sa  vocation,  car  Charron  échoua  d'une 
et  d'autre  part.  On  refusa  de  l'admettre  à  cause  de 
son  âge,  —  il  avait  alors  de  quarante-sept  à  quarante- 
huit  ans,  —  et  parce  qu'il  ne  s'était  pas  accoutumé 
dès  sa  jeunesse  à  supporter  les  austérités.  Ce  fut  là 
tout  au  moins  la  raison  avouée  du  refus,  mais  il  est 
vraisemblable  aussi  que  les  religieux  se  défièrent  de 
cette  décision  brusque  et  de  l'âme  mobile  de  Charron. 
«  De  sorte,  nous  dit  son  biographe,  qu'ayant  fait  tout 
ce  qui  était  en  lui  et  ne  tenant  à  lui  que  son  vœu 
n'eût  été  accompli,  il  fut  assuré  par  MM.  Faber,  doyen 
de  la  Sorbonne,  Tyrius,  jésuite  écossais,  et  Feuardent, 
cordelier,  très  doctes  théologiens,  qu'en  conscience 
il  était  quitte  d'un  tel  vœu,  et  que  librement  il  pou- 
vait demeurer  au  monde  comme  séculier,  et  qu'il 
n'était  obligé  d'entrer  en  autre  ordre  de  religion  ». 
Pourtant  Charron  n'a  pas  perdu  tout  espoir.  Avant 
de  quitter  Angers,  il  écrit  à  La  Rochemaillet,  le 
47  juillet  1589,  une  lettre  qui  montre  la  ténacité  de 
ses  illusions.  «  Je  m'en  retourne  fâché  de  ce  que  je 
n'ai  pas  pu  exécuteile  dessein  que  j'avais.  Si  l'injure 


240  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

du  temps  ne  m'eût  empêché,  j'espérais  en  venir  à 
bout,  nonobstant  le  refus  que  l'on  m'a  fait  à  Paris, 
et,  s'il  plaît  à  Dieu  nous  donner  le  temps,  je  pourrai 
revenir  encore.  Si  vous  allez  dans  ces  maisons  des 
Chartreux  et  Célestins,  et  que  la  commodité  y  soit, 
je  vous  prie  m'entretenir  en  leur  mémoire  et  grâce, 
et,  s'il  advenait  qu'il  y  eut  temps  calme  et  qu'ils  vou- 
lussent favoriser  mon  dessein,  me  le  mander,  car  je 
ne  faudrais  incontinent  de  revenir.  En  cela  vous 
feriez  œuvre  dont  Dieu  et  les  hommes  vous  sauraient 
gré,  et  tâcherais  de  le  reconnaître  tous  les  jours  de 
ma  vie  ;  mais  j'ai  grand  peur  que  n'oubliez  et  moi 
et  mon  affaire,  et  vous  êtes  seul  dedans  Paris  qui  le 
savez  ;  par  quoi,  vous  n'y  faisant  rien,  tout  est 
arrêté  pour  moi.  Vous  êtes  homme  de  vertu  et  de 
Dieu  ;  ne  perdez  la  commodité  de  faire  un  si  bel 
œuvre  :  il  ne  vous  coûtera  que  des  pas  et  des  paroles, 
et  le  fruit  en  sera  grand  ».  Puis,  revenant  à  son 
projet  par  une  dernière  allusion,  dans  un  billet  pos- 
térieur en  date.  Charron  s'écrie  encore  :  «  S'il  plaît 
à  Dieu  nous  gratifier  d'une  paix,  ils  me  verront 
bientôt  à  leurs  portes  !  » 

Contrairement  à  son  altcnle.  Charron  n'y  revint 
pas  frapper,  soit  parce  que  l'horizon  politique  de  la 
France  ne  se  rasséréna  pas  assez  vite,  soit  plutôt 
parce  qu'en  vieillissant  il  découvrit,  à  côté  du  renon- 
cement du  religieux  abîmant  dans  sa  foi  son  esprit 
et  sa  chair,  une  sagesse  plus  calme  et  plus  humaine, 
faite  de  la  modération  des  désirs,  dirigeant  la  raison 
sans  la  supprimer  et  regardant  sans  trouble  l'inconnu. 
Montaigne  avait  trouvé  tout  naturellement  l'expres- 
sion de  cette  sagesse,  porté  qu'il  était  vers  elle  par 


CHARRON   PRÉDICATEUR  ET   POLÉMISTE.  241 

la  pondération  de  son  humeur  et  de  ses  sens.  Au 
contraire,  Charron,  plus  mal  en  équilibi-e,  n'y  vint 
qu'après  bien  des  détours,  après  avoir  cherché 
ailleurs  cet  apaisement  vers  lequel  il  tendait.  En 
quittant  Angers,  à  la  fin  d'août  1589,  Charron  re- 
tourna à  Bordeaux.  Il  allait  y  retrouver  Montaigne  et 
c'est  surtout  alors  qu'il  vécut  dans  l'intimité  du  grand 
homme.  En  proie  chaque  jour  davantage  aux  atteintes 
de  la  maladie,  Montaigne  sentait  venir  la  fin,  et, 
revoyant  son  œuvre,  la  faisait  plus  familière  et  plus 
souriante.  Son  isolement,  rendu  plus  pénible  par 
l'âge,  n'était  ni  moins  studieux  ni  moins  tranquille  ; 
devant  la  disparition  prochaine,  il  suivait  du  même 
œil  lucide  les  pensées  des  autres  et  les  siennes  pro- 
pres. Sans  doute  Charron  comprit  auprès  du  grand 
esprit  qui  vieillissait  ainsi  sans  amertume  et  s'étei- 
gnait sans  effroi  cette  leçon  de  calme  dont  son  àme 
avait  besoin.  Rien,  par  malheur,  dans  le  peu  de 
lettres  que  nous  avons  de  Charron  ne  fait  allusion  à 
sa  liaison  particulière  avec  Montaigne.  Nous  ignorons 
au  juste  quels  liens  rattachèrent  le  prêtre  au  philoso- 
phe, ce  que  fut  leur  amitié  et  quel  plaisir  ils  trouvè- 
rent à  ce  commerce  mutuel.  Le  biographe  de  Charron 
nous  dit  simplement  qu'il  «  vécut  fort  familièrement 
avec  Messire  Michel  de  Montaigne  »,  qu'il  «  faisait  un 
merveilleux  cas  des  Essais  »,  et  que,  en  retour,  «  le 
sieur  de  Montaigne  Taimait  d'une  affection  récipro- 
que ».  Si  bien  que,  «  avant  que  mourir  »,  Montaigne 
permit  à  Chari'on  par  son  testament  «  de  porter  après 
son  décès  les  pleines  armes  de  sa  noble  famille,  parce 
qu'il  ne  laissait  aucun  enfant  mâle  ».  Mais,  sur  ce 
point,  aucun  document  authentique  ne  vient  confîr- 

MONTAIGNB  II.  16 


242  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

mer  la  parole  de  La  Rochemaillet,  qui  est  le  seul  à 
mentionner  ce  fait  dont  on  ne  trouve  de  traces  nulle 
part  ailleurs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  être,  trois  ans  après  qu'on  a 
voulu  s'enfermer  dans  un  cloître,  le  légataire  d'un 
penseur  aussi  modéré  que  Montaigne,  hériter  de  ses 
armes,  comme  plus  tard  on  lui  prendra  sa  devise, 
prouve  tout  au  moins  qu'on  ne  s'est  pas  trop  mal 
accommodé  de  retourner  au  monde.  Est-ce  alors 
aussi  que  Charron,  devenu  trop  philosophe  au  gré  du 
P.  Garasse,  scandalisa  Bordeaux  par  l'étrangeté  de 
son  costume  ?  Le  fougueux  jésuite  nous  le  montre 
«  vêtu  durant  sa  vie  suivant  le  flot  de  ses  humeurs 
quinteuses,  aujourd'hui  de  noir,  demain  de  blanc,  un 
jour  en  soutane,  l'autre  en  pourpoint,  et  souvent  avec 
une  longue  soutane  de  taffetas  gris,  un  long  manteau 
de  même  étoffe  et  couleur  par  dessus,  et  un  castor 
en  tête.  Mille  personnes  l'ont  ainsi  vu  marcher  dans 
Bordeaux,  tout  ecclésiastique  qu'il  était,  non  sans 
scandaliser  des  gens  d'honneur*  ».  Sans  prétendre 
qu'il  y  ait  dans  cette  conduite  autant  de  malice  que 
semble  en  trouver  le  P.  Garasse,  il  est  certain  qu'elle 
dénote  une  liberté  d'allures  qu'on  ne  s'attendait  pas 
à  rencontrer  chez  un  néophyte.  C'est  un  manque  fla- 
grant aux  règles  de  la  discipline  ecclésiastique.  Au 
temps  de  la  primitive  Église,  Eustathe  de  Sébaste 
avait  été  déposé  par  le  Concile  de  Césarée  pour  s'être 
ainsi  montré  en  public  couvert  de  l'habit  d'un  phi- 
losophe et  non  de  celui  qui  convenait  à  sa  dignité. 

1.  Apologie  du  P.  François  Garassus,  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  pour  son  livre  contre  les  athéistes  et  libertins  de  nostre 
siècle.  Paris,  1624,  p.  136. 


CHARRON  PREDICATEUR  ET   POLEMISTE.  243 

Il  est  un  autre  changement,  dans  la  vie  de  Char- 
ron, auquel  il  importe  de  prendre  garde.  C'est  alors 
qu'il  commence  à  écrire  et  il  semble  que,  dans  la 
réllexion,  sa  pensée  ait  pris  chaque  jour  davantage, 
avec  la  conscience  d'elle-même,  le  sens  de  la  pondé- 
ration et  de  la  sagesse  humaine.  Renonçant  à  la  pa- 
role ou  lout  au  moins  n'y  ayant  plus  exclusivement 
recours,  Charron  crut  devoir  défendre  par  la  plume 
le  catholicisme  comme  il  l'avait  précédemment  soute- 
nu par  ses  sermons.  Mais  les  procédés  d'argumenta- 
tion changent  et  il  n'est  pas  impossible  que  le  calme 
du  raisonnement  solitaire  succédant  aux  agitations  de 
la  chaire  et  aux  exagérations  de  la  dialectique  ora- 
toire n'ait  pas  peu  contribué  à  apaiser  l'homme  et  à  le 
mettre  sur  la  voie  plus  unie  qu'il  allait  suivre  désor- 
mais de  préférence.  C'était  le  temps  où  l'abjuration  de 
Henri  IV  jetait  le  désarroi  parmi  les  huguenots. 
Montaigne  l'avait  jadis  prédit  au  roi  de  Navarre  : 
«  Les  inclinations  des  peuples  se  manient  à  ondées  ; 
si  la  pente  est  une  fois  prise  en  votre  faveur,  elle 
l'emportera  de  son  propre  branle  jusqu'au  bout  ». 
Voici  que  le  courage  du  nouveau  roi,  sa  générosité 
après  la  bataille  avaient  créé  autour  de  lui  une  sym- 
pathie générale.  Pourtant  il  restait  un  dernier  obsta- 
cle que  ce  large  courant  ne  pouvait  réussir  à  sur- 
monter. Montaigne  l'avait  encore  prévu.  S'expliquant 
un  jour  avec  Agrippa  d'Aubigné,  il  avait  fait  la 
remarque  «  que  les  prétendants  à  la  couronne 
trouvent  tous  les  échelons  jusqu'au  marchepied  du 
trône  et  |)etits  et  aisés,  mais  (jue  le  dernier  ne  se 
pouvait  franchir  pour  sa  hauteur.  »  C'est  ce  qui 
advenait  à  Henri   IV   :  le   peuple  de   France  ne  se 


244  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

décidait  pas  à  regarder  comme  souverain  légitime  un 
prince  valeureux,  mais  huguenot.  Le  roi  le  comprit 
et  abjura.  Cette  éventualité,  qui  attrista  les  réformés, 
réjouit  Charron  et  ne  fut  pas  étrangère,  ainsi  qu'il  le' 
confesse,  à  la  mise  au  jour  d'un  livre  destiné  à 
«  éveiller  »  ceux  qui  demeuraient  dans  l'hérésie,  à 
«  les  convier  et  instruire  à  en  faire  autant  »  que  leur 
prince. 

En  1593,  Charron  publiait  à  Bordeaux,  sous  le 
voile  de  l'anonyme,  un  ouvrage  sur  les  Trois  vérités 
contre  les  athées,  idolâtres,  juifs,  mahométans, 
hérétiques  et  schismatiques  ^ .  Ce  traité  était  divisé 
en  trois  livres,  qui  devaient  démontrer  :  le  premier, 
l'existence  de  Dieu  et  la  nécessité  de  la  religion  ;  le 
second,  la  vérité  du  christianisme  ;  le  troisième,  la 
vérité  du  catholicisme.  Si  les  deux  premiers  étaient 
purement  dogmatiques,  le  troisième,  au  contraire,  le 
plus  étendu  et  le  plus  important  dans  la  pensée  de 
son  auteur,  était  une  œuvre  de  polémique,  réfuta- 
tion pressante  du  Traité  de  l'Église  de  Du  Plessis 
Mornay,  publié  quelque  quinze  ans  auparavant.  La 
riposte  était  habile,  car,  bien  que  tardive,  elle  se 
produisait  à  son  heure,  au  moment  où  les  réformés, 
abandonnés  par  leur  chef,  se  sentaient  moins  assurés 
du  succès.  L'agresseur,  il  est  vrai,  ne  s'était  point 
nommé,  voulant,  dit-il,  se  tenir  «  caché  comme  le 

1.  Les  trois  veritez  contre  les  athées,  idolâtres,  juifs, 
mahométans,  hérétiques  et  schismatiques,  le  tout  traicté  en 
trois  livres,  avec  l'indice  des  principales  matières.  A  Bour- 
deaus,  par  S.  Millanges,  imprimeur  ordinaire  du  Roy.  1593. 
Petit  in-8  de  16  p.  lim.  chiffrées  et  533  p.  de  texte,  plus 
2  d'errata. 


CHARRON   PREDICATEUR  ET  POLÉMISTE.  :245 

bon  Apelles  derrière  son  ouvrage  pour  entendre  ce 
qu'en  diraient  les  passants  et  amender  sa  besogne 
selon  qu'il  en  j)rendrait  avis  du  jugement  d'autrui.  » 
L'attitude  était  plus  prudente  que  brave,  aussi 
Charron  ne  s'y  tint  pas  longtemps. 

Moins  d'une  année  après  l'apparition  du  volume, 
l'imprimeur  songeait  à  en  donner  une  édition  nou- 
velle et  Charron  se  mit  à  revoir  son  œuvre  et  à 
l'améliorer.  Il  était  occupé  k  ce  travail  quand  il 
reçut  de  La  Rochelle  une  réponse  que  les  huguenots 
avaient  faite  à  la  troisième  vérilé'.  Charron  suspen- 
dit donc  la  réimpression  de  son  livre,  commencée 
en  juillet  1594,  pour  réfuter  à  son  tour  les  allégations 
de  ses  contradicteurs.  Entre  temps,  il  s'était  fixé  à 
Cahors,  où  l'évéque,  Antoine  d'Ébrard  de  Saint- 
Sulpice,  séduit  par  sa  renommée  d'orateur  et  son 
talent  d'écrivain,  l'avait  appelle  sans  le  connaitre 
pour  y  prêcher  les  dimanches  et  fêtes.  C'est  là  qu'il 
prépara  sa  réplique,  tout  en  vaquant  aux  devoirs  de 
sa  charge.  Les  huguenots  lui  avaient  fait  un   grief 

1.  D'après  Brunet,  cette  réponse  fut  imprimée  à  La 
Rochelle  par  Hiérosme  Haultin  (1594,  petit  in-8)  et,  d'après 
liayle,  elle  fut  réimprimée  à  Genève  par  Gabriel  Cartier 
(1595,  in-8).  Joly  cite  également  dans  ses  Remarques  sur  le 
dictionnaire  de  Baijle  une  Défense  de  la  réponse  faite  à  la 
troisième  prétendue  vérité  contre  la  réplique  que  l'auteur  y 
a  faite  en  la  seconde  édition  de  son  livre  (Genève,  Jacques 
Chouel.  1597,  in-8).  Je  n'ai  pu  voir  aucun  de  ces  ouvrages.  Un 
revanche,  je  puis  y  joindre  un  opuscule  que  le  pasteur  Jean 
Gardesy  (Gardesius)  lança  contre  Charron  sous  ce  titre  : 
Epislola  Johannis  Gardesii  motitalhanensis  ad  Petruin 
Charronium  parisicnscin  (Monlalbani,  (jxcudebat  Dionisius 
IlaultinuS;  typographus.  1597.  Petit  in-8  do  ii-33  p.). 


2J46  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

d'attaquer  Du  Plessis  si  longtemps  après  l'apparition 
du  Traité  de  V Église.  Pour  ne  plus  encourir  un 
semblable  reproche,  Charron  se  hàla  cette  fois-ci  et, 
le  20  octobre  1594,  il  envoie  de  Cahors  à  l'impri- 
meur bordelais,  Simon  Millanges,  la  fin  du  manuscrit 
de  son  ouvrage  ainsi  remanié'.  Quelques  mois  plus 
tard,  au  début  de  1595,  le  liv-re  était  mis  au  jour  une 
seconde  fois,  sous  le  nom  de  l'auteur,  «  délibéré  de 
se  nommer  en  cette  seconde  édition,  car  plusieurs 
de  ses  bons  seigneurs  et  amis  s'étaient  plaints  à  lui 
de  ce  qu'il  ne  l'avait  fait  à  la  première,  ne  se  payant 
des  raisons  qu'il  leur  en  alléguait.  »  Les  deux  pre- 
mières parties  du  traité  étaient  telles  que  précédem- 
ment. Quant  cà  la  troisième,  elle  était  imprimée  à  part, 
avec  une  pagination  séparée,  formant,  pour  ainsi 
dire,  une  nouvelle  œuvre  dans  l'ouvrage,  et  chaque 
chapitre  était  accompagné  de  la  réponse  de  l'auteur 
aux  remarques  que  les  protestants  lui  avaient  adres- 
sées. 

Pour  paraître  donner  plus  d'autorité  à  sa  voix, 
Charron  dédia  cette  nouvelle  partie  de  son  volume  à 
Henri    IV    lui-même.    Précisément,    le   livre    de  Du 

i.  Les  trois  veritez,  seconde  édition  reveiie,  corrigée  et  de 
beaucoup  augmentée,  avec  un  advertisseraent  et  bref  examen 
sur  la  Response  faicte  à  la  troisiesme  vérité,  de  nouveau 
imprimée  à  la  Rochelle,  par  M.  Pierre  le  Charron,  Parisien. 
A  Bourdeaus,  par  S.  Millanges,  imprimeur  ordinaire  du  Roy, 
159.5,  petit  in-8,  de  12  ff.  lim.  et  176  p.  pour  les  deux  pre- 
mières vérités  et  de  4  ff.  lim.  et  77G  p.  pour  la  troisième. 
Celle-ci  a  un  titre  séparé  :  La  Vérité  troisiesme,  de  toutes  les 
parts  qui  sont  en  la  Ghretiensté,  la  Catholique  romaine  est  la 
meilleure,  contre  tous  Hérétiques  et  Schismatiques.  Au  Roy. 
A  Bourdeaus.  par  S.  Millanges.  1595. 


CHARRON   PREDICATEUR   ET  POLEMISTE.  247 

Plessis  avait  été  aussi  dédié  au  roi  de  Navarre,  l'es- 
poir alors  des  aspirations  huguenotes.  Ainsi,  lui  disait, 
à  la  fin  d'un  sonnet  préliminaire,  le  théologien 
réformé, 

Ainsi  quand  le  pêcheur,  dans  votre  mer  gasconne, 
De  son  fer  aiguisé  la  baleine  harponne. 
Elle  écume,  elle  bruit,  et  choque  maint  bateau  ; 
Prince,  ne  doutez  point,  tendez-lui  le  cordage, 
Un  peu  de  patience,  elle  se  vide  en  l'eau  ; 
Bientôt  vous  la  verrez  échouer  au  rivage. 

L'avenir  n'avait  pas  répondu  à  ces  sentiments  et 
voici  que,  se  recommandant  du  même  patronage,  un 
théologien  catholique  présentait  maintenant  au  même 
monarque  le  remède  comme  jadis  on  lui  avait  pré- 
senté l'erreur.  Charron,  d'ailleurs,  le  fait  en  termes 
mesurés  et  empreints  d'une  certaine  éloquence.  «  Je 
ne  saurais,  sire,  dit-il  au  roi,  étant  Parisien,  que  je 
ne  sois  saisi  d'admiration  et  ne  change  les  larmes 
de  crainte  et  de  peur  en  celles  d'aise  et  de  joie,  pour 
cette  tant  douce  et  gracieuse  et  en  toutes  façons  tant 
miraculeuse  réduction  de  cette  grande  ville  du  monde 
à  l'obéissance  de  son  vrai  et  naturel  roi,  à  son  devoir 
et  à  son  repos.  Dont,  pour  rendre  à  Votre  Majesté  le 
très  humble  service  que  je  puis  et  dois  en  ma  pro- 
fession, comme  votre  plus  ({ue  très  humble  sujet,  je 
lui  dirai,  s'il  lui  plaît,  ([ue  comme  Dieu  vous  a  rendu 
votre  héritage  sitôt  (jue  vous  vous  êtes  déclaré  vrai 
fils  aine  de  son  épouse  et  vous  y  maintient  miracu- 
leusement en  dépit  de  tous  les  méchants  et  malheu- 
reux desseins,  aussi  requiert-il  d<^  vous  un  plus  exact 
soin  de  sa  maison  et  de  ce  qui  lui  appartient,  et  vous 


248  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

tient  obligé  à  regagner  et  tirer  à  votre  suite  les 
plus  mauvais  de  ce  parti,  par  votre  exemple  et  per- 
suasion, leur  faisant  sentir  au  vif  le  fruit  et  le  repos 
que  Votre  Majesté  y  reçoit  et  le  plaisir  qu'ils  vous 
feront  en  vous  suivant  en  un  si  bel  exploit,  afin  que 
la  joie  et  la  sérénité  que  vous  avez  apportées  au  ciel 
et  à  la  terre  }»ar  votre  retour  ne  ternisse  jamais,  mais 
plutôt  se  ravigoure  et  vienne  à  sa  perfection  par  une 
si  belle  suite,  si  glorieuse  et  douce  conquête,  au 
grand  contentement  de  tous  les  princes  et  autres 
souverains  vos  alliés  et  confédérés,  et  que  vos  peu- 
ples, qui  sont  presque  tous  catholiques,  fassent 
prières  et  louanges  à  Dieu  encore  plus  ardemment.  » 
Si  la  controverse  religieuse  ne  devait  plus  faire 
répandre  des  flots  de  sang,  elle  allait  au  contraire 
faire  couler  des  flots  d'encre.  Le  génie  de  Henri  IV 
avait  bien  pu  proclamer  la  tolérance  et  commander 
que  les  deux  cultes  ennemis  vécussent  désormais  côte 
à  côte  en  bonne  intelligence,  mais  il  ne  pouvait  étein- 
dre tout  à  fait  les  passions  ni  imposer  silence  à 
l'esprit  de  prosélytisme.  D'une  part,  les  catholiques, 
cherchant  à  parfaire  une  victoire  qu'ils  souhaitaient 
complète,  s'elïorçaient  d'attirer  les  dissidents  et  les 
combattaient  sans  merci;  d'autre  part,  les  huguenots, 
jaloux  d'une  liberté  dont  ils  goûtaient  les  premiers 
charmes,  se  défendaient,  ripostaient,  attaquaient  ou 
réfutaient  au  besoin  avec  un  zèle  aussi  infatigable 
que  leurs  adversaires.  Et  c'étaient  des  deux  côtés 
d'opiniâtres  querelles,  des  discussions  interminables, 
où  la  violence  des  convictions  se  faisait  jour  par  des 
écrits  qui  se  répondaient  l'un  à  l'autre  comme  les 
passes  d'armes  d'un  corps  à  corps.  L'Estoile,.  que  sa 


CHAKRON   PRÉDICATEUR   ET   POLÉMISTE.  249 

curiosité  poussait  à  collectionner  tous  les  libelles  qui 
s'échangèrent,  faisant  plus  tard  l'inventaire  de  ses 
cartons,  trouvait  qu'il  y  en  avait  beaucoup,  même  en 
ôtant  les  «  fariboles  ».  L'histoire  éprouve  le  sentiment 
du  collectionneur.  De  cette  masse  de  papier  noirci, 
elle  ne  voit  émerger  qu'un  grand  nom,  se  dressant 
en  face  de  celui  du  Pape  des  huguenots  ;  à  Du 
Plessis  Mornay  s'oppose  victorieusement  le  cardinal 
Du  Perron,  que  L'Estoile  appelle,  non  sans  justesse, 
«  l'Atlas  de  l'Église  catholique,  apostolique  et 
romaine  ».  Véritable  Atlas  il  fallait  être,  en  effet,  pour 
porter  sans  faillir  le  poids  de  l'appareil  théologique 
dressé  dans  l'un  ou  l'autre  camp  ! 

Le  livre  de  Charron  se  produisit  au  début  de  la 
querelle  et  il  trahit  mieux  l'état  d'esprit  particulier 
de  son  auteur  que  celui  de  ses  coreligionnaires.  Il  eut 
cependant  un  grand  succès,  en  Guyenne  d'abord, 
puis  dans  la  France  entière.  En  Guyenne,  les  passions 
religieuses  avaient  été  trop  échauffées  pour  qu'on  ne 
s'intéressât  pas  à  ces  discussions  de  théologie  natio- 
nale. De  là  partirent  bien  des  coups  portés  aux 
réformés  et  surgirent  bien  des  adversaires  redoutables, 
tels  que  Florimond  de  Raymond  et  Géraud  Dupuy, 
docteur  en  théologie,  chanoine  et  chantre  en  l'église 
cathédrale  de  P»azas,  qui,  encouragé  par  Arnaud  de 
Pontac  et  à  l'exemple  de  Charron,  combattit  vigou- 
reusement Du  Plessis  Mornay.  Mais  ces  nouveaux 
venus  ne  firent  pas  oublier  le  Traité  des  trois  vérités, 
qui  eut  plusieurs  éditions  en  peu  de  temps  et  en 
divers  lieux.  A  peine  la  première  édition  avait-elle 
vu  le  jour  à  Bordeaux  qu'on  la  contrefaisait  à  Paris, 
et    la   seconde    fut  également    contrefaite    à   Lyon, 


2o0  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

aussitôt  après  son  apparition,  tandis  qu'à  Bruxelles 
le  livre  était  mis  en  vente  toujours  à  l'insu  de  son 
auteur  véritable  et  sous  le  nom  d'un  certain  Benoit 
Vaillant,  avocat,  personnage  sans  doute  supposé  et 
qu'en  tous  cas  Charron  ne  connaissait  pas  ^  Toutes 
ces  réimpressions  faites  en  trois  ans  dans  des  locali- 
tés éloignées  montrent  clairement  que  l'ouvrage, 
venu  à  son  heure,  n'était  pas  passé  inaperçu,  si  bien 
que  les  huguenots,  pour  écraser  définitivement  un 
adversaire  trop  vivace,  crurent  devoir  le  réfuter 
encore  une  seconde   fois  par  la  plume  d'un  de  leurs 

1.  Les  trois  veritez  contre  les  athées,  idolâtres,  juifs,  ma- 
humétans.  hérétiques  et  schismatiques.  Le  tout  traicté  en 
trois  livres  par  M.  Benoist  Vaillant,  advocat  de  Saint-Foy. 
Reveu,  corrigé  et  augmenté  de  nouveau,  avec  Vindice  des 
principales  matières.  A  Bruxelles,  par  Rutger  Volpius,  im- 
primeur juré  à  l'Aigle  d"or,  Tan  1595.  Avecq  privilège  de  cinq 
ans  signé  d'Enghien.  In-8,  de  333  p.  L'approbation  qui  se 
trouve  à  la  suite  ^p.  334)  est  signée  par  Tliomas  Stapleton, 
docteur  en  théologie,  professeur  d"écriture  sainte  à  racadéraie 
de  Louvain. 

C'est  là  une  contrefaçon  dont  Charron  ne  connut  l'existence 
que  tardivement,  sans  doute  par  La  Rochemaillet.  «  Je  m'es- 
bahis  bien  avec  vous,  lui  écrit-il  de  Condora,  le  10  juin  1602, 
de  ce  que  les  Trois  veritez  se  trouvent  produites  sous  autre 
nom  et  ne  puis  deviner  que  c'est,  si  ce  n'est  qu'il  les  ait  fait 
latines  et  pour  ce  y  ait  rais  son  nom  comme  translateur.  Vous 
vous  en  prenez  au  libraire  ou  imprimeur  ;  il  me  semble  que 
c'est  à  ce  Benoist  Vaillant,  advocat,  qu'il  s'en  faut  prendre 
plutôt  ».  L'exemplaire  de  cette  contrefaçon  possédé  par  La 
Rochemaillet  vient  précisément  de  passer  en  vente  ces  temps 
derniers  (Catalogue  de  la  librairie  Claudin,  août-septembre 
1893,  n°  47,167).  Il  portait  en  tète  la  note  manuscrite  sui- 
vante :  «  M.  Pierre  Charron,  Parisien,  est  le  vrai  auteur  de 
ces  Trois  veritez-  suivant    la  première   édition   de  Bordeaux 


CHARRON   PRÉDICATEUR  ET   POLÉMISTE.  251 

théologiens  les  plus  avisés,  François  du  Jon  ^  Malgré 
cela,  Charron  ne  s'avoua  pas  battu,  car  il  se  propo- 
sait de  rééditer  son  livre  avec  ses  réponses  aux 
observations  de  Du  Jon.  Dans  ce  dessein,  il  avait 
demandé  au  roi  un  privilège,  dont  il  semble  n'avoir 
pas  eu  le  loisir  d'user,  la  mort  l'en  ayant  empêché. 
Mais  il  laissait  son  œuvre  «  revue  et  de  beaucoup 
amplifiée  depuis  l'édition  de  lo9o.»  Le  biographe  de 
Charron  espérait  même  que  ces  travaux  ainsi  com- 
plétés seraient  «  donnés  au  public  et  dédiés  à 
M.  l'illustrissime  cardinal  de  Joyeuse,  auquel  le  sieur 
Charron  avait  une  singulière  affection,  quand  il 
plaira  à  son  héritier  universel,  personnage  d'honneur 
et  de  mérite,  qui  a  trouvé  lesdits  livres  avec  leur 
augmentation  et  autre  réplique  à  la  seconde  réponse 
à  la  troisième  vérité,  en  l'étude  de  la  maison  de 
l'auteur,  à  Condom,  tous  prêts  à  mettre  sous  la 
presse.  »  Mais  ce  vœu  ne  s'est  pas  réalisé.  Tandis 
que  La  Rochemaillet,  exécutant  à  Paris  les  dernières 

chez  Millanges  en  Tan  1394,  où  l'auteur  ne  mit  son  nom,  et 
M.  Benoist  Vaillant,  advocat  de  Saint-Foy,  est  un  nom  pris  à 
plaisir  et  supposé  pour  avoir  privilège  en  Flandres.»  —  Il  y 
avait  alors,  en  effet,  dans  le  nord,  une  véritable  fabrique  de 
contrefaçons  et  Thomas  Stapleton  —  peut-être  est-ce  encore 
un  nom  supposé,  —  semble  en  avoir  été  le  principal  agent.  Il 
a  approuvé  ainsi  une  édition  de  la  Semaine  de  Du  Bartas, 
accommodée  dans  le  sens  catholique,  qui  parut  à  Douai  en 
lo84  (De  fimprimerie  de  .lean  Bavard,  im|)rinieur  juré,  à  la 
Hible  d'or. 

1.  Amiable  confronlation  de  la  simple  vérité  de  Dieu, 
comprise  es  Escritures  saifif.es,  avec  les  livres  de  M.  Pierre 
le  Charron,  parisien,  qui  sont  intitules,  l'un  les  Trois  véri- 
té/, etc.,  l'autre  La  réplique  sur  la  réponse  faite  sur  sa  troi- 
sième vérité.  Leyde  Pierre  de  Saint-André,  1-^99,  in-4". 


252  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

volontés  de  Charron,  y  taisait  paraître,  après  bien 
des  déboires,  une  édition  nouvelle  du  traité  de  la 
Sagesse,  au  contraire  Thibaud  de  Camain,  conseiller 
au  Parlement  de  Bordeaux  et  héritier  de  Charron  en 
Guyenne,  n'ayant  trouvé  aucune  indication  à  cet 
égard  dans  le  testament  de  celui-ci,  ne  se  crut  sans 
doute  pas  suffisamment  autorisé  à  éditer  de  nouveau 
les  Trois  vérités  dans  l'état  où  leur  auteur  en  laissait 
le  manuscrit. 

Nous  ne  saurions  indiquer  ici  les  différents  points 
de  philosophie  ou  de  théologie  développés  dans  cet 
ouvrage  ni  résumer  les  objections  qui  y  furent  faites 
alors.  Il  convient  de  noter  simplement  la  clarté  de 
l'argumentation  de  Charron  et  la  netteté  de  sa  pensée. 
Les  raisonnements  qu'il  déduit  ne  sont  ni  subtils,  ni 
obscurs,  et  il  traite  avec  familiarité,  il  humanise 
pour  ainsi  dire,  les  questions  auxquelles  il  touche  et 
qui  sous  d'autres  plumes  que  la  sienne  restent 
embrouillées  et  inintelligibles  à  force  d'abstractions. 
C'est  un  reproche  que  les  huguenots  ne  manquèrent 
pas  de  lui  faire  et  que,  plus  tard,  les  catholiques 
eux-mêmes  reprirent  à  leur  compte.  Ses  adversaires 
l'accusaient  d'alléguer  trop  fréquemment  à  l'appui  de 
sa  thèse  l'autorité  des  auteurs  anciens  et  païens. 
Charron  ne  s'en  défend  pas,  «  car  c'est  une  très  belle 
manière  d'argumenter  quand  c'est  par  comparaison 
du  plus  petit  au  plus  grand  pour  faire  honte  aux 
chrétiens  ».  Revenant  ailleurs  sur  le  même  grief,  il 
s'en  explique  encore  davantage.  «  Il  est  bien  malaisé, 
dit-il,  de  traiter  un  même  sujet  que  d'autres  ont  traité 
auparavant,  et  ne  rien  dire  de  ce  qu'ils  ont  dit.  J'ai 
tiré  plusieurs  raisons  de  plusieurs  bons  auteurs,  que 


CHARRON   PRÉDICATEUR    ET   POLEMISTE.  253 

j'ai  coté  à  la  marge,  et  lesquelles  j'emploie  non  par 
autorité  de  ceux  qui  les  disent  ains  par  leur  propre 
force  naturelle...  C'est  à  quoi  par  jugement  je  ne  me 
suis  point  occupé  en  cette  première  vérité,  car  ayant 
à  combattre  les  athées,  les  allégations  d'autrui  ont 
peu  de  crédit  d'autant  que  celui  qui  a  secoué  l'auto- 
rité universelle  du  monde  donnera  aisément  du  nez  à 
toutes  les  particulières  autorités  de  Trismégiste, 
d'Homère  et  autres  :  une  raison  naturelle  et  claire  a 
bien  plus  de  poids  en  tel  cas  que  toutes  les  allégations 
des  dires  d'autrui  ».  Il  y  a  en  tout  ceci  un  resouvenir 
évident  des  procédés  de  Montaigne,  et  —  mutatis 
mùtandis,  —  c'est  sa  manière  de  raisonner  appliquée 
à  un  sujet  qu'il  n'aurait  jamais  traité. 

A  vrai  dire,  l'œuvre  de  Charron  se  compose  de 
deux  parties  seulement,  les  deux  premiers  livres  des 
Trois  vérités  ne  formant  qu'une  seule  et  même  partie, 
sorte  de  préliminaire  à  la  discussion  avec  les  hugue- 
nots. Le  dessein  de  l'auteur  avait  été  tout  d'abord  de 
n'entamer  que  cette  discussion,  à  savoir  d'établir  à 
rencontre  des  réformés  la  vérité  du  catholicisme 
romain  ;  puis,  se  ravisant  il  crut  devoir  faire  précéder 
cette  démonstration  de  la  preuve  de  la  nécessité  d'une 
religion,  qui  ne  pouvait  être  que  la  religion  chrétienne. 
De  là  deux  parties  assez  tranchées,  l'une  à  peu  près 
exclusivement  dogmatique,  l'autre  de  polémique  pure. 
Cette  dernière  fît  le  succès  du  livre  auprès  des  con- 
temporains. Pour  nous,  au  contraire,  la  première 
nous  intéresse  davantage,  car  elle  expose  mieux  la 
filière  des  opinions  philosophiques  et  religieuses  de 
Chairon  ;  là  se  montre  plus  à  nu  que  dans  sa  polé- 
mique la  vraie  nature  d'esprit  de  l'écrivain.  A  pren- 


254  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

dre  les  choses  en  gros,  c'est  ce  que  Sebonde  avait 
prétendu  faire  et  c'est  aussi  ce  que  Montaigne,  repre- 
nant le  projet  de  son  prédécesseur,  avait  essayé  de 
faire  à  son  tour  :  montrer  la  faiblesse  de  la  raison 
humaine  et  la  nécessité  d'une  doctrine  supérieure 
suppléant  à  notre  infirmité.  Mais  si  Montaigne  avait 
sapé  avec  entente  les  bases  de  la  raison,  il  n'avait 
rien  reconstruit  sur  le  terrain  ainsi  préparé  ;  pour 
toute  conclusion,  il  se  contente  de  s'incliner  devant 
le  christianisme,  en  faisant  une  de  ces  bonnetades 
dont  il  n'est  pas  avare.  Charron  va  plus  loin  :  il  se 
complaît  moins  à  la  critique  de  l'homme  qu'il  ne  tend 
à  la  démonstration  de  la  nécessité  de  la  foi.  Il  ne 
démolit  qu'avec  la  pensée  bien  arrêtée  de  rebâtir. 
Marchant  ici  à  la  suite  de  Montaigne  traducteur  et 
apologiste  de  Raymond  de  Sebonde,  Charron  débute 
dans  la  carrière  d'écrivain  par  un  traité  de  théologie 
naturelle,  sorte  d'acte  de  foi  mitigé  par  l'examen  de 
la  raison.  Mais  la  différence  des  deux  intelligences 
s'accuse  bien  vite.  Charron  prétend  faire  avant  tout 
œuvre  de  théologien  et  non  de  philosophe.  Le  piquant 
est  qu'un  prêtre,  appelé  par  ses  fonctions  mêmes  à 
enseigner  la  doctrine  par  des  arguments  d'ordre 
abstrait  ait  aussi  volontiers  recours  au  témoignage 
des  sens  et  de  la  raison.  Le  piquant  est  aussi,  —  et 
on  ne  saurait  s'en  étonner,  —  que  si  Charron  prouve 
avec  force,  comme  il  l'entend,  la  faiblesse  naturelle  à 
l'homme,  sa  démonstration  de  la  nécessité  de  la  foi 
est  au  contraire  faible  et  lâche.  C'est  ainsi  que  le 
disciple  de  Montaigne  a  le  pas,  et  de  beaucoup,  sur 
le  chanoine  théologal. 

Comment  Charron  s'efforce-t-il,  en  effet,  de  démon- 


CHARRON  PRÉDICATEUR  ET  POLEMISTE.       255 

trer  la  nécessité  d'une  religion  ?  D'abord,  par  des 
raisons  politiques,  comme  il  dit,  c'est-à-dire  en 
exposant  «  combien  elle  sert  à  l'établissement,  con- 
servation et  entretien  de  la  vie  commune  des  hommes, 
quelle  qu'elle  soit,  économique  ou  politique  ».  Puis, 
il  énumère  les  raisons  morales,  et  les  arguments 
surnaturels  ne  viennent  qu'à  la  suite,  prenant  sous 
la  plume  qui  les  expose  un  air  de  méthode  et  de 
réserve,  car  c'est  un  trait  caractéristique  de  Charron 
d'être  toujours  pondéré,  dans  son  dogmatisme  comme 
dans  sa  polémique.  Bayle  a  déjà  fait  la  remarque 
qu'il  n'énerve  nullement  les  objections  auxquelles  il 
va  répondre  ;  il  les  présente  même  avec  tant  de 
force  que  sa  propre  argumentation  semble  parfois 
faible  à  côté.  Avant  Pascal,  il  reconnaît  que  l'athéisme 
«  ne  peut  loger  qu'en  une  âme  extrêmement  forte  et 
hardie  »,  et  «  qu'il  faut  autant  et  peut-être  plus  de 
force  et  de  roideur  d'àme  à  rebuter  et  résolument  se 
dépouiller  de  l'appréhension  et  créance  de  Dieu, 
comme  à  bien  et  constamment  se  tenir  ferme  à  lui  ». 
Puis,  après  avoir  développé  tous  les  arguments  en 
faveur  de  celte  créance.  Charron  conclut  encore  qu'il 
ne  peut  y  avoir  aucun  danger  à  croire  en  Dieu,  tan- 
dis qu'il  peut  y  en  avoir  à  n'y  pas  croire.  «  Bref,  au 
pis  aller,  dit-il,  il  n'y  peut  avoir  aucun  danger  à 
croire  un  Dieu  et  une  providence,  car,  quand  bien 
l'on  se  serait  mécompte,  quel  mal  en  peut-il  advenir? 
Qui  nous  en  peut  faire  repentir,  s'il  n'y  a  aucune 
souveraine  puissance  au  monde  à  qui  il  faille  après 
rendre  compte  ni  qui  se  soucie  de  nous  ?  Mais,  au 
contraire,  quel  hasard  court  celui  qui  mécroit,  et,  en 
mécroyant,  quelle  horrible  punition   à   celui  qui  se 


236  MONTAIGNE    ET   SES  AMIS. 

mécompte  ?  Sa  faute  demeure  tant  grande,  grosse  et 
entière  qu'elle  peut  être  ;  elle  n'a  aucune  excuse,  car 
toutes  choses  lui  disent,  crient  et  prêchent  de  le 
croire,  honorer  et  servir,  et  rien  ne  l'en  détourne 
que  sa  malice  ».  L'argument  est  spécieux  et  le  parait 
bien  plus  dans  la  bouche  sensée  et  raisonneuse  de 
Charron  qu'au  service  de  la  foi  inquiète  et  haletante 
de  Pascal. 

Charron  procède  encore  de  la  sorte,  quand  il  passe, 
en  particularisant,  de  la  religion  en  général  au 
christianisme.  Ce  qu'il  voit  toujours  le  mieux  et  qu'il 
met  le  mieux  en  lumière,  c'est  l'action  morale  du 
christianisme,  l'excellence  de  sa  doctrine.  Il  y  a  telle 
page  sur  les  qualités  de  la  vraie  religion  et  de  la 
vertu  chrétiennes,  tel  passage  sur  l'enseignement  de 
son  fondateur,  qui  est  d'une  éloquence  mâle  et  forte, 
malgré  la  symétrie  trop  voulue  du  raisonnement. 
Mais  là  encore  Charron  n'a  garde  d'affaiblir  les  ob- 
jections. Bien  au  contraire,  il  remarque  que  «  la 
religion  chrétienne  qui,  étant  la  seule  vraie  au  monde, 
la  vérité  révélée  de  Dieu,  devrait  être  très  une  et  unie 
en  soi,  comme  n'y  a  qu'un  Dieu  et  qu'une  vérité  », 
est,  au  contraire,  «  déchirée  en  tant  de  parts  et 
divisée  en  tant  d'opinions  et  sectes  contraires  qu'il 
n'y  a  article  de  foi  ni  point  de  doctrine  qui  n'ait  été 
débattu  et  agité  diversement  et  n'y  ait  eu  des  hérésies 
et  sectes  contraires  ».  Puis,  comme  Montaigne 
dénombrant  les  incertitudes  de  la  raison  humaine 
pour  l'incliner,  mollement,  il  est  vrai,  devant  une 
autorité  supérieure.  Charron,  lui  aussi,  se  plaît  à 
énumérer  toutes  ces  hérésies,  pour  conclure  de  leur 
multiplicité  et  de  leur  divergence  à  la  suprématie  du 


CHARRON  PRÉDICATEUR   ET  POLÉMISTE.  2o7 

catholicisme  qui,  selon  lui,  n'a  pas  varié.  L'argument 
de  Montaigne  se  prolonge,  pour  ainsi  dire,  au  delà 
de  ce  que  celui-ci  avait  prévu,  et  Charron  reste 
sceptique  de  méthode  en  insistant  sur  les  contradic- 
tions humaines.  Poussant  plus  avant  sa  pensée,  il 
proclame  même  que  le  doute  est  salutaire  et  en  fait 
la  première  étape  de  la  sagesse  et  de  la  foi.  Ne  pas 
se  prononcer  est,  selon  lui,  un  excellent  état  prélimi- 
naire à  la  croyance,  à  la  condition  de  se  soumettre 
et  de  se  conformer,  en  attendant,  à  ce  qui  semble  le 
meilleur  et  le  plus  vraisemblable.  C'est  Montaigne 
obéissant  à  la  coutume,  parce  que  la  raison  commune 
a  moins  de  chance  d'errer  que  la  raison  isolée.  Et 
l'esprit,  ainsi  débarrassé  de  toute  affirmation  exa- 
gérée, connaissant  sa  propre  incapacité,  mais  y 
suppléant  autant  qu'il  est  en  lui  par  le  bon  sens 
général,  est  mieux  à  même  d'accueillir  la  foi  et  la  voix 
d'en  haut.  Cela  résulte  d'un  passage  très  significatif 
déjà  cité  par  Sainte-Beuve  '  : 

«  Il  semble  que,  pour  planter  et  installer  le  chris- 
tianisme en  un  peuple  mécréant  et  infidèle  comme 
maintenant  est  la  Chine,  ce  serait  une  très  belle  mé- 
thode de  commencer  par  ces  propositions  et  persua- 
sions :  Que  tout  le  savoir  du  monde  n'est  que  vanité 
et  mensonge  ;  que  le  monde  est  tout  conflit,  déchiré 
et  vilaine  d'opinions  fantasques,  forgées  en  son  pro- 
pre cerveau  ;  que  Dieu  a  bien  créé  l'homme  pour  con- 
naître la  vérité,  mais  qu'il  ne  la  peut  connaître  de  soi, 
ni  par  aucun  moyen  humain  et  qu'il  faut  que  Dieu 
même  au  sein  duquel  elle  réside  et  qui  en  a  fait  venir 

1.  Causeries  du  lundi,  t.  XI,  p.  243. 

MONTAIGNE  II.  17 


258  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

l'envie  à  l'homme,  la  révèle  comme  il  l'a  fait,  etc., 
etc.  Ayant  bien  battu  ce  point  et  rendu  les  hommes 
comme  Académiciens  et  Pyrrhoniens,  il  faut  proposer 
les  principes  du  christianisme  comme  envoyés  du 
ciel  et  apportés  par  l'ambassadeur  et  parfait  confi- 
dent de  la  divinité,  autorisé  et  confirmé  en  son  temps 
par  tant  de  preuves  merveilleuses  et  témoignages  très 
authentiques.  Ainsi  cette  innocente  et  blanche  sur- 
séance et  libre  ouverture  à  tout  est  un  grand  prépa- 
ratoire à  la  vraie  piété,  et  à  la  recevoir  comme  je 
viens  de  le  dire,  et  à  la  conserver,  car  avec  elle  il 
n'y  aura  jamais  d'hérésies  et  d'opinions  triées,  par- 
ticulières, extravagantes  ;  jamais  Pyrrhonien  ni 
Académicien  ne  sera  hérétique  ;  ce  sont  choses  oppo- 
site»...  » 

La  méthode  de  Charron  est  ici  tout  entière  à  nu, 
ainsi  que  Sainte-Beuve  en  a  déjà  fait  la  remarque  : 
chrétien  par  raison  et  même  orthodoxe,  mais  païen 
d'imagination  et  sceptique  par  nature  d'esprit.  Char- 
ron dégage  de  la  sorte  le  fil  conducteur  qui  part  des 
Essais  et  qui  aboutit  à  la  Sagesse  à  travers  les  Trois 
Vérités. 


CHAPITRE    II 
CHARRON    PHILOSOPHE. 


La  dernière  partie  de  la  vie  de  Charron  est  beau- 
coup moins  agitée  que  la  première  ;  les  quelques 
années  dont  elle  se  compose  s'écoulèrent  seulement 
dans  deux  villes,  Cahors  et  Condom,  sauf  divers  sé- 
jours à  Bordeaux  ou  à  Paris.  Charron  ne  semble  plus 
alors  être  saisi  de  cette  ardeur  de  prosélytisme  qui  le 
poussait  jadis  de  chaire  en  chaire  et  il  essaie  de  se 
ménager  maintenant  une  existence  tranquille,  plus 
conforme  aux  besoins  de  son  âge  et  de  son  esprit 
apaisé.  S'il  prêche  encore,  et  parfois  même  trop  fré- 
quemment à  son  gré,  il  n'est  plus  exclusivement 
orateur  et  livré  lout  entier  aux  emportements  de  l'é- 
loquence. Entre  temps,  il  s'est  découvert  écrivain  et 
le  succès  qu'a  obtenu  son  premier  livre  a  donné  à 
son  activité  intellectuelle  une  autre  direction.  La 
plume  a  été,  pour  ainsi  dire,  le  balancier  de  sa  pensée  ; 
c'est  elle  qui  en  réglera  l'allure  et  la  gardera  des 
exagérations.  Charron  a  pris  goût  à  la  préparation 
solitaire  des  livres  et  il  s'y  abandonnera  plus  volon- 
tiers qu'aux  éclats  de  la  parole  publicjue,  séduisante 
mais  trompeuse.  Cependant,  il  ne  renonce  pas  à 
celle-ci,  soit  par  métier,  soit  par  inclination  secrète. 
Mais  l'orateur  fait  place,  en  lui,  au  philosophe,  et  la 


260  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

transformation  est  trop  importante  pour  qu'il  ne  soit 
pas  utile  de  la  signaler  nettement  dès  le  début. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  Antoine  d'Ebrard  de 
Saint-Sui|)ice,  évèque  et  baron  de  Cahors,  ayant  lu  la 
première  édition  anonyme  des  Trois  vérités,  avait 
voulu  en  posséder  l'auteur  auprès  de  lui.  Il  se  l'était 
attaché  en  qualité  de  vicaire  général  et  de  théologal 
de  son  église,  et  c'est  à  Cahors  que  Charron,  tout  en 
vaquant  à  ses  fonctions  de  prédicateur,  avait  préparé 
cette  seconde  édition  des  Troi9  Vérités  avec  réponse 
aux  huguenots  dont  il  a  également  été  question  aupa- 
ravant. A  peine  avait-il  achevé  cette  révision  depuis 
quelques  mois  —  il  en  adressait  le  manuscrit  le  24 
otîlobre  io94  à  son  imprimeur,  Simon  Millanges,  de 
Bordeaux,  et  le  livre  parut  au  commencement  de 
1595  —  que  Charron  était  député  à  l'assemblée  géné- 
rale du  clergé  de  France  qui  devait  se  tenir  à  Paris, 
à  la  fin  de  cette  même  année.  C'était  la  première  fois 
que  le  clergé  catholique  se  réunissait  ainsi  sous  le 
règne  de  Henri  IV.  Dix  ans  auparavant,  le  roi  Henri 
III  en  avait  accordé  d'avance  la  permission  pour  le 
25  juillet  1595,  mais  les  troubles  qui  agitaient  encore 
certaines  provinces  n'avaient  pas  permis  d'exécuter 
ce  projet  à  sa  date  précise.  Dans  l'intervalle,  les  pas- 
sions se  calmèrent  et  le  pape,  en  donnant  l'absolu- 
tion au  roi,  leva  le  dernier  obstacle  qui  s'opposait  à 
la  réunion  du  clergé. Les  députés  purent  donc  s'assem- 
bler, le  lundi  6  novembre  1595,  au  couvent  des 
Augustins  de  Paris  et  nul  ne  devait  s'étonner  de  trou- 
ver Charron  parmi  eux  pour  représenter  sa  province 
ecclésiastique.  Par  son  livre,  en  effet,  Charron  s'était 
efforcé  de  contribuer  à  l'union  des  Français  sous  le 


CHAKRON    PHILOSOPHE.  261 

pouvoir  d'un  prince  brave  et  généreux,  au  sein  d'une 
religion  modérée  et  large,  et  on  a  eu  raison  de  dire 
que  l'ouvrage,  à  sa  manière  et  sous  sa  forme  grave, 
avait  servi  la  même  cause  que  la  Ménippée,  celle  de 
la  restauration  royale  et  du  rétablissement  de  l'auto- 
rité. A  ce  titre,  la  place  de  l'écrivain  était  marquée 
auprès  des  prélats  qui  allaient  examiner  les  affaires 
du  clergé  de  France. 

L'assemblée  connaissait  assurément  et  appréciait 
les  mérites  de  Charron,  car,  deux  jours  après  son 
ouverture,  le  8  novembre,  dans  sa  séance  de  l'après- 
midi,  elle  le  désignait  pour  le  premier  de  ses  secré- 
taires. De  ce  moment  commença  pour  le  nouveau 
secrétaire  une  vie  fort  occupée,  non  qu'il  paraisse 
avoir  joué,  dans  la  réunion,  un  rôle  prépondérant, 
mais  il  s'acquitta  avec  scrupule  des  fonctions  qu'on 
lui  avait  confiées  et  tâcha  de  mettre  dans  leur  exer- 
cice les  qualités  d'assiduité  qu'on  attendait  de  lui. 
L'assemblée  avait  fort  à  faire  et  tenait  le  plus  souvent 
deux  séances  par  jour.  Bien  des  questions  de  disci- 
pline ou  d'administration  ecclésiastiques  sollicitaient 
son  attention  ;  il  lui  fallait  essayer  de  porter  remède 
aux  abus,  mettre  un  terme  aux  irrégularités,  assurer 
pour  l'avenir  l'exacte  observation  des  règles  et,  en 
particulier,  la  perception  des  décimes.  Charron  prit 
consciencieusement  sa  part  de  toutes  ces  besognes. 
«  Nous  sommes  affolés  d'affaires  matin  et  soir  et 
entrons  à  six  heures  du  matin  »,  écrit-il  à  son  ami 
l^a  lîochemaillet,  alois  (jue  U^s  séances  touchent  déjà 
à  leur  fin.  En  sa  qualité  de  secrétaire,  il  devait  en 
effet  dresser  les  procès-verbaux  de  l'assemblée  et  en 
résumer  les  décisions.  L'exactitude  était  pour  cela  le 


262  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

premier  des  devoirs  et  elle  semble   n'avoir  pas  fait 
défaut  à  Charron. 

Nous  apprenons  par  une  quittance  du  15  juin  159G, 
portant  reçu  des  sommes  qui  lui  avaient  été  allouées, 
que  Charron  se  mit  en  route  pour  Paris  le  15  sep- 
tembre 1595,  qu'il  assista  à  l'assemblée  tout  entière 
jusqu'à  la  clôture,  le  3i  mai  1596,  et  qu'ensuite  il 
resta  huit  jours  encore  «  pour  achever  de  faire  signer 
et  expédier  les  procès-verbaux,  mandements  et  autres 
expéditions  d'icelle  assemblée  '  ».  Tout  cela  formait 
un  total  de  283  jours  de  présence,  y  compris  le 
voyage  tant  à  l'aller  qu'au  retour,  pour  lesquels 
Charron  toucha  une  indemnité  de  1420  écus,  à  raison 
de  5  écus  par  jour.  Ajoutons  que  Charron  fut  chargé, 
en  sa  qualité  de  secrétaire,  de  transmettre  au  pape 
l'épitre  latine  que  les  membres  de  l'assemblée  lui 
adressèrent  avant  de  se  séparer.  Telles  étaient  en 
résumé  les  fonctions  multiples  et  absorbantes 
auxquelles  il  dut  se  livrer  pendant  plusieurs  mois. 
Elles  ne  le  prirent  pourtant  pas  au  point  de  lui  ôter 
tout  loisir.  Se  retrouvant  dans  la  ville  qui  avait  vu 
ses  débuts  d'orateur,  Charron  ne  put  résister  au 
plaisir  de  faire  entendre  de  nouveau  sa  voix  dans 
I  une  de  ces  églises  de  Paris  où  jadis  elle  avait  été 
goûtée.  Il  prêcha  à  Saint-Eustache  le  jour  et  le  sur- 
lendemain de  la  Toussaint  de  1595,  puis,  heureux 
sans  doute  du  succès  retrouvé,  il  prêcha  le  Carême 
suivant.  Ce  furent  là  ses  derniers  sermons  à  Paris 
et  peu  après    l'orateur  regagnait  sa  province,   non 

1.  Bibliolhèque  nationale,  Cabinet  des  titres,  Pièces  origina- 
les, vol.  689,  dossier  Charron,  pièces  19  et  20. 


CHARRON  PHILOSOPHE.  263 

sans  incident,  car,  à  Orléaiis,  son  valet  lui  déroba 
son  avoir  et  le  laissa  «  sans  un  liard  »,  si  bien  que, 
pour  continuer  sa  route,  il  dut  recourir  à  la  bourse 
d'un  de  ses  collègues  à  l'assemblée  du  clergé,  Jac- 
ques Des  Aiguës,  conseiller  clerc  au  Parlement  de 
Bordeaux,  qui  cheminait  avec  lui. 

Si  Charron  ne  trouva  pas  tout  à  fait  à  Cyhors 
l'existence  qu'il  souhaitait,  il  revint  du  moins  dans 
un  milieu  assez  favorable  pour  que  ses  goûts  litté- 
raires pussent  s'y  développer  à  l'aise.  Vieille  cité 
d'aspect  archaïque,  enserrée  par  le  Lot  à  peu  près 
de  toutes  parts  et  dominée  par  des  rocs  abrupts  et 
nus,  Cahors  conserve  encore  la  physionomie  agreste 
et  rude  que  Charron  dut  lui  connaître,  avec  sa 
gigantesque  tour  du  Pape,  sa  vieille  église  des  Corde- 
liers,  son  pont  de  Valentré  flanqué  de  tours  carrées. 
La  partie  basse  de  la  ville,  celle  qui  s'était  groupée 
autour  de  la  cathédrale,  de  l'évéché,  de  l'université, 
subsiste  encore  telle  qu'il  y  a  trois  siècles,  gardant 
ses  maisons  à  terrasses,  hautes,  massives  et  sombres, 
ses  ruelles  étroites  et  enchevêtrées,  ses  badernes,  son 
pittoresque  et  son  charme  frustre  d'autrefois.  Mais 
le  ciel,  bleu  et  pur,  est  d'une  douceur  singulière  dans 
cet  endroit  où,  comme  le  dit  Marot, 


Le  soleil  non  trop  excessif  est, 
Par  quoi  la  terre  avec  honneur  s'y  vêt 
De  mille  fruits,  de  mainte  fleur  et  plante  ; 
Bacclnis  aussi  sa  bonne  vii^ne  y  plante 
Par  art  subtil,  sur  montagnes  pierreuses, 
Rendant  liqueurs  fortes  et  savoureuses  : 
Mainte  fontaine  y  murmure  et  ondoie. 
Et  en  tout  temps  le  laurier  y  verdoie 


264  MONTAIGNE   lîT   SES  AMIS. 

Près  de  la  vigne,  ainsi  comme  dessus 
Le  double  mont  des  Muses,  Parnassus  ; 
Dont  s'esbahit  la  mienne  fantaisie 
Que  plus  d'esprits  de  noble  poésie 
N'en  sont  issus. 

Ici  Marot,  se  trompe,  car  durant  le  siècle  qui  s'ache- 
vait au  moment  où  Charron  vint  l'habiter,  cette  terre 
avait  été  aussi  fertile  que  nulle  autre  en  poètes  fran- 
çais ;  c'étaient,  sans  compter  Marot  lui-même  le  plus 
gracieux  et  le  plus  renommé,  Hugues  Salel  le  tra- 
ducteur d'Homère,  le  délicat  et  pénétrant  Olivier  de 
Magny,  le  caustique  Guillaume  Du  Buys.  La  science 
elle  aussi  était  honorée  à  Cahors,  depuis  que  le  pape 
Jean  XXH,  cadurcien  d'origine,  y  avait  installé,  deux 
siècles  auparavant,  un  important  foyer  d'instruction, 
en  érigeant  en  ISSâ,  une  université  dont  il  fixa  lui- 
même  les  privilèges  et  les  statuts.  Les  études  juridi- 
ques en  particulier  y  brillaient,  au  xvi''  siècle,  d'un 
éclat  fort  vif,  enseignées  comme  elles  l'avaient  été 
successivement  par  des  jurisconsultes  tels  que  Guil- 
laume Benedicti,  Nicolas  de  Gimont,  Antoine  de 
Gouvéa,  Cujas  ou  François  Roaldès.  Ce  voisinage  était 
donc  fort  propre  à  stimuler  l'ardeur  littéraire  de 
Charron.  Si  c'est  là  ce  qu'il  cherchait,  il  l'y  trouva. 

Mais  l'accomplissement  de  ses  devoirs  profession- 
nels ne  laissait  guère  de  liberté  à  Charron.  H  s'en 
plaint  à  son  ami  La  Hochemaillet  presque  aussitôt 
après  son  retour  de  l'assemblée  du  clergé,  «s.  Je  n'ai 
point  encore  eu  le  loisir  d'écrire,  dit-il  le  4  septem- 
bre 1596,  tant  j'ai  trouvé  ici  de  besogne  taillée;  et 
Monseigneur  qui  me  charge  sur  les  épaules  tout  le 
soin  de  son  clergé  !  »  Pourtant  ces  occupations,  du- 


CHARRON   PHILOSOPHE. 


265 


rent  devenir  moins  absorbantes,  car  peu  après  on 
voit  Charron  annoncer  avec  allégresse  à  son  corres- 
pondant qu'il  s'occupe  à  faire  un  livre.  «  Je  me  suis 
mis  depuis  peu  de  jours,  écrit-il  de  Cahors,  le  8 
mars  1597,  à  mon  livre  que  je  compose  avec  plaisir. 
Je  me  persuade  qu'il  plaira  à  certaine  humeur  de 
gens;  il  s'appellera  la  Sagesse  et  il  y  aura  trois  livres. 
Le  premier  sera  tout  achevé  avant  Pâques  et  le  se- 
cond avant  la  Pentecôte  ».  Dans  l'entrain  du  début, 
Charron  se  fait  illusion  en  ceci.  Les  choses  allèrent 
beaucoup  moins  vile  qu'il  l'espérait  et  il  mandait  en- 
core à  son  correspondant,  le  4  juin  1598,  plus  d'un 
an  après  le  commencement  de  son  labeur  :  «  Mon 
livre  est  fort  avancé  ;  les  deux  tiers  et  plus  sont  ache- 
vés et  en  l'automne  j'espère  qu'il  sera  bien  près  de  sa 
fin.  Étant  fait,  je  vous  l'enverrai,  si  vous  le  trouvez 
bon,  pour  puis  aviser  ce  qui  sera  à  propos  ».  Main- 
tenant Charron  ne  s'abuse  plus  en  prévoyant  la  fin 
prochaine  de  son  œuvre.  Un  mois  après,  le  28  juillet, 
il  se  préoccupe  de  savoir  à  qui  il  le  dédiera.  «  C'est 
chose  très  assurée  et  n'en  doutez  que  je  vous  enver- 
rai mon  livre  sitôt  qu'il  sera  at;hevé  et  j'espère  qu'il 
le  sera  dedans  trois  ou  quatre  mois.  Je  crois  que 
pour  avoir  privilège  et  permission  de  le  faire  impri- 
mer (ce  sont  deux  choses),  il  le  faudra  montrer  à  M. 
de  Bourges.  Je  n'ai  point  encore  résolu  à  qui  le  dé- 
dier et  ne  sais  si,  pour  ce  qu'il  y  a  trois  livres,  je  le 
dédierai  à  trois  divers  ou  tout  à  un.  J'ai  bien  en  ma 
tète  d(;  prendre  ou  ledit  sieur  de  Bourges  (mais  il  s'en 
va  mourir  et  nemo  occidentem  solem  adorât),  ou  la 
comtesse  de  Guissen,  ancieiuic  maîtresse  du  roi,  car 
elle  me  connaît  fort,  ou  M.  le  marquis  de  Pisany,  goUf 


266  MONTAIGNE  ET   SES   AMIS. 

verneur  du  petit  prince,  ou  M.  d'Épernon.  Bref  je 
suis  inoertain  ;  mais  il  n'y  a  point  de  hâte  ».  Finale- 
ment c'est  à  ce  dernier  que  le  livre  fut  dédié,  et  il  ne 
porte  en  tète  ni  le  nom  de  l'archevêque  de  Bourges, 
Renauld  de  Beaune,  qui,  soit  dit  en  passant,  vécut 
plus  longtemps  encore  que  Charron,  ni  celui  du  mar- 
quis de  Pisany,  gouverneur  du  jeune  prince  de  Condé, 
ni  môme, —  la  chose  eût  été  plus  piquante, —  celui  de 
la  comtesse  de  Guissen,  celte  belle  Corisande  ({ue 
Montaigne  choyait  jadis  en  lui  adressant  quelques 
sonnets  amoureux  de  La  Boétie,  et  ((ue  Charron,  pé- 
dant et  malhabile,  songeait  à  convier  aux  leçons  de 
sa  Sagesse  raisonneuse  maintenant  (jue  le  plaisir 
fuyait  avec  la  jeunesse. 

Le  manuscrit  de  l'ouvrage  était  prêt.  «  L'on  met 
au  net  mon  livre  et  je  vous  l'enverrai,  »  annonce 
Charron  à  La  Rochemaillel,  le  :2o  novembre  1598. 
Cependant,  le  28  avril  de  l'année  suivante,  il  revient 
sur  sa  promesse  et  explique  pourquoi  il  ne  peut  la 
tenir.  «  Mon  livre  est  achevé,  mais  je  suis  bien  em- 
pêché à  vous  l'envoyer  tant  pour  n'avoir  homme 
assez  assuré  qu'aussi  je  n'en  ai  qu'une  copie  bien 
correcte  et  au  net,  et  ne  sais,  vous  l'ayant  envoyé, 
quand  je  le  pourrai  bien  recouvrer  pour  y  mettre  les 
additions  que  je  fais  tous  les  jours.  Je  ne  le  recou- 
vrerais pas  quand  je  voudrais,  et,  si  je  le  perdais,  je 
serais  à  mon  pain  querre.  Bref,  j'appréhende  fort  de 
l'envoyer.  J'attendrai  encore  quelque  commodité.  » 
D'ailleurs,  Simon  Millanges  qui  avait  publié  les  Trois 
vérités  s'était  déjà  occupé  de  ce  nouveau  livre  et  le 
demandait  à  l'auteur  :  «  L'imprimeur  de  Bordeaux, 
Millanges,  m'a  parlé  de  l'imprimer  ;  je  lui   réponds 


CHARRON   PHILOSOPHE. 


26- 


qu'il  faut  voir  auparavant  que  n'en  répondre  >  (février 
1599).  Il  fallait  aussi,  avant  de  commencer  la  beso- 
gne, s'assurer  au  préalable  la  permission  de  l'auto- 
rité ecclésiastique  et,  pour  sauvegarder  les  intérêts 
de  l'auteur  et  de  l'imprimeur,  obtenir  ensuite  un 
privilège  du  roi,  ce  qui,  dans  l'espèce,  demanda 
encore  un  assez  long  temps. 

Quand  les  choses  furent  à  même  d'être  utilement 
traitées,  Charron  vint  faire  un  séjour  à  Bordeaux  pour 
s'entendre  définitivement  avec  son  imprimeur.  Il  s'y 
trouvait  au  mois  de  mars  IHOO  et  y  demeura  sans 
doute  quelques  mois.  Précisément  un  courrier  allait 
se  rendre  de  Bordeaux  auprès  du  roi,  alors  occupé  à 
sa  campagne  contre  le  duc  de  Savoie.  Charron  en 
profila  pour  essayer  d'obtenir  de  la  sorte  le  privilège 
qui  lui  était  nécessaire.  «  Il  est  allé  un  homme  en 
cour  de  Bordeaux,  écrit-il  le  6  mai  1600  à  La  Ro- 
chemaillet,  qui  a  promis  de  me  recouvrer  un  privi- 
lège général,  et  Millanges,  notre  imprimeur,  désire 
imprimer  mes  petites  fantaisies.  Voilà  pourquoi 
j'attends  encore.  Si  je  ne  puis  recouvrer  ce  privilège, 
je  vous  enverrai  tout  pour  le  faire  imprimer  ».  En 
effet,  avant  la  fin  de  l'année  (12  novembre  1600), 
Charron  mandait  à  son  correspondant  :  «  J'ai  recouvré 
mon  piivilège  enfin  et  ne  fut  qu'hier;  bientôt  je  ferai 
mettre  la  main  à  la  besogne  et  en  saurez  les  nou- 
velles ».  Ainsi  que  Charron  le  demandait,  le  roi  lui 
avait  accordé  un  privilège  général  par  lettres-paten- 
tes datées  de  Chambéry  le  27  septend)re  1600.  (I 
était  dit  :  «  Maître  Pierre  Charron  nous  a  fait 
remontrer  qu'avec  plusieurs  labeurs  et  frais  il  a 
composé   aucuns    livres  concernant  la  foi,   relij^ion 


268  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

catholique  et  autres  œuvres  et  écrits  moraux  et 
chrétiens,  et  entre  autres  les  trois  livres  des  Trois 
vérités  déjà  imprimés,  et  sept  (?)  livres  de  la  Sagesse, 
et  plusieurs  discours  chrétiens  et  homélies  qui  n'ont 
été  imprimés  ;  il  désirerait  faire  imprimer  et  mettre 
à  lumière  par  tel  ou  tels  imprimeurs  ou  libraires  que 
bon  lui  semblera  pour  conduire  et  diriger  plus  utile- 
ment et  soigneusement  ce  qui  se  présentera  sur  le 
fait  de  l'impression,  débit  et  vente  desdits  livres 
sans  qu'autre  que  celui  ou  ceux  que  ledit  Charron 
donnera  pouvoir  et  permission  puissent  imprimer  et 
mettre  en  vente  ses  dits  livres  et  écrits  pendant  et 
durant  le  temps  et  espace  de  dix  ans,  nous  suppli- 
ant très  humblement  lui  vouloir  octroyer  sur  ce  nos 
lettres  de  provision  nécessaires  ».  Le  roi  accorda 
toutes  ces  autorisations  et  permit  à  Charron  de  faire 
imprimer  et  mettre  en  vente  tous  ces  ouvrages 
«  en  telles  marges  et  caractères  et  par  tel  ou  tels 
imprimeurs  ou  libraires  que  bon  lui  semblera,  sépa- 
rément ou  conjointement  ».  Et  Charron,  ainsi  nanti 
d'un  privilège  tel  qu'il  l'avait  souhaité,  s'empressait 
de  le  faire  enregistrer  par  le  Parlement  .de  Bordeaux 
le  16  novembre  1600'. 

L'imprimeur  n'eut  plus  qu'à  commencer  la  beso- 
gne de  publier  ce  que  l'auteur  appelait  ses  «  petites 
fantaisies  »,  et  plusieurs  volumes  virent  successive- 
ment le  jour  à  brève  échéance.  C'était  d'abord  un 
livre  intitulé  VOctave  cojitenant  huit  discours  du 
Saint-Sacrement,    avec   un   autre   discours    de    la 


1.  Archives  historiques  du  département  de   la  Gironde, 
t.  XXVI,  p.  2o. 


CHARRON  PHILOSOPHR.  269 

communion  de.-i  saiyits^.  Charron  y  donna  même 
bientôt  une  suile  en  recueillant  une  seconde  partie 
des  Discours  chrétiens,  et  montrait  ainsi  nettement 
que  l'orateur  cédait  le  pas  en  lui  à  l'écrivain,  puisque 
celui-ci  prenait  à  tâche  de  refondre  les  œuvres  de 
celui-là.  Enfin,  le  30  juin  1601,  les  presses  de  Mil- 
langes  achevaient  d'imprimer,  en  un  élégant  volume 
comme  l'habile  typographe  savait  les  faire,  l'ouvrage 
qui    devait    établir    la    réputation   de   son   auteur 2. 


1.  L'octave  contenant  huict  discours  du  S.  Sacrement, 
avec  un  autre  discours  de  la  communion  des  Saints,  par 
M.  Pierre  Charron,  Parisien.  A  Bourdeaus,  par  S.  Millanges, 
imprimeur  ordinaire  du  Roy.  1600.  Petit  in-8,  de  204  p. 
L'achevé  d'imprimer  est  du' 10  octobre  1600.  —  La  seconde 
partie  a  pour  titre  :  Discours  chrestiens  de  M.  Pierre  Charron, 
Parisien,  chantre  et  chanoine  théologal  de  l'église  cathédrale 
de  Condom.  Seconde  partie.  A  Bourdeaus,  par  Simon  Millan- 
ges, imprimeur  ordinaire  du  Roy.  1681.  Petit  in-8,  de  vn  tf. 
lim.  et  194  p.  L'achevé  d'imprimer  est  du  6  février  1601 .  Quel- 
ques-uns des  sentiments  particuliers  de  Charron  se  font  jour 
dans  la  dédicace  à  Jean  Du  Chemin  et  on  y  voit  que,  tout  en 
imprimant  ses  ouvrages  de  théologie,  l'auteur  songeait  à 
l'autre  livre  qu'il  allait  mettre  au  jour.  «  Qui  méprise  le  monde 
est  de  lui  méprisé  ;  qui  fait  cas  du  monde  et  s'accommode  de 
lui,  le  monde  lui  fait  de  même  ;  mais  les  esprits  sublimes  et 
francs  ne  se  peuvent  tant  baisser  et  captiver  que  faire  cas 
de  ce  qu'ils  n'estiment  point,  et  n'en  sont  pourtant  en  peine, 
car  ils  trouvent  chez  eux  de  quoi  se  contenter,  qui  est  l'effet 
et  le  fruit  de  sagesse.  «  C'est  ainsi  que  l'orateur  devenait 
philosophe  et  que  Charron  vieillissant  en  arrivait,  après 
bien  des  détours,  à  la  modération  résignée  dont  Montaigne 
lui  offrait  le  pariait  exemple. 

2.  De  la  Sagesse,  livres  trois,  par  M.  Pierre  Le  Charron, 
Parisien,  chanoine  théologal  et  chantre  en  l'église  cathédrale 
de  Condom.  A  Bourdeaus,   par  Simon  Millanges,   imprimeur 


270  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Renonçant  au  développement  des  préceptes  reli- 
gieux et  à  la  défense  de  la  foi,  Charron  voulait  main- 
tenant tracer  le  portrait  de  la  sagesse  purement 
humaine,  en  dégager  les  traits  et  les  leçons,  et  bien 
que  le  tableau  fut  austère  et  trop  symétrique,  il  plût 
tellement  à  ceux  qui  le  virent  alors  qu'il  illustra  le 
nom  du  peintre. 

Aujourd'hui,  quand  nous  lisons  la  Sagesse  après 
les  Trois  vérités,  nous  sommes  surpris  et  quelque  peu 
scandalisés  de  ces  manifestations  si  diverses  de  la 
pensée  de  Charron.  Nous  accuserions  volontiers 
celui-ci  de  duplicité,  jugeant  qu'il  y  a  contradiction 
entre  sa  théologie  et  sa  philosophie.  Aussi  n'est-ce 
point  de  la  sorte  qu'il  convient  de  procéder  ;  loin  de 
faciliter  l'intelligence  de  la  doctrine  de  Charron,  l'or- 
dre chronologique  ne  sert  au  contraire  qu'à  la  faire 
plus  mal  apprécier.  C'est  la  route  inverse  qu'il  faut 
suivre  et  aller  de  la  Sagesse  aux  Trois  vérités,  re- 
monter de  Charron  philosophe  à  Charron  théologien. 
On  ne  saurait  l'oublier,  en  effet,  celte  sagesse  humai- 
ne, dont  Charron  cherche  à  déterminer  ici  les  condi- 
tions et  dont  le  scepticisme  est  la  base  la  plus  sûre 
parce  qu'il  est  fondé  sur  l'exacte  connaissance  de 
l'homme,  n'est  qu'un  état  préparatoire,  une  sorte 
d'acheminement  vers  une  sagesse  supérieure,  procé- 
dant de  la  révélation  et  de  la  foi,  ou,  tout  au  moins, 
un  état  qui,  s'il  n'implique  pas  nécessairement  la  foi, 
n'implique  pas  davantage  l'incrédulité.  Charron  a 
pris  soin    de    s'expliquer   lui-même   à   cet    égard  : 

ordinaire  du  Roy.  1601.  Petit  in-8  de  16fî.  lim.  (dont  2  blancs) 
et  772  pp.  (La  réimpression  de  même  date  a  676  pp.).  L'achevé 
d'imprimer  est  du  «  dernier  jour  de  juin  1601  ». 


A 


CHARRON   PHILOSOPHE.  271 

«  Noire  dessein  en  cette  œuvre  de  trois  livres,  dit-il, 
est  premièrement  enseigner  l'homme  à  se  bien  con- 
naître et  l'humaine  condition,  le  prenant  en  tous  sens 
et  le  regardant  à  tous  visages,  —  c'est   au  premier 
livre  ;  —  puis,  l'instruire  à  se  bien  régler  et  modérer 
en  toutes  choses,  ce  que  nous  ferons  en  gros  par  avis 
et  moyens  généraux  et  communs  au  second   livre  ; 
et  particulièrement  au  troisième  par  les  quatre  vertus 
morales  sous  lesquelles  est  comprise  toute  l'instruc- 
tion de  la  vie  humaine  et  toutes  les  parties  du  devoir 
et  de  l'honnête.    Voilà   pourquoi    cette  œuvre,   qui 
instruit  la  vie  et  les  mœurs  à  bien  vivre  et  à  bien 
jnourir,  est  intitulée  Sagesse,  comme  la  nôtre  précé- 
dente qui  instruisait  à  bien  croire  a  été  appelée  Véri- 
té ou  bien  les  Trois  vérités,  y  ayant  trois  livres  en 
celle-ci  comme  en  celle-là  ».  L'ensemble  du  plan  de 
Charron  se  montre  ici,   bien  que  la  symétrie  de  la 
composition  y  soit  plus  apparente  que  réelle.  Dans  la 
Sagesse,  le  dernier  en  date  de  ses  ouvrages,  celui 
ui  nous  semble  au  contraire  maintenant  contenir  la 
prélace  de  sa  doctrine,  le  philosophe  montre  l'incapa- 
cité de  l'homme  à  saisir  la  vérité  pure  parce  qu'elle 
est  au-dessus  de  ses  facultés  et  qu'elle  «  loge  dans  le 
sein  de  Dieu  ».  Pourtant,  et  malgré  tout,  il  ne  saurait 
y  avoir  de  vraie  théologie,  selon  Charron,  sans  l'étu- 
de de  l'homme,  car  «  l'homme  est  l'échelle  de  la  di- 
vinité, et  c'est  en  soi-même  qu'il  trouve   plus    de 
marques  et  de  traits  de  Dieu  qu'en  tout  le  reste  ». 
Aussi  Charron  asseoit-il  sa  propre  théologie  sur  cette 
étude  capitale  et,  s'il  analyse  l'homme,  c'est  autant 
pour  connaître  celui-ci  que  pour  apprendre,  de  lu 
sorte,  à  connaître  Dieu. 


272  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

On  a  dit  de  Charron  qu'il  a  été  le  secrétaire  de 
Montaigne.  Gela  est  vrai  surtout  de  sa  psychologie, 
et  la  Sagesse  n'est,  à  cet  égard,  que  la  coordination 
des  Essais.  Montaigne  écrivait  de  lui-même  :  «  Je  n'ai 
point  d'autre  sergent  de  bande  à  ranger  mes  pièces 
que  la  fortune  ;  à  même  que  mes  rêveries  se  présen- 
tent, je  les  entasse.  »  Il  se  défend  aussi  de  prétendre, 
en  étudiant  ses  humeurs  personnelles,  en  les  décri- 
vant et  en  les  dénombrant,  tracer  autre  chose  que 
son  propre  portrait.  Il  donne  son  avis,  non  comme 
bon,  mais  comme  sien,  et  ne  songe  guère  à  indiquer 
à  ses  semblables  une  règle  de  conduite  conforme  à 
son  propre  exemple.  Dans  les  Essais,  point  de  pré- 
ceptes trop  généraux,  point  de  sentences  moralisan- 
tes ;  si  la  leçon  se  dégage  d'un  fait  particulier,  c'est 
d'elle-même,  pour  ainsi  dire,  parce  que  le  fait  a  été 
si  exactement  observé  et  décrit  qu'il  apporte  avec 
lui  sa  véritable  signification  et  que  l'esprit  du  lecteur 
la  tire  naturellement  et  sans  effort.  Au  contraire, 
Charron  a  la  prétention  de  dogmatiser,  de  rattacher  à 
des  idées  d'ensemble  des  exemples  assez  dissembla- 
blés,  de  dégager  des  faits  qu'il  rapporte  un  enseigne- 
ment dont  la  portée  soit  générale.  Il  semble  qu'il  ait 
voulu  devenir  le  «  sergent  de  bande  »  de  Montaigne, 
et,  resserrant  les  Essais,  en  faire  découler  des  con- 
clusions précises  devant  lesquelles  son  maître  avait 
tout  au  moins  hésité. 

Certes,  s'il  y  avait  de  l'esprit  de  système  dans  une 
pareille  prétention,  il  y  avait  aussi  de  la  maladresse. 
C'était  un  projet  assez  intempestif  que  prétendre 
ranger  en  bel  ordre  des  réflexions  dont  le  désordre 
apparent  n'était  pas  le  moindre  attrait,  sans  se  ren- 


CHARRON    PHILOSOPHE.  273 

(ire  compte  combien  la  disposition  première  cache 
d'art  et  combien  l'imprévu  de  la  rencontre  ajoute  de 
prix  à  l'observation  :  aiguisé  par  une  main  sûre,  le 
trait  frappe  d'autant  mieux  qu'il  est  lancé  inopinément 
au  moment  favorable.  Mais  Charron  semble  toujours 
être  demeuré  assez  insensible  à  ces  considérations 
d'art.  Orateur  mâtiné  de  logicien,  il  a  l'ordre  qui  fait 
la  clarté  ;  mais  il  n'a  ni  la  souplesse  qui  fait  le  char- 
me, ni  Ponction  qui  fait  la  grâce.  J'ignore  de  quel 
œil  Montaigne  eût  vu  le  dessein  de  son  disciple.  Il 
eût  trouvé  sans  doute  que  les  amis  ont  parfois  des 
façons  bien  malavisées  de  témoigner  leurs  sentiments  ; 
il  se  fut  souvenu  apparemment  que  Justin  admirait 
Trogue  Pompée  quand  il  le  résumait  en  des  morceaux 
choisis,  et  que  la  lourde  composition  du  premier  avait 
fini  par  supplanter  l'élégante  latinité  du  second.  Ce 
sont  là  des  perspectives  qu'on  n'aime  guère  à  voir 
ouvertes  devant  ses  propres  ouvrages,  si  gentilhom- 
me qu'on  se  pique  d'être.  Charron,  lui,  agissait  sans 
scrupule  :  «  Ce  que  j'ai  pris  d'autrui,  avoue-t-il 
ingénuement,  je  l'ai  mis  en  leurs  propres  termes,  ne 
le  pouvant  dire  mieux  qu'eux.  »  Et  il  pille  Montaigne 
avec  la  même  désinvolture  bicri  intentionnée  qu'il 
prend  à  Cicéron  le  plan  d'un  livre  ou  à  Sénèque  les 
éléments  d'un  chapitre  de  son  traité,  (ju'il  s'approprie 
les  considérations  politiques  de  Juste-Lipse  ou  la 
théorie  des  passions  de  Du  Vair.  Il  est  vrai  que 
l'esprit  de  classification  de  Charron  peut  se  donner 
librement  carrière  parmi  les  pages  si  touffues  de  son 
maitre  :  il  range  les  propositions,  les  aligne  au  cor- 
deau, résumant  la  suite  de  ses  pensées  en  des  tableaux 
synoptiques  dont  il  aime  à  orner  le  début  de  ses  dis- 

MONTAIGNB   11.  18 


274  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

serlations.  Les  Essais  réduits  en  tableaux  synopti- 
ques !  voilà  certes  une  innovation  que  Montaigne 
n'avait  pas  prévue  !  Charron  l'y  apportait  avec 
sécurité,  car  il  avait  en  cela  tout  son  temps  pour 
complice.  Loin  de  faire  au  disciple  un  grief  de  son 
audace,  les  contemporains  lui  savaient  gré  de  mettre 
de  la  régularité  dans  ce  désordre,  au  risque  de  le 
rendre  ennuyeux.  C'était  l'époque  où  la  littérature 
française,  balayée  et  mise  au  net,  s'essayait  à  pren- 
dre des  airs  de  cuisine  flamande  sans  cesse  récurée 
par  des  mains  soigneuses,  avec,  en  évidence,  des 
ustensiles  brillants  placés  à  leur  rang,  comme  il 
convient.  Le  règne  de  la  personnalité  primesautière 
était  fini  pour  longtemps,  car  on  commençait  à  trou- 
ver sot  le  projet  que  Montaigne  avait  eu  de  se  pein- 
dre, et  le  traité  de  la  Sagesse  remplaçait  sans  effort 
les  Essais  dans  la  faveur  publique. 

Il  y  avait  surtout  de  la  maladresse,  de  la  part  de 
Charron,  à  trop  préciser  ses  propositions,  à  rappro- 
cher ses  conclusions,  car  les  défauts  du  système, 
ainsi  mis  en  relief,  allaient  devenir  bien  plus  appa- 
rents. On  ne  conçoit  guère  le  scepticisme  que  sou- 
riant ou  douloureux;  il  faut  que  le  doute,  «  doutant 
même  s'il  doute  »,  soit,  comme  celui  de  Montaigne, 
l'oreiller  de  repos  d'une  tête  bien  faite,  ou  qu'effrayé 
par  le  vide  qu'il  sent  autoui-  de  lui,  comme  celui  de 
Pascal,  il  s'élance  à  corps  perdu  vers  la  certitude 
là  où  il  pense  la  trouver.  Le  doute  de  Charron  est 
entre  les  deux  et  tient  de  l'un  et  de  l'autre  ;  aussi 
paisible  que  celui  de  Montaigne,  mais  c  cathédrant 
et  dogmatisant  »,  il  cherche  à  conduire  les  hommes 
au  même  but  que  celui  de  Pascal,  par  des  chemins 


CHAURON    PHILOSOPHE.  273 

nettement  dessinés,  nullement  raboteux  ou  embrous- 
saillés. Il  est  vrai  que,  dans  sa  vie.  Charron  eut 
quelques-unes  des  heures  de  trouble  de  Pascal  et 
qu'il  voulut,  comme  lui,  se  jeter  au  pied  de  la  croix, 
en  y  abîmant  sa  raison  ;  mais  rien  de  tel  ne  se 
retrouve  dans  ses  livres  et  de  semblables  ardeurs 
étaient  mortes  en  lui  alors  qu'il  les  écrivit.  Charron, 
—  et  ce  n'est  pas  là  sa  moindre  inconséquence,  — 
représente  comme  transitoire  et  préliminaire  un  état 
qu'il  décrit  avec  émotion  comme  procurant  cette 
tranquillité  d'àme,  cette  perfection  et  ce  bonheur, 
ce  imix  et  peic  qui  forme,  dit-il,  une  harmonie  très 
mélodieuse.  Pourquoi,  s'il  en  est  ainsi,  se  demande-t- 
on involontairement,  quitter  une  telle  retraite  et 
abandonner  un  pareil  repos?  Et  d'autre  part,  si  le 
scepticisme  n'est  qu'une  étape  pour  aller  ailleurs, 
pourquoi  le  parer  avec  tant  de  complaisance  ?  Charron 
n'y  regarde  pas  d'aussi  près  et  son  amour  de  la 
rectitude  lui  cache  ce  que  le  raisonnement  a  de 
captieux.  Il  n'est  pas  mieux  avisé  quand,  au  lieu 
d'exprimer  son  doute  sous  forme  d'une  interrogation 
prudente,  comme  Montaigne  l'avait  fait,  il  l'énonce 
en  une  proposition  affirmative.  Que  sais-je  ?  se 
demandait  l'un.  Je  ne  sais,  déclare  l'autre,  et  ici 
encore  l'affirmation  est  bien  hasardée.  On  compren- 
drait aisément  qu'il  fut  fait  ainsi  table  rase  de  la 
raison  humaine  pour  établir  les  fondements  de  la  foi 
sur  ce  terrain  nettoyé.  Mais,  se  contredisant  encore. 
Charron  n'hésite  pas  à  reconnaître  bientôt  dans 
l'homme  un  mobile  intérieur  qui  peut  le  guider  et  le 
guider  sûrement  :  «  C'est  la  loi  de  nature,  c'est-à- 
dire  l'équité  et  la  raison  universelle  qui  luit  et  éclaire 


276  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

en  un  chacun  de  nous.  »  Pourquoi  nier  alors  si 
délibérément  la  portée  de  l'esprit  humain;  puisque, 
malgré  ses  faiblesses  et  malgré  ses  lacunes,  il  est 
encore  capable  d'aboutir  à  un  pareil  résultat  ? 

Tel  est  Charron,  pétri  de  contrastes  ou  même  de 
contradictions.  La  chose  ne  serait  guère  piquante 
s'il  ne  se  vantait  d'avoir  «  arrangé  et  agencé  avec 
jugement  et  à  propos  »  ce  qu'il  a  pris  aux  autres. 
Au  reste,  rattacher,  comme  le  prétendait  Charron,  la 
raison  à  la  foi  est  une  ambition  trop  séduisante  pour 
ne  pas  comprendre  qu'on  y  succombe,  trop  péril- 
leuse pour  ne  pas  excuser  les  hardiesses  qu'elle  fait 
entreprendre.  Est-il  besoin  de  le  dire  ?  Charron  n'y 
réussit  pas  plus  que  tout  autre  ;  il  est  vrai  que  moins 
que  tout  autre  il  y  apporte  ce  qu'il  faut  pour  réussir. 
Sa  logique  est  en  façade,  une  logique  de  sermon- 
naire  coupée  de  divisions  et  de  subdivisions,  parse- 
mée de  définitions  et  de  distinctions  qui  égarent 
l'esprit  sans  le  convaincre.  Charron  traite  un  peu 
trop  chaque  point  de  doctrine  comme  s'il  était  isolé 
et  n'avait  pas  de  lien  le  rattachant  à  l'ensemble.  Il 
se  sent  surtout  à  l'aise  dans  un  cadre  étroit,  grâce 
sans  doute  à  ses  habitudes  d'orateur,  là  où  il  peut  se 
donner  carrière  sans  trop  s'éloigner  et  sans  se  perdre. 
Il  n'en  est  plus  de  même  quand  l'horizon  s'élargit  : 
alors  les  points  de  repère  lui  manquent  et  il  ne  sait 
plus  diriger  sa  marche  sans  fléchir.  Ses  ouvrages 
ont  l'air  de  dissertations  juxtaposées,  solides  en  elles- 
mêmes  mais  insuffisamment  reliées  entre  elles.  Soit 
erreur,  soit  calcul,  Charron  n'apporte  pas  toujours 
dans  l'exposé  de  sa  doctrine  l'inflexible  rigueur  qu'on 
est  en  droit  d'attendre  d'un  esprit  loyal  et  convaincu. 


CHARRON  PHILOSOPHE.  277 

Il  n'est  pas  rare  de  le  voir  accepter  ce  qu'il  rejetait 
ou  rejeter  ce  qu'il  acceptait,  selon  qu'il  parle  en 
philosophe  ou  en  théologien.  Les  Discours  chrétiens, 
que  Charron  réunissait  et  mettait  au  jour  presque  en 
même  temps  qu'il  publiait  la  Sagesse,  ont  des  ten- 
dances fort  dissemblables.  Là,  les  divergences  écla- 
tent nettement.  Bien  que  le  point  de  départ  soit  le 
même  dans  l'un  et  l'autre  cas,  —  l'incapacité  de 
l'homme  d'arriver  par  lui-même  à  la  certitude,  — 
les  conclusions  sont  très  éloignées,  car,  tandis  que 
Charron  raisonne  d'une  part  en  philosophe,  il  argu- 
mente de  l'autre  en  théologien.  La  partie  où  la  fai- 
blesse humaine  est  analysée  se  trouve  être  la  même 
dans  les  deux  livres,  sauf  quelques  différences  assez 
notables,  qui  montrent  clairement  que  Charron  savait 
au  besoin  reprendre  d'une  main  ce  qu'il  avait  aban- 
donné de  l'autre,  pour  sauver  sa  mise. 

Le  rapprochement  de  ces  deux  livres,  la  Sagesse 
et  les  Discours  chrétiens,  écrits  à  peu  près  à  la  même 
époque  mais  dans  un  esprit  très  divers,  s'impose 
donc  pour  connaître  exactement  les  idées  de  Charron. 
Aussi  bien,  la  comparaison  serait  fort  instructive  et 
montrerait  ((ue  sur  des  points  essentiels  l'écrivain  ne 
fut  pas  toujours  d'accord  avec  lui-même.  Disons 
seulement  que  c'est  sur  une  base  moins  indépen- 
dante de  la  foi  religieuse  qu'on  ne  l'a  cru  com- 
munément, que  Charron  a  assis  le  fondement  de  sa 
sagesse  et  de  sa  morale.  Car  si  la  parole  de  Dieu  peut 
seule  donner  la  foi  religieuse,  il  est  |)Ossible  d'acqué- 
rir par  des  moyens  purement  humains  la  sagesse 
philosophi(pie  et  de  déterminer  les  régies  d'une 
morale  détachée  de  tout  dogme.  Là  est  le  mérite  le 


278  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

plus  nouveau  de  la  Sagesse:  elle  présenta  aux  esprits 
éclairés  de  ce  temps  un  système  coordonné  de  conduite 
qui  fit  fortune  et  qui  rendit  célèbre  le  nom  de  Charron. 
A  tout  prendre,  ce  système  n'est  pas  trop  relevé: 
l'indifférence  en  matière  de  religion  et  l'égoïsme  en 
matière  de  sentiment,  voilà  à  peu  près  à  quoi  il 
aboutit.  Ce  n'était  cependant  pas  un  mince  mérite 
qu'essayer  de  réconcilier  les  partis  dans  une  philoso- 
phie purement  morale  et,  laissant  les  discussions  sur 
le  dogme,  vouloir  que  les  esprits  les  plus  élevés, 
protestants  ou  catholiques,  s'entendissent  au  moins 
pour  pratiquer  une  vertu  abordable  et  large.  Ainsi 
comprise,  la  conception  de  la  Sagesse  a  le  tort  de  ne 
s'adresser  qu'à  une  élite;  elle  n'est  pas  moins  en 
progrès  sur  les  mœurs  ordinaires  du  siècle  et  quicon- 
que s'y  serait  conformé  alors  eût  dépassé  en  valeur 
morale  la  plupart  de  ses  contemporains. 

La  première  règle  que  Charron  nons  propose, 
après  Montaigne,  c'est  de  nous  défendre  de  rien 
affirmer.  Suspendons  notre  jugement  et  ne  prenons 
parti  pour  aucunes  des  opinions  qui  partagent  le 
genre  humain.  On  est  mal  venu,  je  le  sais,  de 
prétendre  donner,  après  une  semblable  déclaration, 
un  principe  solide  aux  obligations  morales.  Si  l'on 
évite  d'émettre  une  proposition  positive,  de  quel 
droit  essaiera-t-on  d'établir  l'autorité  d'une  règle 
morale  ?  Il  y  a  contradiction  involontaire  à  déterminer 
et  à  définir,  comme  Charron,  après  avoir  tout  mis  en 
doute,  une  sorte  de  raison  universelle,  source  de  la 
certitude  et  origine  des  devoirs.  Mais  aussi,  avec  de 
pareilles  dispositions,  on  évite  les  écarts  de  l'intolé- 
rance et  les  exagérations  du  fanatisme  ;  on  est  d'autant 


CHARRON   PHILOSOPHE.  279 

plus  accommodant  qu'on  affirme  moins  et  d'autant 
plus  pratique  qu'on  a  moins  d'illusions  sur  l'homme, 
ses  inconséquences  et  ses  faiblesses.  La  seconde 
règle  que  Charron  propose,  toujours  après  Montaigne, 
c'est  de  se  tenir  libre  de  toute  affection  et  de  tout 
attachement  un  peu  vif.  «  Et  pour  ce  faire,  dit-il,  le 
souverain  remède  est  de  se  prêter  à  autrui  et  de  ne 
se  donner  qu'à  soi,  prendre  les  affaires  en  main, 
non  à  cœur,  s'en  charger  et  non  se  les  incorporer, 
ne  s'attacher  et  mordre  qu'à  bien  peu  et  se  tenir 
toujours  à  soi.  »  La  vertu  est  ainsi  réduite,  pour  celui 
qui  la  pratique,  à  des  limites  étrangement  person- 
nelles. Sous  la  plume  de  Charron,  de  semblables 
propositions  prennent  même  un  air  de  dogmatisme 
égoïste  qui  en  augmente  la  sécheresse.  Il  est  vrai 
que,  manquant  en  cela  encore  une  fois  à  son  parti 
pris,  il  détaille  avec  complaisance  les  différents 
aspects  de  la  vertu,  en  décrit  l'action  sociale,  vante 
la  modération  des  désirs  et  la  sagesse  positive  et 
calme.  N'était-ce  rien  de  trouver  ainsi,  au  milieu  des 
discordes  du  temps,  des  esprits  qui,  en  paix  avec 
eux-mêmes,  n'apportaient  dans  leurs  rapports  avec 
les  autres  que  la  pondération,  la  retenue,  l'égoïsme, 
si  l'on  veut,  mais  un  égoïsme  qui  venait  à  son  heure 
alors  qu'on  s'occupait  trop  encore  des  croyances  du 
voisin?  Charron,  à  cet  égard,  fut  moins  complet  que 
Montaigne  et  son  exemple  est  parfois  en  désaccord 
avec  ses  préceptes.  C'était  assurément  un  compagnon 
moins  affable  (jue  son  maître  et  qu'on  n'eût  guère 
souhaité,  suivant  l'expression  de  M""'  de  Sévigné, 
avoir  pour  voisin  de  campagne.  Le  mot  (pie  Charron 
lui-même  dit  sur  son  rôle  pendant  la  Ligue  semble 


i280  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

bien  résumer  toute  cette  existence  et  pourrait  lui  servir 
d'épigraphe  :  «  J'ai  bien  appris  à  mes  dépens  qu'il  est 
impossible  d'être  ému  et  d'être  sage  tout  ensemble.  » 
L'exemple  de  Charron  prouve  qu'il  est  tout  au  moins 
fort  difficile  de  mener  de  front  la  parole  publique  et  la 
méditation  solitaire,  l'éloquence  et  l'analyse  intime, 
et  qu'un  orateur  devient  malaisément  un  philosophe. 
La  sagesse  se  prête  mal  à  de  tels  partages  et  le  calme 
acquis  ainsi  semble  toujours  troublé,  hanté  de  souve- 
nirs étrangers  et  échauffé  de  passions  mal  éteintes. 
Le  corps  de  doctrine  que  Charron  présentait  de  la 
sorte  au  public  était  donc  assez  disparate  et  composé 
d'éléments  divers.  Grâce  au  talent  de  composition  de 
l'auteur,  à  une  faculté  réelle  d'assimilation  et  au  don 
de  repenser,  pour  ainsi  dire,  ce  qu'il  empruntait  à 
ses  prédécesseurs,  Charron  sait  cependant  donner  à 
l'ensemble  de  l'harmonie  en  même  temps  que  de  la 
solidité.  Le  style  sobre  et  grave  convient  bien  à 
l'expression  d'une  prudence  si  pratique.  Charron 
couvre  son  œuvre  entière  de  la  même  teinte  neutre 
dont  il  enveloppe  sa  propre  pensée.  Rien  de  saillant 
qui  tire  l'œil  ni  dans  la  conception  ni  dans  l'expres- 
sion ;  pourtant  les  observations  fines  abondent  et 
l'écrivain  trouve  alors  aisément  le  tour  de  phrase 
propre  à  mettre  le  mieux  en  relief  ce  qu'il  veut  dire. 
Esprit  solide  assurément,  mais  peu  puissant,  Charron 
est  l'image  assez  fidèle  de  la  science  de  son  temps, 
avec  ses  puérilités  et  ses  aspirations.  Comme  on  en 
a  très  judicieusement  fait  la  remarque,  il  a  l'instinct 
de  la  psychologie  et  l'on  s'aperçoit  à  le  lire  que 
Descartes  n'est  pas  loin.  En  cela  il  diffère  formelle- 
ment   de    Montaigne,    analyste    plus    subtil,     plus 


CHARRON   PHILOSOPHE.  281 

ingénieux,  mais  moins  méthodique,  observateur 
avisé,  mais  fantaisiste,  de  soi-même  et  des  autres, 
recueillant  surtout  le  détail  sans  esprit  de  système, 
pour  obéir  à  sa  curiosité  et  non  au  besoin  d'ordon- 
nancement. Au  contraire,  la  psychologie  de  Charron 
est  aussi  nette  et  aussi  bien  ordonnée  qu'elle  pouvait 
l'être  alors.  On  trouve  dans  la  Sagesse  et  dans  ceux 
des  Discours  chrétiens  qui  étudient  l'homme  une 
analyse  rigoureusement  conduite  de  sa  personnalité. 
Charron  a  soin  de  distinguer  les  trois  facultés 
intellectuelles  de  l'àme  :  l'entendement,  la  mémoire 
et  l'imagination.  Il  s'efforce  même  d'édifier  sur  cette 
base  une  classification  des  connaissances  humaines, 
comme  Bacon  le  fera  plus  tard  avec  plus  de  succès. 
Mais  c'est  là  une  ambition  élevée,  honorant  l'esprit 
qui  l'a  conçue,  alors  même  qu'il  n'a  réussi  qu'impar- 
faitement à  la  réaliser. 

Le  traité  de  la  Sagesse  fut  en  entier  composé  à 
Cahors  et  nous  savons  qu'aucun  milieu  ne  pouvait 
être  plus  favorable  à  l'éclosion  de  cette  œuvre.  Mais 
Cahors  ne  semble  pas  avoir  été  pour  l'écrivain  le 
séjour  souhaité,  où  l'on  s'installe  à  demeure  avec 
l'espoir  de  s'y  fixer  jusqu'à  la  fin.  Pourtant  il  s'y 
accommoda  du  mieux  qu'il  put  :  «  Je  vis  ici  en  grand 
repos  et  joie  avec  ma  nièce,  —  sans  doute  Nicole 
Callot,  qui  habitait  encore  avec  son  oncle  lors  du 
testament  de  celui-ci  ;  —  je  voudrais  bien  que  vous 
fussiez  de  l'écot  »,  écrit-il  à  La  Rochemaillet,  dont 
l'existence  était  au  contraire  pleine  de  chagrins 
domestiques.  Mais  ce  repos  que  Charron  vante  ainsi 
à  son  ami  était  surtout  fait  d'égoïsme.  Tandis  qu'il 
vivait  de  la  sorte,   il  apprend  la  mort  de  son  frère 


282  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Jean  Charron,  l'imprimeur,  «  qui  fut  défunt  de  la 
contagion  »,  comme  le  dit  l'acte  de  décès  ;  et,  dans 
la  même  semaine,  par  une  coïncidence  pitoyable, 
trépassait  la  fille  de  ce  dernier,  «  défunte  de  la 
même  maladie'  ».  Pierre  Charron  ne  s'en  alarme 
pas,  tant  s'en  faut  !  «  L'accident  de  mon  frère  et  de 
sa  fille  ne  m'a  guère  fâché,  écrit-il  à  son  correspon- 
dant ordinaire,  étant  tel  qu'il  était,  il  est  mieux  hors 
de  ce  monde  que  d'y  être.  »  Et  il  ajoute,  avec  une 
sécheresse  peu  séante  à  un  prêtre  :  «  Je  voudrais 
que  ce  qui  reste  des  siens  fut  avec  lui.  »  Il  est  vrai 
qu'il  s'écrie  :  «  Mais  ce  sont  désirs  vains,  puisque 
Dieu  le  veut.  » 

Au  milieu  de  la  préparation  de  son  livre.  Charron 
songeait  même  à  quitter  Cahors  et  il  l'eût  fait,  n'eût 
été  la  difficulté  de  colloquer  ses  bénéfices  et  les  biens 
qu'il  possédait  dans  le  Midi.  Il  avait  thésaurisé  et  sa 
richesse  primitive  l'embarrassait  maintenant  pour  se 
déplacer.  «  La  plus  grande  difficulté  en  mon  remue- 
ménage,  avoue-t-il,  est  de  traîner  ou  charrier  vingt- 
cinq-  mille  livres  que  j'ai  en  deniers.  »  Sans  cela. 
Charron  se  fut  transporté  auprès  de  La  Rochemaillet, 
pour  lequel  il  se  sentait  de  plus  en  plus  pris  de 
sympathie  et  dont  les  difficultés  de  famille  le  peinaient 
un  peu.  «  Je  vous  suis  bien  obligé,  écrivait  Charron 
à  La  Rochemaillet,  de  Cahors,  le  8  mars  1597,  de 
l'honneur  que  me  faites  de  m'aimer  et  désirer  que 
nous  puissions  vivre  ensemble.  Sur  quoi,  je  vous 
dirais  deux  mots  :  l'un  est  que  je  suis  en  vérité  en 


1.  Jal,  Dictionnaire  critique  de  biographie  et  d'histoire. 
Nouvelle  édition,  1872,  v°  Charron. 


CHARRON  PHILOSOPHE,  283 

celle  même  volonté,  encore  que  je  ne  me  sois  tant 
déclaré  que  vous  et  que  je  n'en  fasse  tant  de  mine, 
et  me  courrouce  contre  ma  fortune  et  condition  de 
ce  (ju'elle  n'y  consent  pas  ;  l'autre  est  qu'ayant  hon- 
nêtement amassé  du  bien  qui  croit  tous  les  jours  et 
tout  ce  qui  m'appartient  étant  presque  mort,  je  ne 
sais  à  qui  donner  et  faire  part  de  ce  que  j'ai.  Je 
désire  un  tel  homme  que  vous  auquel  je  puisse  me 
credere  viventem  et  puis  omnia  re'inquere.  Je  désire- 
rais que  vous  fussiez  conseiller  à  Angers  ou  aliquo 
honesto  titulo,  habitant  de  là  et  moi  auprès  de  vous. 
Gela  soit  dit  par  forme  d'ouverture.  »  Et  ce  sentiment 
n'est  pas  une  boutade  passagère.  Plus  tard,  Charron 
y  revient  encore  aussi  chaleureusement  (10  juillet 
1399)  :  «  Il  n'y  a  aucun  doute  ni  exception  si  petite 
qu'il  n'y  ait  une  entière  et  parfaite  amitié  entre  nous 
deux,  car  jugeant  de  vous  comme  de  moi,  je  m'en 
assure.  Mais  la  difficulté  est  aux  moyens  de  l'exercer, 
la  jouir  et  venir  aux  effets  plus  souvent.  J'y  pense 
|)lus  que  vous  n'y  pensez  et  peut-être  qu'enfin  s'y 
trouvera  quelque  remède,  s'il  plait  à  Dieu.  »  Tous 
ces  beaux  projets  ne  se  réalisèrent  point.  Charron 
n'alla  point  se  fixer  à  Angers  où  l'appelait  l'évèque, 
Charles  Miron.  «  Son  affection  le  portait  de  choisir 
l'Anjou,  qu'il  estimait  être  le  plus  beau  et  le  plus 
plaisant  séjour  de  France  ;  toutefois,  il  fut  empêché 
d'y  demeurer,  parce  que  cette  province  n'était  lors 
paisible,  ains  fort  travaillée  de  la  guerre  civile,  ainsi 
que  la  Bretagne,  sa  voisine.  »  Telle  est  la  raison  que 
La  Rochcmaillet  en  a  fourni  lui-même.  Pourtant,  les 
troubles  étaient  apaisés,  lorsque  Charron  exprimait 
ses  vœux    de   la   sorte  ;   peut-être  craignait-il,  sans 


284  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

l'avouer,  que  le  souvenir  de  ses  incartades  passées  ne 
contribuât  à  rendre  son  séjour  difficile  en  Anjou. 
Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  n'alla  pas  à  Angers,  il  ne 
demeura  pas  davantage  à  Cahors.  Au  moment  où  la 
composition  de  la  Sagesse  éiah  achevée,  le  prolecteur 
de  Charron  dans  cette  ville,  l'évéque  Antoine  d'Ebrard 
de  Saint-Sulpice,  s'affaiblissait  de  plus  en  plus.  En 
proie  à  de  fréquents  accès  de  goutte,  il  fut  emporté 
parce  mal,  le  27  juillet  IGOO.  Charron  perdait  en 
lui  un  appui  solide,  et  la  prévision  de  ce  fatal  événe- 
ment le  décida  sans  doute  à.  abandonner  Cahors.  Il  se 
souvint  qu'il  était  depuis  longtemps  chanoine  et 
chantre  en  l'église  de  Condom  où  l'appelait  un  autre 
savant  prélat.  C'est  là  qu'en  définitive  il  songea  à  se 
fixer. 

Auparavant,  Charron  séjourna  à  Bordeaux  autant 
qu'il  était  nécessaire  pour  mettre  au  jour  les  ouvrages 
qu'il  se  proposait  de  publier,  el,  prêchant  ou  faisant 
diligence  pour  imprimer  ses  livres,  il  passa  ainsi 
quelques-uns  des  premiers  mois  de  l'année  1600.  Le 
25  mars  de  cette  année,  jour  de  l'Ascension,  il  jirit 
la  parole  devant  le  cardinal  de  Sourdis,  dans  l'église 
Saint-Seurin  de  Bordeaux  et  développa  «  l'analogie 
et  rapport  qui  est  entre  les  deux  mystères  de 
l'Incarnation  du  fils  de  Dieu  et  du  Saint-Sacrement.  » 
Puis,  peu  près,  il  reprit  ce  discours  et  l'inséra  dans 
l'un  des  volumes  qu'il  préparait.  «  La  dignité  du 
sujet  vous  ayant  fort  agréé,  Monseigneur,  dit  Char- 
ron au  cardinal  de  Sourdis,  vous  me  commandâtes 
de  le  mettre  par  écrit  et  vous  le  présenter.  »  Et 
Charron  n'était  pas  homme  à  laisser  passer  une 
semblable  invitation.  A  ce  sermon,  il  en  ajouta  sept 


CHARRON   PHILOSOPHE.  285 

autres  sur  des  sujets  analogues,  composant  ainsi  un 
Octave  du  Saint-Sacrement,  et  ne  manqua  pas  de 
placer  en  tête  de  son  ouvrage  une  dédicace  au 
prélat  qui  lui  faisait  «  très  bonne  chère.  »  «  Je 
m'estime  heureux,  déclarait  Charron,  de  pouvoir  par 
là  témoigner  en  public  que  je  participe  à  la  joie  et 
contentement  que  tous  les  gens  de  bien  de  cette 
province  ont  de  votre  promotion  à  la  dignité  et 
prélalure  de  cardinal  et  d'archevêque  et  plus  parti- 
culièrement la  ville  de  Bordeaux  et  votre  église 
métropolitaine  où  j'ai  autrefois  eu  l'honneur  de  tenir 
rang  de  chanoine  et  de  maître  d'école.  » 

Mais  c'était"  un  pur  oflice  de  courtoisie  auquel 
Charron  se  soumettait  d'autant  plus  volontiers  qu'il 
savait  se  ménager  les  dispensateurs  des  grâces  ecclé- 
siastiques. Sa  détermination  d'habiter  désormais 
Gondoni  était  déjcà  prise,  et,  dés  le  "21  mars,  il 
l'annonçait  cà  son  ami  La  Rochemaillet  :  «  Je  m'en 
vais  demeurer  à  Condom  où  je  suis  chanoine  et 
chantre.  *  L'évéque  Jean  du  Chemin  l'y  attirait,  en 
effet,  et  venait  de  lui  octroyer  de  nouveaux  bénéfices 
dans  le  chapitre  de  son  église  épiscopale.  Charron 
nous  l'apprend  lui-même  par  la  dédicace  à  Jean  du 
Chemin  dont  il  fit  précéder  la  seconde  partie  de  ses 
Discours  chrétiens,  publiée  à  la  même  époque. 
«  Ayant  à  vous  remercier,  dit-il  à  l'évéque,  et  rendre 
quelque  témoignage  de  reconnaissance  de  ce  qu'il 
vous  a  plu  me  gratifier  de  la  chanoinie  théologale  en 
votre  église  (en  laquelle  je  tenais  jà  depuis  quelques 
années  l'oflice  de  chantre)  pour  me  convier  à  y  venir 
résider,  j'ai  choisi  de  plusieurs  discours  que  j'avais 
prononcés  quelques-uns  plus  prêts  lesquels  appar- 


286  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

tiennent  au  saint  mystère  de  la  Rédemption  (propre 
et  péculier  de  la  chrétienté),  pour  vous  les  présenter 
et  mettre  au  jour  sous  votre  nom,  avec  ceux  du  Saint- 
Sacrement  que  je  viens  d'offrir  à  M^""  l'illustrissime  et 
révérendissime  cardinal  de  Sourdis,  notre  archevê- 
que, afin  qu'ensemble  ils  fassent  un  juste  livre.  » 
Maintenant  que  cette  décision  est  prise,  Charron  se 
préoccupe  de  s'installer  de  son  mieux  dans  sa  rési- 
dence nouvelle  et,  dès  que  le  souci  de  ses  livres  ne 
le  retiendra  plus  à  Bordeaux,  il  s'empressera  de 
gagner  un  poste  qui  lui  agrée.  «  J'achète,  écrit-il  dès 
le  6  mai  IGOO,  une  maison  en  la  ville  de  Condom, qui 
est  assez  près  de  Bordeaux,  et  m'y  veux  accommoder. 
Lieu  sain,  beau.  Mes  plaisirs  sont  dans  ma  maison  : 
livres,  devis  avec  mes  amis  qui  me  viennent  voir,  et, 
pour  ce,  j'étudie  de  rendre  ma  maison  plaisante.  » 
Charron  revient  encore,  quelques  mois  après,  sur 
l'existence  qu'il  a  su  se  ménager  de  la  sorte.  «  Nous 
sommes  ici,  écrit- il  le  7  février  1601  à  La  Roche- 
maillet,  M.  Garnier  et  moi,  et  vivons  en  paix  et  joie. 
Plût  à  Dieu,  y  fussiez-vous  !  Nous  vous  ferions  rire 
encore  que  ne  voulussiez  pas  ;  mais  vous  aimez  mieux 
voir  les  royautés  et  grandeurs  du  monde,  et  rire 
moins.  Celui-là  est  vanité  et  celui-ci  est  substance  et 
vérité.  » 

C'est,  en  effet,  par  la  douceur  de  vivre  en  ce 
climat  facile  que  Charron  semble  être  pris  maintenant. 
Son  premier  biographe  ne  s'y  est  pas  trompé  :  «  Il 
acheta  une  maison  qu'il  fit  bâtir  de  neuf  et  la  meubla 
de  beaux  et  précieux  meubles  en  intention  d'y  passer 
le  cours  de  sa  vie  plus  joyeusement  et  gaillardement 
et  d'éviter  à   son   pouvoir  les  incommodités  que  la 


CHARRON  PHILOSOPHE.  287 

vieillesse  apporte  ordinairement  avec  soi.  »  Certes, 
Condom  était  un  centre  de  culture  fort  vif,  comme 
l'étaient  bien  des  petites  villes,  en. ce  temps  d'activité 
intellectuelle.  Pourtant  il  ne  pouvait  rivaliser  avec 
Cahors.  Autour  de  l'évèque,  Jean  du  Chemin,  poète 
et  humaniste,  rimant  et  pétrarquisant  à  ses  heures, 
se  groupaient  quelques  hommes,  dont  la  société  avait 
de  l'agrément  et  au  premier  rang  desquels  il  faut 
placer  un  au(re  chanoine  du  chapitre  de  Condom, 
Gérard-Marie  Imbert,  poète  habile  et  helléniste  dili- 
gent. Mais  ce  n'est  pas,  semble-t-il,  ce  commerce 
avec  des  esprits  aimables  qui  charma  le  plus  Charron. 
Le  célibataire  vieillissant  devenait  surtout  sensible 
aux  commodités,  aux  agréments  de  la  vie.  Et  le  pays 
qu'il  habitait  maintenant  était  bien  fait  pour  s'aban- 
donner ainsi  au  repos  des  sens,  à  l'existence  calme  et 
facile.  Pittoresque,  mais  non  agreste,  Condom,  assis 
sur  les  rives  gracieuses  de  la  Baise,  est  le  centre 
d'un  terroir  fertile  et  plantureux,  d'un  paysage 
agréable  à  l'œil,  principalement  sur  les  bords  de  la 
petite  rivière  aux  eaux  vives  et  fraîches.  Devant  cet 
horizon  apaisant,  Charron  oublia  pour  un  moment 
ce  désir  d'être  ailleurs  qui  fit  souvent  changer  sa 
vie  ;  il  s'y  installa  avec  allégresse  et  s'y  trouva 
ensuite  assez  à  sa  convenance  pour  ne  pas  souhaiter 
d'en  partir  aussitôt.  Charron  se  complaît  évidemment 
dans  cette  résidence  et,  plus  tard,  quand  on  lui  offrira 
de  s'en  aller,  il  hésitera  et,  finalement,  préférera 
ménager  son  repos  que  courir  après  les  aventu- 
res. Comme  Montaigne,  il  prend  goût  à  la  solitude 
paisible  et  occupée  et  y  trouve  des  charmes  qui  le 
séduisent  ;   cependant,   à  l'enconlre  de   Montaigne, 


288  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

ce  n'est  pas  la  solitude  qui  l'a  conduit  à  la  philoso- 
phie, c'est  à  l'inverse,  la  philosophie  qui  le  conduit 
à  la  solitude. 

Il  est  vrai  que  cette  solitude,  si  l'on  en  croit  quel- 
ques contemporains,  était  fort  animée  et  même  peu 
convenable  à  un  homme  de  l'àoe  et  du  caractère  de 
Charron.  Le  P.  Garasse  est  formel  à  cet  égard  ;  mais 
sa  violente  animosité  contre  l'auteur  de  la  Sagesse  ne 
permet  pas  d'accepter  sans  réserve  son  témoignage. 
Selon  Garasse,  «  Charron  en  chaire  et  Charron  en 
écrits  sont  deux  hommes  bien  différents.  »  11  parait 
même  que  Charron  se  gardait  de  mettre  en  pratique 
ce  qu'il  prêchait  aux  autres.  «  Charron  était  ecclé- 
siastique, dit  encore  Garasse,  mais  grandement  dé- 
bordé en  ses  mœurs  ;  la  maison  ordinairement  pleine 
de  garçonnaille,  et  on  l'a  ouï  prêcher  publique- 
ment qu'il  n'y  avait  ni  mal  ni  offense  en  tout  ce 
qui  se  fait  entre  quatre  rideaux  ;  Condom  et  Cahors 
retentissent  encore  de  ces  blasphèmes.  »  Et  ailleurs, 
le  révérend  père  fait  application  à  Charron  il'un  trait 
rapporté  par  saint  Augustin  et  singulièrement  sug- 
gestif. «  Saint  Augustin  raconte  en  quelqu'un  ^de  ses 
sermons,  s'écrie  Garasse,  qu'il  y  eut  un  prédicateur 
de  son  temps  homme  grandement  débordé  et  notam- 
ment sujet  à  l'avarice,  lequel,  désirant  faire  un 
faux  contrat  pour  attraper  une  somme  d'argent  qui 
ne  lui  était  pas  due,  alla  trouver  un  notaire  pour  le 
prier  de  l'assister  de  son  seing  et  faire  avec  lui  la  faus- 
seté ;  ce  que  le  notaire  ayant  refusé  de  faire,  le  prédi- 
cateur monte  sur  l'heure  même  en  chaire  de  vérité  ; 
il  dit  d'or,  Ut  un  fort  beau  sermon  auquel  il  redit  et 
inculqua    souvent  :    Bene   agite,    faites   bien,    soyez 


CHARRON   PHILOSOPHE.  289 

gens  de  bien,  vivez  selon  Dieu.  Et  là-dessus  saint 
Augustin  fait  une  digne  réflexion  touchant  la  puis- 
sance de  la  parole  de  Dieu  ;  elle  est  si  forte  que  les 
méchants  qui  la  prêchent  ne  la  peuvent  démentir.  » 
Que  faut-il  croire  de  tout  ceci^  Et  dans  quelle  mesure 
faut-il  en  faire  application  à  Charron  ?  Par  ses  rela- 
tions, Garasse  était  fort  à  même  de  bien  connaître 
Charron  et  son  humeur.  Il  avait  vécu  assez  longtemps 
à  Bordeaux  pour  y  apprendre  à  déterminer  le  carac- 
tère exact  de  celui  qu'il  détestait  tant  et  quelques 
traits  de  cette  peinture  s'appliquent  au  véritable 
portrait  de  Charron.  Mais  le  zèle  intempestif  qui  anime 
le  jésuite  le  pousse  à  de  tels  écarts  de  langage  et  à 
de  telles  exagérations  de  pensée  (ju'il  est  bien  diffi- 
cile de  prendre  au  mot  tout  ce  qu'il  dit.  Garasse 
aurait  dû  se  rappeler  que  l'injure  est  toujours  sans 
excuse  et  que  la  courtoisie,  à  défaut  de  la  charité, 
réprouve  de  semblables  procédés  de  discussion  ;  la 
grossièreté  de  l'expression  ne  saurait  être  amoindrie 
par  la  prétention  de  la  faire  servir  à  soutenir  le  bon 
combat. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  pareilles  accusations,  il  est 
certain  que  la  vie  de  Charron  ne  fut  pas  aussi  édi- 
fiante que  sa  qualité  de  théologal  pouvait  le  faire 
supposer.  Le  futur  historien  Scipion  du  Pleix,  qui  le 
connut  alors  à  Condom*,  le  représente  comme  un 
«  homme  plus  signalé  par  la  pureté  de  son  style  que 
par  celle  de  sa  croyance  »  et  peu  digne  d'être  imité 
ni  «  en  ses  mœurs,  ni  en  sa  doctrine.  »  L'âge  n'avait 

1.  Le  2  juin  1602,  on  voit  Charron  figurer  à  côté  de  Scipion 
Du  Pleix  comme  administrateur  de  l'hôpital  de  Condom. 

MONTAIGNE  II.  19 


290  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

pas  refroidi  l'ardeur  de  Charron  et,  en  chaire,  il 
perdait  parfois  le  sentiment  de  la  mesure  qui  aurait 
dû  présider  à  ses  discours.  Un  jour  même,  il  se  laissa 
aller  ainsi  à  des  attaques  contre  les  habitants  qui 
émurent  le  corps  de  ville.  «  En  lajurade  particulière, 
tenue  le  11  septembre  1602  par  les  consuls,  disent 
les  registres  ^  où  étaient  convoqués  les  jurats,  aux- 
quels par  lesdits  sieurs  consuls  a  été  remontré  que 
M.  Charron,  chanoine  théologal  en  l'église  cathé- 
drale de  cette  ville,  préchant  dimanche  dernier, 
offensa  fort  les  habitants  de  ladite  ville,  sans  excepter 
personne,  les  appelant  ignorants,  bétes  et  qu'ils 
étaient  sans  foi,  et  qu'il  n'était  point  prêcheur  que 
du  chapitre,  et  aurait  proféré  plusieurs  autres  propos 
indignes.  De  quoi  MM.  les  officiers  du  siège  présidial 
de  celte  ville  sont  grandement  offensés  et  désirent 
que  la  ville  avec  eux  poursuive  la  réparation  de  ce 
que  ledit  sieur  Charron  a  dit,  priant  à  ladite  assem- 
blée de  leur  donner  leur  avis  là-dessus.  M.  d'Anglade 
vieux  a  dit  avoir  été  présent,  lorsque  ledit  sieur 
Charron  prêcha,  lequel  injuria  grandement  lesdits 
habitants  desdites  injures  et  autres  fort  atroces  et  est 
d'avis  que  lesdits  sieurs  consuls  avec  une  partie  de 
MM.  les  jurats  fassent  plainte  à  M.  de  Condom,  afin 
d'avoir  réparation  publique  dudit  sieur  Charron, 
comme  il  a  offensé  publiquement,  et  conférer  es  dits 

i.  Je  dois  la  communication  des  extraits  concernant  cette 
affaire  à  l'obligea  née  de  iM.  J.  Gardère,  bibliothécaire  de  la 
ville  de  Condom.  Voy.  aussi  Léonce  Couture.  Trois  poètes 
condomois  du  XVI^  siècle,  Jean  du  Chemin,  Jean-Paul  de 
Labeyrie,  Gérard-Marie  Imhcrt  (1877,  p.  42)  et  Revue  de 
Gascogne,  1895,  p.  370. 


CHARRON   PHILOSOPHE.  291 

sieurs  officiers  de  ce  que  faudra  faire  en  cas  où  ledit 
sieur  Charron  ne  ferait  pas  ladite  réparation,...  Sur 
quoi,  après  que  tous  les  susdits  en  ont  opiné,  d'une 
commune  voix  et  accord,  a  été  arrêté  que  lesdits 
sieurs  consuls  avec  aucuns  de  MM.  les  jurais  s'en 
iront  trouver  M.  de  Condom  et  lui  représenteront  que 
le  corps  de  la  ville  a  dû  s'offenser  des  paroles  inju- 
rieuses proférées  par  ledit  sieur  Charron  avec  passion, 
avec  mépris  des  habitants,  et  le  requérir  de  faire  en 
sorte  que,  dimanche  prochain,  il  monte  en  chaire  et 
fasse  réparation  et  satisfaction  desdits  mots  injurieux; 
et,  où  ledit  sieur  de  Condom  n'ordonnerait  que  ledit 
Charron  fera  la  susdite  réparation,  a  été  arrêté  qu'on 
en  fera  informer,  ainsi  (ju'il  en  sera  avisé  par 
conseil.  » 

Les  choses  n'allèrent  pas  aussi  loin  qu'on  pouvait 
le  supposer  après  cela.  Charron  était  fort  agréable 
à  son  évéque,  qui,  au  contraire,  entretenait  des 
rapports  assez  tendus  avec  l'autorité  municipale  de 
sa  ville  épiscopale.  Auparavant,  Jean  du  Chemin, 
voulant  obtenir  l'assistance  des  consuls  pour  sa  visite 
des  églises,  avait  dû  leur  en  faire  présenter  requête 
par  Charron  lui-même  et  ceux-ci  n'avaient  pas 
apporté  trop  d'empressement  à  y  donner  satisfaction. 
C'était  souvent,  de  part  et  d'autre,  un  échange  de 
procédés  discourtois  ;  aussi  l'évéque  ne  se  montra-t-il 
pas  fâché,  l'occasion  s'offrant,  de  payer  les  officiers 
municipaux  de  pareille  monnaie.  Il  répondit  par  une 
demande  reronventionnelle,  comme  on  dit  au  palais, 
qui  réduisit  bientôt  les  plaignants  au  silence.  On  en 
trouve  la  trace  huit  jours  après  dans  le  registre  des 
délibérations  de  la  jurade.  Celle-ci  s'étant  assemblée 


292  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

le  18  septembre,  apprend  que  l'évéque  «  a  répondu 
avoir  parlé  audit  sieur  Charron,  lequel  lui  a  dit  qu'il 
n'avait  proféré  aucune  parole  pour  injurier  aucuns, 
mais  que  c'avait  été  de  zèle  et  d'affection  qu'il  avait 
dit  quelques  paroles,  que  la  ville  se  devait  contenter 
de  ce,  et  d'en  avoir  d'autre  réparation  n'en  fallait 
espérer...  Aussi  ledit  sieur  évéque  a  consigné  les 
tailles  dues  pour  les  biens  que  M.  de  Maniban  avait  en 
la  juridiction  de  la  présente  ville  pour  l'année  passée 
et  présente  et  s'est  opposé  à  la  main-levée,  si  l'on 
doit  poursuivre  l'exécution  que  la  ville  a  fait  faire.  » 
Le  moyen  réussit  pleinement.  Le  procès-verbal  en 
fait  foi  et  l'on  apprend  ainsi  que,  dans  la  même 
séance,  «  par  la  plus  grande  voix  a  été  arrêté  que 
pour  le  fait  de  M.  Cliarron  on  n'en  remuera  plus, 
qu'on  parlera  à  M.  de  Condom  pour  avoir  la  main- 
levée de  M.  de  Maniban.  » 

Au  reste,  cet  ennui  n'était  ni  le  seul  ni  le  plus 
grave.  Charron  allait  bientôt  être  assailli  de  préoc- 
cupations plus  pressantes  qui  devaient  accaparer  ses 
dernières  années  et  hâter  sa  fin.  Le  livre  de  la  Sagesse 
avait  eu  du  succès  ;  mais  il  avait  aussi  soulevé  bien 
des  critiques.  Charron  ne  l'ignorait  pas.  «  Je  sais 
que  ce  livre  est  diversement  piis,  écrivait-il  le  10 
mars  1602  à  son  confident  ordinaire;  il  y  a  des 
choses  un  peu  hardiment  dites  ;  c'est  pourquoi  je 
l'ai  revu  et  corrigé  et,  en  plusieurs  endroits,  adouci.  » 
Dans  le  premier  feu  de  la  composition,  il  était 
échappé  à  l'auteur  quelques  propositions  téméraires, 
des  termes  hasardés,  comme  il  lui  en  échappait 
parfois  dans  l'improvisation  de  ses  discours.  Lui- 
même    en    convenait    et    il    espérait    qu'en    faisant 


CHARRON   PHILOSOPHE.  293 

disparaître  ces  imprudences,  tout  le  monde  serait 
content.  «  J'ai  tout  revu,  corrigé,  augmenté  mon 
livre,  écrit-il  à  La  Floçhemaillet  le  1"  octobre  1602  ; 
maintenant,  s'il  n'y  a  de  la  malice,  on  ne  trouvera 
point  de  quoi  s'offenser.  »  Charron  se  trompait  en 
cela  :  le  dissentiment  ne  tenait  pas  à  quelques  termes 
plus  ou  moins  choisis,  à  quelques  affirmations  plus 
ou  moins  orthodoxes,  mais  au  principe  même  du 
livre,  c'est-à-dire  au  dessein  d'établir  une  morale 
indépendante  de  toute  sanction  théologique,  de  tout 
dogme  religieux.  Le  philosophe  avait  pris  soin,  il  est 
vrai,  de  présenter  son  système  comme  une  voie 
conduisant  l'homme  au  dogme  ou  tout  au  moins  ne 
l'en  éloignant  pas.  Une  religion  ne  saurait  accepter 
sans  une  sorte  d'amoindrissement,  une  capitis  dinii- 
nutio  maxima,  qu'on  détache  ainsi  d'olle-méme,  de 
son  enseignement,  de  sa  doctrine,  la  morale  tout 
entière  et  qu'on  la  construise,  qu'on  l'impose  à  l'aide 
d'arguments  purement  humains.  ^  C'était  un  malen- 
tendu capital  entre  Charron  et  ceux  qui  le  combat- 
taient ;  ni  les  atténuations,  ni  les  réserves  ne  le 
pouvaient  faire  disparaître,  car  il  se  trouvait  à 
l'origine  même  de  l'œuvre  incriminée  ;  il  faisait  le 
fond  de  la  pensée  de  son  auteur.  Aussi,  loin  de 
s'apaiser  avec  le  temps,  les  dissentiments  ne  firent-ils 
que  s'accroître,  à  mesure  que  le  catholicisme,  après 
avoir  échappé  en  France  aux  attaques  des  réformés, 
reprenait  mieux  conscience  de  sa  force  et  devenait 
intolérant  en  devenant  incontesté. 

*..  Albert  Desjardins.  Les  moralistes  français  du  XVl«  siè- 
cle, p.  406. 


2*4  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

.  [1  ne  pouvait  que  déplaire  grandement  au  catho- 
licisme de  voir  ainsi  accepter  communément  comme 
suffisante  et  efficace  une  morale  basée  sur  le  simple 
déisme  et  échaffaudée  par  les  moyens  de  la  logique 
humaine.  Là  est  le  secret  de  l'antipathie  contre 
Charron,  se  faisant  jour  à  coté  d'un  engouement 
assurément  exagéré.  Si  l'on  ajoute  à  cela  que  ce 
philosophe  était  un  ecclésiastique,  on  ne  s'étonnera 
plus  de  voir  le  P.  Garasse  se  plaindre  avec  tant 
d'amerlume  «  qu'on  lut  la  Sagesse  comme  un  livre 
dévot  ».  Les  esprits  avaient  évolué  et  l'antinomie 
apparaissait  maintenant  clairement  aux  yeux  des 
docteurs  (\Tlholiques.  Quel(|ues  années  après  l'appa- 
rition de  la  Sagesse,  saint  François  de  Sales,  loin  de 
pn'îtendre  donner  à  un  nombre  restreint  de  person- 
nes d'éliie,  ainsi  que  le  voulait  Charron,  des  leçons 
d'une  philosophie  dont  le  moindre  défaut  était  de  se 
mettre  trop  hors  d'atteinte  du  vulgaire,  essayait,  au 
contraire,  de  montrer  combien  la  vertu  était  à  la 
portée  de  tous  et  savait  prêter  à  la  dévotion  tous  les 
charmes  d'une  humeur  enjouée,  les  séductions  d'un 
style  souriant  et  imagé.  De  ce  moment,  l'action  de 
la  Sagesse  et  de  Charron  est  singulièrement  amoin- 
drie :  le  christianisme  l'emporte  définitivement  sur 
le  renouveau  de  l'esprit  païen  de  la  Grèce  et  de 
Rome,  sur  l'essai  de  restauration  de  la  philosophie 
antique,  qui  avait  inspiré  la  morale  du  siècle  précé- 
dent. Ceci  explique  encore  (jue  des  esprits  indépen- 
dants, mais  chrétiens,  tels,  par  exemple,  que  le  P. 
Mersenne,  aient  attaqué  Cliarron  avec  violence  et 
parti  pris.  C'est  le  moment  où  la  réputation  de 
Charron  souffro  le  plus  :  mal  vu  des  catholiques  que 


CHARRON   PIIILOSOPHK.  295 

certaines  de  ses  idées  effraient,  mal  vu  aussi  des 
protestants  qui  n'ont  point  oublié  ses  attaques  de 
jadis,  il  est  seulement  lu  et  défendu  par  (juelques 
libres  intelligences,  se  tenant  volontiers  en  dehors 
des  opinions  communément  admises.  La  lignée  intel- 
lectuelle de  Charron  se  confond  alors,  comme  c'était 
justice,  avec  celle  de  Montaigne  ;  ce  sont  Huet,  qui  a, 
sans  l'avouer,  tant  de  traits  de  ressemblance  avec 
Charron,  Ogier,  Saint-Évremont,  La-Molte-le-Vayer 
et  Bayle.  Il  est  vrai  que  ces  admirations  sont  chau- 
des, maladroites  même,  dans  leur  enthousiasme  :  tel 
Gabriel  Naudé  qui  déclare  naïvement  Charron  supé- 
rieur à  Socrate,  «  parce  qu'il  a  le  premier  réduit  en 
art  les  principes  de  la  sagesse  elle-même,  avec  une 
méthode,  une  science,  un  jugement  tout  à  fait  admi- 
rables. »  Naudé  retrouve  dans  la  Sagesse  Aristote  (?), 
Sénèque  et  Plutarquo  et  qiKïlciuo  chose  de  plus  divin 
que  dans  aucun  auteur  ancien  et  moderne  ! 

A  force  de  mettre  ainsi  intempestivement  dans  ce 
livre  tant  de  prétentions  qui  n'y  étaient  pas  et  qui  ne 
pouvaient  pas  y  être,  on  défigurait  et  l'ouvrage  et 
l'auteur.  Charron  devenait  suspect  aux  uns  pour 
avoir  écrit  la  Sagesse  et  sympathique  aux  autres 
pour  la  même  raison.  Mais  tout  le  monde  oubliait, 
dans  le  succès  de  ce  dernier  livre,  le  sens  et  la  porléc 
des  autres  ouvrages  de  l'écrivain  et  son  ensei- 
gnement théologitjue.  Charron  ne  parait  pas  avoir 
nettement  soupçonné  cette  transformation  qui  s'opé- 
rait, et,  après  avoir  amendé  sa  prose,  il  se  croyait 
sincèrement  en  règle  avec  l'opposition  des  mécontents. 
«  M.  do  Boulogne  —  Claude  Dormy,  évécjue  do 
Boulogne,  qui,  séduit  par  la  Sagesse,  avait  fait  des 


296  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

avances  à  Charron  sans  le  connaître  autrement',  — 
M.  de  Boulogne  el  vous,  écrit  Charron  à  La  Roche- 
maillet  en  parlant  de  son  livre,  le  pouvez  voir  et 
faire  voir,  et  en  obtenir  l'approbation  de  quelques 
docteurs,  s'il  est  possible  ;  mais  n'en  faut  faire  bruit, 
car  quelque  malicieux  se  pourrait  susciter  qui  dégoû- 
terait et  empêcherait  ladite  approbation  :  il  y  a  de  la 
malice  et  de  l'envie  partout.  »  Le  mauvais  vouloir 
persista,  en  effet,  et  si  Charron  recevait  volontiers 
quelques  approbations  privées  pour  son  écrit,  il  lui 
était  fort  difficile  d'en  obtenir  une  officielle  de  la 
Sorbonne,  comme  il  le  désirait,  «s  Je  remets  toute  la 
conduite  de  cette  impression  au  jugement  de  M.  de 
Boulogne  et  au  vôtre,  écrit-il  à  ce  sujet  à  La  Roche- 
maillet.  Ces  additions  et  corrections  tendent  à  éclaircir 
et  fortifier  et  en  quelques  lieux  adoucir.  Aucuns  de 
mes  meilleurs  amis  de  deçà,  gens  clairvoyants  et 
nullement  pédants,  en  sont  bien  édifiés  et  satisfaits 
et  sans  cela  ne  le  sont  pas.  Je  désire  fort  une  appro- 
bation de  deux  docteurs  pour  arrêter  toute  malice, 
censure,  opposition  ou  condamnation  publique  ;  car 

1.  Si  l'on  en  croit  L'Estoile,  la  recommandation  de  Claude 
Dormy  ne  pouvait  pas  avoir  grand  effet.  «  Sur  la  fin  de  ce 
mois  (juin  1604),  lit-on  dans  les  Afémoires-journaux  de 
Pierre  de  L'Estoile,  t.  VIII,  p.  160),  Tévêque  de  Boulogne, 
accusé  d'avoir  fait  quelques  charmes  et  sorcelleries  contre  la 
vie  et  état  du  roi,  fut  mis  prisonnier  en  la  Bastille,  avec  une 
damoiselle  nommée  Montpelier  et  sa  fille,  qu'on  disait  aussi 
s'en  mêler.  Mais  leurs  maisons  et  cabinets  fouillés  et  leurs 
papiers  inventoriés,  on  n'y  trouva  que  des  poulets  d'amour, 
qui  était  la  magie  que  l'évèque  et  les  damoiselles  exerçaient  ; 
tellement  qu'à  faute  de  preuve  furent,  peu  après,  élargis  et 
mis  dehors  ». 


CHARRON   PHILOSOPHE.  297 

les  particulières,  par  écrit  ou  autrement,  je  les 
dédaii;ne  et  me  seront  un  passe  temps.  >  Puis,  reve- 
nant dans  un  post-scriptum  sur  le  même  sujet. 
Charron  s'en  explique  encore  plus  nettement.  «  Ledit 
sieur  (de  Boulogne)  ne  sera  pas  peut-être  de  cet  avis 
de  mettre  aucune  addition  ou  correction  à  mon  livre, 
car  il  me  fait  assez  sentir  par  sa  dernière  qu'il  ne  le 
trouve  pas  bon.  D'autre  part,  je  connais  qu'il  est  fort 
expédient,  pour  fermer  la  bouche  aux  malicieux, 
contenter  les  simples,  faciliter  une  approbation  des 
docteurs,  de  mettre  celles  que  je  vous  envoie,  lesquel- 
les, sans  rien  altérer  du  sens  et  de  la  substance, 
servent  beaucoup  à  ces  trois  fins.  C'est  pourquoi  je 
vous  veux  prier  de  tenir  la  main  que  mesdites  addi- 
tions et  corrections  soient  insérées  en  cette  seconde 
édition,  nonobstant  l'avis  contraire  dudit  seigneur, 
auquel  vous  pourrez  remontrer  les  raisons  susdites, 
et  nonobstant  que  je  m'en  remets  à  son  bon  avis  et 
jugement  ;  bien  consentirai-je  que,  suivant  son  avis, 
l'on  ne  mette  point  en  la  face  du  livre  ces  mots 
ordinaires  :  Revu,  corrigé  et  augmenté.  » 

Toutes  ces  concessions  demeuraient  inutiles.  En 
vain  Charron  amendait-il  son  livre  en  le  revoyant  et 
s'efforçait- il  d'en  expliquer  la  portée  véritable  dans 
une  préface  nouvelle,  la  Sorbonne  demeurait  inflexi- 
ble et  se  refusait  à  patronner  ce  traité.  «  Puisque 
l'on  ne  peut  obtenir  approbation  des  docteurs  sor- 
bonriistes,  confesse  Charron  à  La  Rochemaillet 
(7  avril  1003),  je  me  contenterai  fort  bien  qu'il  y 
ait  approbation  de  quelque  ou  quelques  prélats,  elle 
sera  encore  plus  authentique  des  prélats  que  des 
théologiens,  et,  au  pire  pire,  le  faudra  imprimer  sans 


298  MiJNTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

approbation.  »  Mais  c'était  là  une  résolution  extrême 
à  laquelle  Charron  ne  pouvait  se  décider.  «  Je 
voudrais,  s'écrie-t-il  (27  avril  1603),  quand  il  me 
coûterait  cinquante  écus,  qu'il  y  eut  approbation  de 
deux  sorbonnistes  en  mon  livre  ;  ce  n'est  pas  pour 
moi  qui  n'estime  guère  tout  cela,  mais  pour  autrui.  » 
Charron  serait  même  déterminé  à  venir  solliciter  en 
personne  ce  qui  lui  tient  tant  à  cœur,  mais  il  se  défie 
de  son  humeur  bouillante  el  craint  de  reculer  ses 
affaires  au  lieu  de  les  avancer  par  quelque  démarche 
inconsidérée.  Il  s'en  explique  avec  son  ami  La 
Rochemaillet  (Condom,  15  juillet  1603).  <  Je  ne  suis 
maintenant  à  Paris  ;  je  vous  ai  mandé  la  raison,  en 
kuiUL'lle  je  suis  encore  plus  ferme  maintenant,  ayant 
vu  par  celle  de  M.  de  Boulogne  les  difliculiés,  les 
bruits  et  les  paroles  qui  ont  été  à  cause  de  cette 
approbation.  Je  ne  me  saurais  tenir  q>ie  je  ne  fisse  le 
fou  aussi  bien  qu'eux,  encore  que  ce  ne  fut  si  docto- 
ralement,  par  profession  et  préciput  comme  eux.  Il 
me  faut  laisser  passer  ce  feu,  cette  tempête,  et  non  en 
ma  présence  souffrir  ces  affronts.  Il  me  semble  que 
cette  approbation  se  devait  mener,  pratiquer  et 
soigner  secrètement  et  sans  bruit,  car  j'en  suis 
presque  maintenant  au  désespoir.  Ce  bruit  advenu 
les  aura  effarouchés,  échauffés,  irrités.  Les  ani- 
maux sauvages  se  doivent  avoir  par  finesse  plutôt 
que  par  force.  » 

Charron  ne  put  se  cunlenir  ainsi  longtemps:  deux 
mois  après,  il  se  mettait  en  route  pour  Paris,  espé- 
rant sans  doute  que  ses  démarches  amèneraient  le 
résultat  qu'il  souhaitait.  D'ailleurs,  bien  des  raisons 
l'appelaient  à  Paris.  D'une  part,  l'évéque  de  Boulo- 


CHARRON   PHILOSOPHE.  299 

gne,  désireux  de  rapprocher  de  lui  un  écrivain  dont 
il  faisait  si  grand  cas,  offrait  à  Charron  une  chanoinie 
théologale  dans  son  église  et  des  avantages  accessoi- 
res, notamment  une  maison.  De  plus,  à  peu  d'inter- 
valle de  la  Sagesse  et,  pour  corriger  en  partie  l'effet 
de  cette  œuvre  profane,  Charron  désirait  mettre  au 
jour  de  nouveaux  Discours  chrétiens  sur  la  Divinité, 
destinés  à  rattacher  son  système  philosophique  à  son 
enseignement  théologique.  L'évéque  de  Boulogne 
poussait  même  Charron  à  publier  ce  dernier  livre 
avant  l'autre,  persuadé  qu'il  aiderait  ainsi  à  l'appro- 
bation des  docteurs.  «  Mondit  sieur,  écrit  Charron 
(5  août),  désire  que  la  Divinité  précède  la  Sagesse, 
afin  de  faciliter  son  approbation  ;  ce  que  je  trouve 
bon  et  y  consens.  Mais  cela  s'entend  de  la  publication 
et  n'empêche  que  la  Sagesse,  qui  est  plus  prête,  ne 
se  puisse  mettre  sur  la  presse  la  première,  car  la 
Divinité  ne  s'y  peut  mettre  que  je  n'y  sois  présent.  » 
Mais,  s'étant  décidé  peu  après  à  se  rendre  à  Paris, 
Charron  change  d'avis  à  l'égard  de  l'impression  de 
ses  livres.  Il  recommande  de  hâter  ses  Discours 
chrétiens  et  de  suspendre  au  contraire  la  Sagesse. 
«  Si  le  livre  de  la  Sagesse  n'est  point  encore  sur  la 
presse,  il  le  faut  arrêter  et  attendre  que  je  sois  là, 
car,  depuis  huit  jours,  il  m'est  venu  en  l'esprit  une 
transposition  de  chapitres  et  une  grande  addition  à 
mettre  au  premier  livre  qui  me  consolera  du  long 
délai  de  l'imprimer  ;  de  quoi  il  me  fâchait.  > 

Charron  se  met  alors  en  route  et  quitte  Condom 
vers  la  mi-soptembre  1G03.  Lui-même  nous  a  retracé 
son  voyage  dans  une  lettre  qu'il  adressait  de  Poitiers, 
le  1"  octobre,  à  son  ami  La  Rochemaillet.  «  Me  voici 


300  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

à  Poitiers,  grâces  à  Dieu,  plus  qu'à  demi-chemin  de 
vous  voir.  Ne  pouvant  sitôt  arriver  que  ce  porteur  à 
Paris  de  trois  ou  quatre  jours  (car  je  n'espère  pas  y 
être  avant  jeudi  9  octobre),  je  vous  ai  bien  voulu 
écrire  ce  mot  pour  vous  dire  qu'il  n'y  a  plus  de 
remise  ni  de  doute  que  je  ne  vous  voie  bientôt,  s'il 
plait  à  Dieu.  Je  m'en  irai  droit  à  vous  pour  vous  voir, 
entretenir,  et  puis  m'habiller  et  me  mettre  in  habitu 
et  tonsurd  pour  puis  aller  voir  M.  de  Boulogne.  Ce 
seront  deux  ou  trois  jours  après  mon  arrivée  que  je 
ne  le  verrai  point,  si  ce  n'est  que  vous  soyez  d'autre 
avis,  lequel  je  suivrai  en  tout  et  partout,  car  il  faut, 
s'il  vous  plaît,  que  vous  soyez  mon  tuteur  et  curateur 
tant  que  je  serai  à  Paris.  Il  y  aura  demain  quinze 
jours  que  je  suis  en  chemin  parti  de  Condom,  ayant 
seulement  séjourné  à  Bordeaux  trois  jours  et  demi, 
et  ici  deux  jours  pour  attendre  le  messager.  Je  parti- 
rai d'ici  demain  :  si  vous  voyez  mon  dit  sieur,  vous 
le  pourrez  assurer  de  ce  que  dessus.  M.  le  marquis 
de  Villars,  étant  ici  arrivé  hier  soir,  me  vient  d'en- 
voyer convier  pour  souper  par  un  gentilhomme, 
comme  j'écrivais  ceci  :  je  ne  l'ai  point  vu,  ni  lui  moi, 
que  je  sache.  Le  plus  humble  et  serviable  ami,  com- 
père et  serviteur,  Charron.  > 

Arrivé  à  Paris  le  9  octobre,  ainsi  qu'il  l'espérait, 
Charron  «  se  logea  chez  un  libraire,  nommé  Pierre 
Bertrand,  au  mont  et  à  la  paroisse  Saint-Hilaire,  à 
l'Étoile  couronnée,  pour  être  plus  proche  de  Denis 
du  Val,  maître  imprimeur,  qui  devait  imprimer,  pour 
la  seconde  édition,  ses  livres  de  Sagesse.  *  Un  de  ses 
premiers  soins  fut  d'aller  remercier  son  nouveau  pro- 
tecteur, Claude  Dormy,  évêque  de  Boulogne,  de  tous 


CHARRON   PHILOSOPHE.  301 

les  bons  procédés  dont  il  l'avait  honoré.  Celui-ci 
renouvela  à  Charron  l'offre  d'une  chanoinie  théolo- 
gale dans  son  église  ;  mais  Charron  ne  crut  pas  devoir 
accepter.  Le  Midi  l'avait  conquis  et  le  théologal  de 
Condom  ne  se  souciait  pas,  même  devant  les  propo- 
sitions avantageuses  qui  lui  étaient  faites,  de  quitter 
cette  région  pour  les  brumes  du  Nord.  «  J'accepterais 
assez  volontiers  la  théologale  qu'il  me  veut  donner, 
disait-il  à  La  Rochomaillet,  en  parlant  de  l'évéque  de 
Boulogne,  mais  l'air,  le  climat  de  Boulogne,  froid, 
humide,  obscur,  couvert,  non  seulement  est  mal 
plaisant  et  triste  à  mon  humeur  et  naturel,  mais  mal- 
sain, catharreux,  rhumatique.  Je  suis  solaire  du  tout: 
le  soleil  est  mon  Dieu  sensible,  comme  Dieu  est  mon 
soleil  insensible  ;  par  quoi  je  me  crains  que  je  ne 
pourrai  m'accommoder  ni  habituer  à  Boulogne,  non 
sainement,  ni  plaisamment,  ergô  nullement.  » 

Charron  se  sentait  vieillir,  et,  bien  qu'il  ne  fut  pas 
fort  avancé  en  âge,  les  incommodités  commençaient  à 
l'éprouver.  Jusqu'alors,  il  est  vrai,  il  s'était  bien 
porté,  sanguin  seulement  et  cholérique.  La  Roche- 
maillet  nous  le  dépeint  ainsi  :  «  11  était  de  médiocre 
taille,  assez  gros  et  replet  ;  il  avait  le  visage  toujours 
liant  et  gai  et  l'humeur  joviale,  le  front  grand  et 
large,  le  nez  droit  et  un  peu  gros  par  le  bas,  les 
yeux  de  couleur  perse  ou  céleste,  le  teint  fort  rouge 
et  sanguin  et  les  cheveux  et  la  baibe  tout  blancs.  » 
Son  caractère  n'était  pas  plus  porté  à  la  mélancolie 
que  son  tempérament  à  la  maladie.  «  11  ne  se  plai- 
gnait d'aucune  incommodité  de  la  vieillesse,  ajoute 
La  Hochemaillet,  lors  qu'environ  trois  semaines 
avant  de  mourir,  il  sentait  parfois  en  cheminant  une 


302  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

douleur  dans  la  poitrine  avec  une  courte  haleine  qui 
le  pressait,  et  cette  douleur  lui  passait  sur  le  champ, 
après  qu'il  avait  respiré  une  bonne  fois  à  son  aise  et 
qu'il  s'était  un  peu  reposé.  » 

C'étaient  là  les  premières  atteintes  de  l'apoplexie 
qui  devait  bientôt  après  terrasser  Charron,  car  les 
préoccupations  qui  hantaient  son  esprit  firent  faire 
au  mal  de  terribles  progrès.  Consulté  à  ce  sujet,  le 
célèbre  médecin  Marescot  ne  s'y  était  point  mépris. 
Il  avait  prédit  à  Charron  que  le  sang  le  suffoquerait, 
s'il  ne  prenait  la  précaution  de  se  faire  saigner.  C'est 
ce  qui  advint  un  mois  environ  après  l'arrivée  de 
Charron  à  Paris.  «  Le  dimanche  16  novembre  1G03, 
nous  apprend  La  Rochemaillet,  environ  une  heure 
après  midi,  étant  sorti  de  sa  maison  pour  aller  en 
ville,  il  descendit  jusques  au  bas  de  la  rue  Saint-Jean 
de  Beauvais,  et,  étant  au  coin  de  ladite  rue,  près 
d'entrer  dans  celle  des  Noyers,  il  dit  à  ses  gens  qu'il 
se  trouvait  très  mal  et  qu'ils  prissent  garde  à  lui,  et, 
étant  soutenu  par  eux,  il  tomba  sur  ses  genoux,  et, 
ayant  les  mains  jointes  et  levées  en  haut  et  la  face 
tournée  vers  le  ciel,  il  expira  sur-le-champ  et  rendit 
son  àme  à  Dieu,  sans  aucune  apparence  de  douleur, 
étant  suffoqué  d'une  apoplexie  de  sang,  les  vaisseaux 
d'icelui  s'étant  tout-à-coup  débordés,  dont  il  ne  put 
être  garanti  par  aucun  secours  humain.  » 

Une  mort  aussi  soudaine  frappa  vivement  ceux  qui 
en  furent  témoins.  Curieux  comme  il  l'était  des  par- 
ticularités anecdotiques,  le  chroniqueur  parisien 
Pierre  de  L'Estoile  nous  en  a  conservé  quelques-unes 
sur  cet  événement.  «  Le  lendemain,  comme  on  était 
près  d'enlever  le  corps,  Tévèque  do  Beauvais  passant 


CHARRON   PHILOSOPHE.  303 

par  là,  l'empéclia  et  dit  qu'il  voyait  bien  (et  toutefois 
il  ne  voit  goutte)  qu'il  n'était  pas  mort.  Aussi  les 
médecins  y  étant  appelés  dirent  tous  d'une  voix  qu'il 
l'était  et  que  c'était  une  apoplexie  qui  l'avait  suffo- 
qué en  un  instant.  Devant  ce  jugement  des  médecins, 
on  faisait  courir  le  bruit,  en  l'Université,  que  l'évê- 
que  de  Beauvais  avait  ressuscité  un  mort  i.  »  Les 
choses  allèrent  même  plus  loin  que  L'Estoile  ne  le 
dit.  Le  lendemain  du  décès  de  Charron,  le  lundi  17 
novembre,  le  corps  du  défunt  fut  apporté  à  l'église, 
suivant  un  renseignement  fourni  ailleurs  incidem- 
ment par  La  Rochemaillet  et  confirmé  par  le  P.  de 
Sainl-Romuald  %  mais  là  on  trouva  que  le  décès  n'était 
pas  assez  rigoureusement  démontré  et  on  retira  le 
cadavre  du  tombeau.  Des  signes  irréfragables  de  la 
mort  étant  apparus  dès  le  lendemain,  Charron  «  fut 
enterré  honorablement  et  eu  belle  compagnie  en 
l'église  Saint-Hilaire,  le  18  dudit  mois  de  novembre, 
au  sépulcre  où  ses  père  et  mère  et  plusieurs  de  ses 
frères  et  sœurs  et  autres  parents  avaient  été  aupa- 
ravant ensépulturés.  Et  le  jour  de  ses  obsèques,  il 
eut  le  visage  découvert  et  fut  revêtu  d'habits  sacerdo- 
taux, comme  s'il  eût  été  prêt  à  célébrer  le  saint 
sacrifice  de  la  Messe,  et  ce  suivant  son  intention  et 
déclaration  qu'il  en  avait  autrefois  faite  en  présence 
de  ses  gens,  pourvu  qu'il  ne  parut  rien  de  difforme 
en  son  visage  après  sa  mort  ».  L'extrait  des  registres 
mortuaires  de  la  paroisse  de  Saint-Hilaire  constatant 

\.  Pierre  do  VEsioWe,  Mémoires-journaux,  t.  VIII,  p.  107. 
2.  Le  F.  de  Saint-Romuald.  Trésor  chronologique.  Paris, 
vers  1643,  in-folio,  t.  I,  p.  714,  noie  C. 


304  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

ce  décès  et  cette  inhumation  a  été  publié  par  M,  Jal  i  ; 
mais  il  n'y  est  fait  aucune  allusion  aux  circonstances 
particulières  de  cet  événement. 

La  fin  de  Charron  aurait  pu,  semble-i-il,  calmer 
l'ardeur  des  théologiens  officiels.  Quand  il  mourut, 
trois  ou  quatre  feuilles  de  la  nouvelle  édition  de  la 
Sagesse  avaient  déjà  été  imprimées.  Son  ami  La  Ro- 
chemaillet  ayant  voulu  poursuivre  ce  projet  et  le 
conduire  à  bonne  fin,  les  empêchements  surgirent 
aussi  nombreux  et  aussi  graves  que  par  le  passé. 
Mais  La  Rochemaillet  n'était  pas  homme  à  se  laisser 
abattre,  et  de  fait,  il  les  surmonta.  «  On  voulait  empê- 
cher l'impression,  nous  dit-il,  nommément  de  ses 
livres  de  Sagesse,  et,  pour  cet  effet,  on  y  employa 
l'autorité  du  recteur  de  l'Université  et  d'aucuns  doc- 
teurs de  Sorbonne,  même  de  MM.  les  gens  du  roi 
tant  au  Parlement  qu'au  Chàtelet,  en  outre  on  y  fit 
intervenir  Simon  Millanges,  imprimeur  à  Bordeaux, 
pour  son  intérêt  particulier.  Il  en  fut  fait  plainte  en 
divers  lieux,  au  Chàtelet,  aux  Requêtes  de  l'Hôtel,  en 
la  cour  de  Parlement  et  au  Privé  Conseil,  et  même 
elles  vinrent  jusqu'aux  oreilles  du  roi.  On  saisit  par 
trois  diverses  fois  les  feuilles  qui  en  étaient  impri- 
mées et  la  minute  de  l'auteur.  »  Tout  cela  fut  inutile, 
car,  en  homme  prévoyant,  La  Rochemaillet  avait 
gardé  par  devers  lui  plusieurs  copies.  «  Finalement 
MM.  les  Chancelier  et  Procureur  général  du  roi  les 
firent  voir  (ces  livres)  à  deux  docteurs  de  Sorbonne 
qui  baillèrent  par  écrit  ce  qu'ils  trouvèrent  à  redire 


1.    Dictionnaire   critique    de    biographie    et     d'histoire. 
Nouvelle  édition,  1872,  v"  Charron. 


charron"  i'hilosophe.  305 

en  ces  livres, qui  ne  parlaient  que  de  la  sagesse  humaine 
traitée  moralement  et  philosophiquement.  Kt  tout  fut 
mis  entre  les  mains  de  M.  le  Président  Jeannin,  per- 
sonnage des  plus  judicieux  et  expérimentés  de  ce 
temps,  qui  les  ayant  vus  et  examinés  dit  haut  et  clair 
que  ces  livres  n'étaient  pour  le  commun,  ains  qu'il 
n'appartenait  qu'aux  plus  forts  et  relevés  esprits  d'en 
faire  jugement  et  qu'ils  étaient  vraiment  livres  d'état  ; 
et,  en  ayant  fait  son  rapport  au  Conseil  privé,  la 
vente  d'iceux  en  fut  permise  au  libraire  qui  les  avait 
fait  imprimer,  et  (!Ut  entière  délivrance  et  main-levée 
de  toutes  les  saisies  qui  avaient  été  faites,  après  qu'on 
eut  remontré  et  justifié  que  ces  livres  avaient  été 
corrrgés  et  augmentés  par  l'auteur  de  la  première 
impression.  » 

Le  traité  de  la  Sagesse  put  de  nouveau  circuler 
librement,  revu  et  amendé,  orné  d'un  frontispice 
allégorique  imaginé  par  Charron  lui-même  ^  Mais  la 


\.  De  la  Sagesse,  trois  livres  par  Pierre  Charron,  Parisien, 
Docteur  es  droicls.  Seconde  édition  reveiie  et  augmentée. 
1604.  A  Paris,  cliez  David  Douceur,  libraire  juré,  rue  Sainct 
Jacques  à  l'enseigne  du  Mercure  arresté.  In-8  de  10  ff.  lim. 
et  742  pp.,  plus  1  f.  final  non  chiffré.  Le  titre,  gravé  par  Léo- 
nard Gaultier,  représente  la  figure  allégorique  imaginée  par 
Charron  pour  expliquer  la  sagesse  ;  il  est  tiré  sur  une  feuille 
qui,  en  se  repliant,  forme  le  f.  x  dont  le  v"  est  occupé  par  un 
beau  portrait  de  Charron  par  le  même  Léonard  Gaultier. 
Au  dessous,  quatrain  français  de  N(icolas)  R(apin),  P(oitevin). 
F.  vin  v°,  cession  de  son  privilège  par  Charron  à  David 
Douceur  auquel  il  «  a  fait  transport  de  tout  le  temps  de  son 
privilège  pour  s'en  servir  contre  ceux  qui  y  contreviendront, 
comme  il  appert  par  contrat  de  ce  passé  par  devant  Fardeau 
et  de  Saint- Vaast,  notaires  au  Chatellet,  le  20  octobre  1603.  » 

liONTAIGNB    II.  20 


306  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

rancune  des  théologiens  n'avait  pas  désarmé  :  la 
Sagesse  ne  continua  pas  moins  à  figurer  parmi  les 
livres  prohibés  par  l'autorité  ecclésiastique  et  finale- 
ment fut  mise  à  l'Index.  Il  est  vrai  que  les  admirateurs 
de  Charron,  soucieux  de  posséder  sa  pensée  dans  son 
intégrité  originelle,  ne  tardèrent  pas  à  suivre,  pour 
les  nombreuses  réimpressions  de  la  Sagesse  qui  se 
succédèrent,  le  texte  de  la  première  édition  de  Bor- 
deaux *. 

En  même  temps  que  la  Sagesse,  les  Discours 
chrétiens  voyaient  le  jour,  affirmant  les  sentiments 
religieux  de  leur  auteur-.  Le  volume  se  composait  de 
quatre  parties  dont  les  deux  dernières  étaient  for- 
mées par  les  discours  sur  la  rédemption  et  le  Saint- 
Sacrement  précédemment  publiés  à  Bordeaux  et  dédiés 
au  cardinal  de  Sourdis  et  à  Jean  du  Chemin.  Les  deux 


1.  De  la  Sagesse,  trois  livres  par  Pierre  Charron,  Parisien, 
docteur  ès-droits.  Dernière  édition,  en  laquelle  pour  le  con- 
tentement du  curieux  lecteur  a  esté  adjousté  à  la  fin  tout  ce 
qui  pouvait  avoir  esté  retranché  aux  précédentes  impressions, 
plus  un  éloge  véritable  ou  sommaire  de  la  vie  de  l'autheur, 
Texplicalion  de  la  figure  qui  est  au  frontispice  de  ce  présent 
livre,  avec  une  table  des  matières  principales.  Paris,  David 
Douceur.  1607.  In-8,  de  xvni  ff.  lim.,  plus  le  frontispice  et  le 
portrait,  802  pp.  et  ix  ïï.  non  chiffrés  à  la  fin  pour  la  table  et 
le  privilège. 

2.  Discours  chrestiens  de  la  divinité,  création,  rédemption 
et  octave  du  Saint-Sacrement,  par  M'  Pierre  Charron, 
Parisien,  docteur  théologal,  chanoine  en  l'église  de  Condom. 
Paris,  Pierre  Bertault.  1604.  In-8°  de  6  ff.  lim.  pour  la  table 
et  la  dédicace  à  Claude  Dormy,  268  pp.  (pour  les  Discours 
de  la  divinité),  188  pp.  (création;  dédié  à  Philippe  Desportes)  ; 
356  pp.  (Rédemption  et  Eucharistie);  plus  10  ff.  de  tables 
L'achevé  d'imprimer,  au  v"  du  dernier  f.,  est  du  2  avril  1604. 


CHARRON   PHILOSOPHE.  307 

premières  parties,  an  contraire,  étaient  mises  en 
lumière  pour  la  première  fois  et  traitaient  l'une  de  la 
divinité,  l'autre  de  la  création.  C'étaient  des  travaux 
fort  importants  destinés  bien  évidemment  à  rattacher 
entre  elles  les  opinions  philosophiques  de  Charron  et 
ses  croyances  religieuses.  Le  premier  recueil  était 
dédié  à  l'évéque  de  Boulogne  et  le  second  à  Philippe 
Desportes,  abbé  de  Tiron  et  de  Bonport,  prélat 
aimable  et  poète  élégant,  alors  à  l'apogée  de  sa  répu- 
tation et  de  son  influence.  Enfin, quelques  mois  avant 
de  mourir.  Charron  avait  i^omposé  «  un  petit  traité 
de  Sagesse  contenant  un  sommaire  de  son  livre,  et 
une  apologie  et  réponse  aux  plaintes  et  objections 
qu'on  faisait  contre  icelui  ».  Dévoué  jusqu'au  bout  à 
la  mémoire  de  son  ami,  La  Rochemaillet  n'estima  sa 
mission  achevée  qu'après  avoir  fait  imprimer  ce  libelle 
explicatif,  en  1606,  chez  David  le  Clerc,  et  l'avoir 
dédié,  suivant  l'intention  de  l'auteur,  à  Achille  de 
Harlay,  premier  président  du  Parlement  de  Paris*. 
De  la  sorte  et  grâce  à  la  vigilance  d'une  affection  qui 
ne  s'était  pas  démentie  un  seul  instant,  Charron  se 
présentait  à  la  postérité  comme  il  l'avait  souhaité  et 

1.  Traité  de  Sagesse  composé  par  Pierre  Charron,  Parisien, 
docteur  es  droits,  chantre  et  chanoine  théologal  de  Condom  ; 
plus  quelques  discours  chrestiens  du  mesme  autheur,  qui  ont 
esté  trouves  après  son  deces  ;  le  tout  dédié  à  Monseigneur  de 
Harlay,  premier  président.  Paris,  David  Le  Clerc,  1600,  in-8. 
C'est  alors  que  vit  le  jour  pour  la  première  fois,  parmi  les 
Discours  chrétiens  de  cet  opuscule,  un  petit  traité  de  Charron 
qui  a  été  réimprimé  plusieurs  fois  séparément  et  qui  a  pour 
titre  :  Discours  chrestien  qu'il  n'est  permis  ni  loisible  à  un 
subject,  pour  quelque  cause  et  raison  que  ce  soit,  de  se 
liguer,  bander  et  rebeller  contre  son  Roy. 


308  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

ses  ouvrages  pouvaient  faire   foi   de  ses  véritables 
sentiments. 

Si  la  mort  avait  brusquement  terrassé  Charron,  elle 
ne  l'avait  pas  pris  au  dépourvu.  Près  de  deux  ans 
auparavant,  le  30  janvier  1602,  il  avait  écrit  son 
testament,  qu'il  déposait  le  18  février  entre  les  mains 
d'un  notaire,  et,  «  sachant  qu'il  n'y  a  rien  plus 
certain  que  la  mort  ni  plus  incertain  que  l'heure 
d'icelle  »,  il  avait  procédé  à  la  dévolution  de  ses 
biens  ^  Faisant  deux  parts  de  son  patrimoine,  il 
laissait  celle  qui  provenait  de  sa  famille  à  ses  héritiers 
naturels  et  ne  disposait  que  des  biens  qu'il  possédait 
dans  le  Midi  et  qui  étaient  le  fruit  de  son  épargne. 
Nous  ne  saurions  mentionner  ici  tous  les  legs  de 
Charron  à  ses  parents,  à  ses  amis,  au  chapitre,  aux 
couvents  et  aux  pauvres  de  Condom.  Disons  seule- 
ment que  Charron  choisissait,  après  toutes  ces  dispo- 
sitions, pour  héritier  universel  Thibaud  de  Camain, 
conseiller  au  Parlement  de  Bordeaux,  «  son  singulier 
ami  »  et  beau-frère  de  Montaigne.  «  Je  donne,  lègue 
et  laisse,  disait  expressément  Charron,  à  demoiselle 
Léonore  de  Montaigne,  femme  du  sieur  de  Camain,  la 
bonne  sœur  du  feu  sieur  de  Montaigne,  chevalier  des 
ordres  du  roi,  et  ma  commère,  la  somme  de  cinq 
cents  éous  ».  Léonore  de  Montaigne  et  Charron 
avaient,  en  effet,  dû  tenir  ensemble  sur  les  fonts 
baptismaux  une  jeune  bordelaise,  fille  de  Mathieu 
Gaillard,  bourgeois  de  Bordeaux,  et  qui  figure  elle 
aussi  parmi  les  légataires  de  son  parrain.  Enfin, 
Charron  eut,  en  testant,  une  inspiration   que  nous 

1.  Archives  historiques  de  la  Gironde,  t.  xxiv,  p.  229. 


CHARRON  PHILOSOPHE.  309 

rapporterons  ici  dans  les  termes  mêmes  où  il  l'expose. 
«  Je  donne,  lègue  et  laisse,  disait-il,  aux  pauvres 
écoliers  et  pauvres  filles  à  marier  la  somme  de  deux 
mille  quatre  cents  écus,  laquelle  somme  sera  mise 
en  bonnes  et  assurées  mains,  à  raison  du  denier 
douze,  par  mes  héritiers  et  exécuteurs  sous-nommés, 
et  que  la  moitié  du  revenu  de  ladite  somme,  qui  est 
cent  écus,  soit  employée  à  l'entretènement  de  trois 
ou  quatre  ou  cinq  pauvres  enfants  aux  études, 
lesquels  seront  choisis  par  mesdits  héritiers  et 
exécuteurs  et  entretenus  trois  ou  quatre  ou  cinq 
années  et  autant  que  mesdils  héritiers  et  exécuteurs 
trouveront  être  bon,  et  à  mesure  qu'ils  en  feront 
sortir  quelqu'un  en  feront  en  même  temps  rentrer  un 
autre  ;  et  l'autre  moitié  du  revenu,  qui  est  aussi  cent 
écus,  sera  employée  à  marier  tous  les  ans  trois  ou 
quatrc-ou  cinq  pauvres  fdies  qui  seront  aussi  choisies 
par  mesdits  héritiers  et  exécuteurs,  et  par  eux  arbitrée 
ia  part  qu'il  leur  faudra  donner  considérant  leur 
nécessité  et  le  parti  qu'elles  trouveront  ». 

Cette  suprême  initiative  fut  encore  fort  mal  inter- 
prétée. Loin  de  savoir  gré  à  Charron  de  cette 
dernière  largesse,  le  P.  Garasse,  exprimant  sans 
doute  en  cela  les  sentiments  de  son  ordre,  —  le 
recteur  des  jésuites  de  Bordeaux  était  au  nombre  des 
exécuteurs  testamentaires  de  Charron,  —  s'écrie 
aigrement  en  appréciant  ce  legs  à  des  enfants  : 
<  Assurément  il  le  pouvait  bien  faire,  car  il  en^avait 
bien  mis  au  monde  et  à  l'hôpital  ;  le  moins  qu'il 
pouvait  faire  était  de  les  tirer  de  là  ».*  Celte  nouvelle 

1.  Apologie  du  P.  François  Garassus,  p.  140. 


310  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

attaque  réussit  quelque  temps,  comme  avaient  réussi 
les  attaques  contre  la  Sagesse.  Aussitôt  après  la  J 
liquidation  des  affaires  de  Charron,  les  personnes  ■ 
que  celui-ci  avait  désignées  s'étaient  assemblées,  le 
o  mars  1604,  pour  aviser  aux  moyens  d'exécuter 
leur  mandat.  Cette  exécution  fut  assurée  tant  que 
vécut  Thibaud  de  Camain,  mais,  après  la  mort  de 
celui-ci,  les  fonds  ayant  été  compromis  par  une 
mauvaise  gestion  de  son  successeur,  les  héritiers  des 
administrateurs  primitifs  durent  s'assembler  pour 
s'entendre  à  nouveau  et  empêcher  cette  fondation  de 
s'éteindre.  C'est  ce  qu'ils  tirent,  le  18  février  1647  ; 
imis,  le  2~  avril  de  la  même  année,  les  anciens  et 
les  nouveaux  administrateurs  des  fonds  légués  prirent 
entre  eux  les  mesures  propres  à  assurer  à  l'avenir 
l'exécution  des  volontés  du  testateur.  Les  registres 
des  notaires  constatent  de  1647  à  1734,  c'est-à-dire 
pendant  une  période  de  87  ans,  que  331  tilles 
pauvres,  ont  reçu  sur  le  legs  de  Charron  des  dots 
variant  de  15  à  150  livres.  Quant  aux  écoliers 
pauvres,  le  registre  qui  les  concerne  ne  commence 
qu'en  1655  et  s'arrête  en  1711,  eir.brassant  une 
période  de  56  ans  seulement.  La  comptabilité  en  est 
encore  |)lus  mal  tenue  et  on  peut  constater  que  les 
pensions  était  fort  irrégulièrement  réparties.  Il  résulte 
surtout  de  l'examen  de  ces  registres  que  les  admi- 
nistrateurs des  fondations  de  Charron  furent  très 
éloignés  d'employer  intégralement  les  sommes  léguées 
par  celui-ci  aux  usages   qu'il  leur  avait  assignés  ^ 

i.  Les  pièces  concernant  cette  succession  ont  été  publiées 
par  M.  Léo  Droiiyn  dans  les  Archives  histgriqucs  du  départe- 
ment de  la  Gironde,  t.  xviii,  pp.  463-472. 


CHARRON   PHILOSOPHE.  311 

Telle  que  Charron  l'avait  établie,  son  institution 
pouvait  rendre  des  services  qu'elle  ne  rendit  pas. 
Soit  incurie,  soit  mauvaise  volonté,  ses  commettants 
ne  se  conformèrent  pas  à  ses  intentions.  Ce  n'est  pas 
une  raison  suffisante  de  frustrer  sa  mémoire  du 
témoignage  de  gratitude  auquel  elle  a  droit  pour  le 
bien  que  Charron  avait  espéré  faire  après  lui. 


i 


LIVRE   VII 
M^LLE  DE  GOURNAY  (1565-1645) 


A  M.  Ph.  Tamizev  de  Larroque, 
Correspondant  de  l'Institut. 


LIVRE  VII 
MELLE  DE   GOURNAY   (1565-1645) 


CHAPITRE    I" 
VIE  DE  M'"'  DE   GOURNAY 


Aux  yeux  de  la  postérité  comme  à  ceux  de  ses 
contemporains,  M*"*  de  Gournay  a  eu  le  tort  grave 
de  vivre  longtemps  et  de  paraître  vieille  prématu- 
rément, A  vrai  dire,  par  ses  goûts,  ses  humeurs, 
son  langage,  la  nature  de  son  esprit,  elle  ne  fut 
jamais  tout  à  fait  de  son  époque.  Si  l'on  joint  à  cela 
qu'en  France,  en  aucun  temps,  avant  comme  après 
Molière,  on  ne  se  montra  tendre  pour  les  femmes 
qui  affichèrent  trop  volontiers  leur  savoir,  il  ne  sera 
pas  difficile  de  trouver  les  véritables  causes  de  l'espè- 
ce de  ridicule  qui  s'attacha  à  elle  de  son  vivant  et 
que  son  nom  semble  encore  traîner  après  lui.  On 
s'accoutuma  de  bonne  heure  à  la  considérer  comme 
une  radoteuse,  parce  qu'à  l'âge  où  les  audaces  sont 
de  mise,  elle  se  fit  résolument  le  défenseur  des  tra- 
ditions et  des  souvenirs,  et  que  les  ardeurs  de  sa 
jeunesse  se  manifestèrent  seulement  dans  la  vivacité 
de  la  polémique,  l'impétuosité  de  l'attaque  ou  de  la 


316 


MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 


riposte,  la  chaleur  des  convictions.  Quand  on  com- 
mence dés  le  début  à  retarder  de  la  sorte  sur  ses 
contemporains,  il  est  fatal  que  ce  retard  s'accentue 
en  se  prolongeant  et  que  le  malentendu  finisse  par 
devenir  énorme.  Du  pas  que  marchait  M"^""  de  Gour- 
nay,  elle  devait  singulièrement  rester  en  arrière  et 
bientôt  elle  fit  l'effet  à  tout  le  monde  d'une  sorte  de 
représentant  préhistorique  des  modes  et  des  façons 
de  jadis,  une  Sibylle  —  c'est  le  mot  dont  on  usait  — 
attardée  à  pester  contre  tout  ce  qui  s'éloignait  d'un 
idéal  immobile.  Au  surplus,  la  bizarrerie  de  son  hu- 
meur, souvent  fantasque,  ne  servit  guère  à  adoucir  les 
boutades  d'un  naturel  trop  personnel  pour  n'avoir 
pas  de  défauts  et  trop  franc  pour  les  cacher.  Un  peu 
plus  de  circonspection  eût  sans  doute  fort  amélioré 
les  choses,  M*""*  de  Gournay  n'était  guère  femme  à  se 
contraindre.  Elle  préféra  batailler  inutilement,  pres- 
que seule  contre  tous,  que  transiger  ou  déposer  les 
armes  ;  et  la  lutte  dura  longtemps,  pleine  d'escar- 
mouches heureuses,  viclorieuse  parfois  sur  quelques 
points  secondaires,  mais  maladroite  dans  l'ensemble 
des  plans  de  campagne,  stérile  en  dépit  de  l'entrain 
et  du  courage  des  passes  d'armes.  En  résumé,  qu'y 
avait-il  au  fond  de  ce  différend  entre  M""  de  Gour- 
nay  et  ses  contemporains  ?  Quelles  divergences  sépa- 
raient, au  juste,  les  adversaires  ?  C'est  ce  que  nous 
essaierons  de  dire,  après  avoir  retracé  le  plus  nette- 
ment possible  le  cours  d'une  existence  aussi  longue  et 
aussi  diversement  employée  que  le  fut  celle  de  celte 
savante  fille. 

Bien  que  M''""  de  Gournay  se  complaise,  à  l'exemple 
(Je  Montaigne,  à  donner  sur  son  propre  compte  des 


VIE  DK  M*"*  DE  GOURNAY.  317 

détails  circonstanciés,  elle  n'a  précisé  nulle  part  la 
date  de  sa  naissance.  On  peut  cependant  déterminer 
exactement  cette  date  si,  comme  le  dit  une  de  ses 
épitaphes,  la  docte  fille  mourut  le  13  juillet  1645 
«  âgée  de  79  ans,  9  mois  et  7  jours  *.  Elle  était  donc 
née  le  6  octobre  loGo  et,  ainsi  qu'on  en  a  fait  la 
remarque,  celle  qui  devait  être  plus  tard  la  fille  d'al- 
liance de  Montaigne  eût  pu  parfaitement  être  sa  fille 
selon  la  nature,  car  c'est  le  temps  où  le  philosophe 
prenait  femme  et  épousait  Françoise  de  La  Chassaigne. 
Marie  de  Jars  de  Gournay  vit  le  jour  à  Paris,  ainsi 
qu'elle  nous  l'apprend  elle-même,  et  fut  l'ainée  des 
enfants  de  Guillaume  de  Jars  et  de  Jeanne  de  Hacque- 
ville.  Le  père  tirait  son  nom  et  son  origine  du  bourg 
de  Jars,  prés  de  Sancerre  en  Berry,  et  remplit  l'office 
de  trésorier  de  la  maison  du  roi,  en  même  temps  qu'il 
avait  la  capitainerie  et  le  gouvernement  des  châteaux 
de  Rémy,  Gournay  et  Moyenneville.  «  Il  y  avait  eu 
des  charges  beaucoup  plus  belles,  nous  dit  sa  fille, 
mais  d'autant  que  c'était  par  commission  seulement, 
nous  ne  nous  amuserons  point  à  les  noter.  La  maison 
de  la  mère  était  noble  aussi,  mais  plus  florissante, 
toutes  deux  apparentées  et  alliées  de  plusieurs  bonnes 
et  honorables  familles  en  France  et  toutes  deux  catho- 
liques ».  Guillaume  de  Jars  mourut  jeune,  laissant  à 
sa  veuve  six  orphelins  en  bas  âge,  et  les  guerres  qui 
ravagèrent  alors  le  pays  vinrent  réduire  singulière- 
ment les  ressources  de  la  famille. 

Pour  vivre  moins  difficilement,  la  mère  se  retira 
en  Picardie,  à  Gournay-sur-Aronde,  et  c'est  là,  «  en 
ce  lieu  reculé  des  commodités  d'apprendre  les  sciences 
par  enseignement  ni  par  conférence  »,  que  Marie  de 


318  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Gournay,  seule,  sans  guide  et  sans  maître,  commença 
son  instruction.  Au  surplus,  sa  mère  ne  l'encoura- 
geait guère  à  pareille  besogne  qu'elle  trouvait  inutile 
et  dangereuse  ;  mais  la  curiosité  d'esprit  de  la  jeune 
fille  était  telle,  sa  force  de  volonté  si  grande  que, 
dénuée  de  toutes  ressources,  elle  apprit  le  latin  sans 
grammaire,  «  à  des  heures  pour  la  plupart  dérobées, 
confrontant  les  livres  de  cette  langue  traduits  en 
français  contre  les  originaux  ».  Grâce  à  l'énergie  de 
l'écolière,  cette  méthode  réussit,  parait-il,  du  moins 
pour  le  latin,  car,  pour  le  grec,  Marie  de  Gournay 
dut  renoncer  à  l'apprendre,  bien  que  quelqu'un  lui 
en  eût  montré  la  grammaire.  Elle  lut  avidement  tout 
ce  qu'elle  avait  sous  la  main,  sans  choix  et  sans 
méthode,  et  c'est  ainsi  qu'elle  lut  les  Essais.  Le  livre 
de  Montaigne  était  alors  en  sa  fleur  de  nouveauté, 
plus  alerte  sinon  plus  profond  qu'il  devait  être  par  la 
suite,  et  le  succès,  bien  qu'éclatant,  ne  l'avait  pas 
encore  rendu  populaire.  Marie  de  Gournay  le  lut  par 
hasard,  et,  comme  elle  était  à  l'âge  des  grands  enthou- 
siasmes, elle  fut  éblouie  par  cette  philosophie  si  hardie 
et  si  sensée  à  la  fois,  par  cette  langue  colorée,  chaude, 
captivante  par  ses  images  et  par  ses  ressauts.  Non 
seulement  elle  mit  les  Essais  «  à  leur  juste  prix,  trait 
fort  difficile  à  faire  en  tel  âge,  et  en  un  siècle  si  peu 
suspect  de  porter  de  tels  fruits,  mais  elle  commença 
de  désirer  la  connaissance,  communication  et  bien- 
veillance de  leur  auteur  plus  que  toutes  les  choses  du 
monde  ;  tellement  que,  sur  la  fin  du  terme  de  deux  ou 
trois  ans  qui  se  passa  entre  la  première  vue  qu'elle 
eut  du  livre  et  celle  de  l'auteur,  ayant  reçu,  comme 
elle  lui  voulait  écrire,  un  faux  avis  qu'il  était  mort, 


VIE  DE  M*'"   DE  GOURNAY.  349 

elle  en  souffrit  Uii  déplaisir  extrême,  lui  semblant 
que  toute  la  gloire,  la  félicité  et  l'espérance  d'enri- 
chissement de  son  àme  étaient  fauchées  en  herbe  par 
la  perle  de  la  conversation  et  de  la  société  qu'elle 
s'était  promise  d'un  tel  esprit  ».  C'est  elle-même  qui 
fait  ainsi,  trente  ans  après,  le  récit  de  ses  appréhen- 
sions et  la  confidence  est  trop  bonne  pour  ne  pas  la 
reproduire  ici  intégralement. 

Le  bruit  était  heureusement  faux.  Non  seulement 
Montaigne  vivait,  mais  il  se  disposait  à  venir  à  Paris 
surveiller  une  nouvelle  édition  de  son  livre.  Marie  de 
Gournay  apprit  la  nouvelle  avec  transport  et,  comme 
elle-même  avait  suivi  sa  mère  à  Paris  pour  y  passer 
quelque  temps  au  moment  où  le  philosophe  s'y 
trouvait,  elle  ne  manqua  pas  de  l'envoyer  saluer  et 
lui  fit  «  déclarer  l'estime  qu'elle  faisait  de  sa  personne 
et  de  son  livre  ».  Montaigne  ne  pouvait  guère 
demeurer  en  arrière  d'une  semblable  démarche.  «  11 
la  vint  voir  et  remercier  dés  le  lendemain,  lui  présen- 
tant l'affection  et  l'alliance  de  père  à  fille  :  ce  qu'elle 
reçut  avec  tant  plus  d'applaudissement,  de  ce  qu'elle 
admira  la  sympathie  fatale  du  génie  de  lui  et  d'elle, 
s'étant  de  sa  part  promis  en  son  cœur  une  telle  alliance 
de  lui  depuis  la  première  inspection  de  son  livre,  et 
cela  sur  la  proportion  de  leurs  âges,  et  l'intention  de 
leurs  âmes  et  de  leurs  mœurs.  »  Ainsi  se  noua  cette 
liaison  qui  devait  charmer  les  dernières  années  du 
philosophe. 

Au  reste,  il  ne  déplaisait  pas  à  Montaigne  que 
l'amitié  débutât  ainsi  brusquement.  Ne  s'était-il  pas 
donné  tout  entier,  d'un  seul  coup,  à  l'affection  de 
celui  qui  embellit  sa  jeunesse  et  la  raffermit  ?  Mainte- 


330  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

nant  que  la  vieillesse  était  venue  et  que  la  fin 
approchait,  l'enthousiasme  jeune  et  ardent  d'une 
admiration  mal  contenue  ne  pouvait  qu'agréer  au 
sage  qui  se  voyait  disparaître  sans  trouble  sinon  sans 
regret.  Lui-même  établissait  sans  doute  dan?  son 
esprit  ([uelque  comparaison  entre  ces  deux  amitiés 
dont  l'une  avait  fait  la  joie  de  ses  premières  années  et 
dont  l'autre  devait  faire  la  consolation  des  dernières. 
«Je  sais  bien,  écrivait  Montaigne  en  1588,  songeant  à 
La  Boétie,  avant  de  connaître  Marie  de  Gournay,  je 
sais  bien  que  je  ne  laisserai  après  moi  aucun  répon- 
dant si  affectionné  de  bien  loin  et  entendu  en  mon 
fait  comme  j'ai  été  au  sien,  ni  personne  à  qui  je 
voulusse  pleinement  compromettre  ma  peinture  :  lui 
seul  jouissait  de  ma  vraie  image  et  l'emporta  ;  c'est 
pourquoi  je  me  déchiffre  moi-même  si  curieusement  ». 
Plus  tard,  cette  phrase  un  peu  triste  a  disparu  des 
Essais  :  entre  temps,  le  philosophe  avait  rencontré 
celle  qu'il  devait  nommer  sa  fille  d'alliance  et,  grâce 
à  elle  sans  doute,  il  se  prenait  à  espérer  que  son  sou- 
venir serait  mieux  défendu  qu'il  ne  l'avait  cru  un 
moment. 

Les  attentions  de  Marie  de  Gournay  autant  que  le 
désir  de  ne  pas  séjourner  outre  mesure  dans  une 
ville  aussi  agitée  que  l'était  alors  Paris  amenèrent 
même  Montaigne  à  Gournay-sur-Âronde,  en  Picardie, 
dans  le  logis  familial  de  la  jeune  fille.  Là,  leur 
amitié  devint  plus  intime  et  plus  forte.  «  Il  y  séjourna 
trois  mois,  en  deux  ou  trois  fois,  avec  tous  les  hon- 
nêtes accueils  que  l'on  pouvait  souhaiter  »,  nous 
apprend  Estienne  Pasquier,  et  Montaigne  lui-même 
fait  allusion  à  ce  déplacement.  En  outre,  nous  avons. 


VIE  DE  M""*  DE  GOURNAY.  321 

grâce  à  M'"**  de  Gournay,  un  écho  des  entretiens  qui 
s'échangèrent  alors  entre  elle  et  son  maître.  «  Vous 
entendez  bien,  mon  père,  lui  mandait-elle  de  Gournay, 
le  26  novembre  1588,  en  lui  adressant  le  manuscrit 
d'une  histoire  romanesque  intitulée  le  Proumenoir 
de  M.  de  Montaigne,  vous  entendez  bien  que  je  nomme 
ceci  votre  Proumenoir  parce  qu'en  nous  promenant 
ensemble,  il  n'y  a  que  trois  jours,  je  vous  contai 
l'histoire  qui  suit,  comme  la  lecture  que  nous  venions 
de  faire  d'un  sujet  du  même  air  (c'est  des  accidents 
de  l'amour  en  Plutarque)  m'en  mit  à  propos.  L'occa- 
sion qui  m'émut  à  le  coucher  maintenant  par  écrit  et 
l'envoyer  depuis  votre  partement  courir  après  vous, 
c'est  afin  que  vous  ayez  plus  de  moyen  d'y  recon- 
naître les  fautes  de  mon  style  que  vous  n'eûtes  en 
mon  récit  qui  passa  soudain.  »  Et  la  docte  fille 
s'empresse  de  saisir  l'occasion  d'expliquer  les  senti- 
ments qui  l'unissent  à  celui  qu'elle  a  choisi  pour 
modèle.  «  Si  vous  ne  m'excusez,  vous  excuserez  mon 
âge,  la  bienveillance  que  vous  me  portez  lui  concé- 
dera son  pardon  si  la  raison  lui  refuse.  Certes  si 
quelqu'un  s'ébahit  de  quoi  n'étant  père  et  fille  que 
de  titre,  cette  bienveillance-là  qui  nous  allie  ensemble 
surpasse  néanmoins  celle  des  vrais  pères  et  enfants, 
nous  lui  dirons  que  la  nature  s'attribue  le  sceptre 
entre  les  bétes,  mais  qu'entre  les  hommes  la  rai- 
son le  doit  tenir.  C'est  pourquoi  les  affections  natu- 
relles ont  plusieurs  fois  manqué,  les  frères  se  sont 
entrefait  la  guerre,  voire  les  pères  et  enfants.  Mais 
la  dilection  très  sainte  de  Pithias  et  de  Damon,  que 
la  raison  avait  appariés  par  le  mérite  de  leur  suffi- 
sance et  de  leur  vertu,  fut  inviolable.  Il  faut  entrer 

MONTAIGNE   II.  21 


322  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

en  l'amitié  par  la  porte  de  la  vertu  qui  veut  être  bien 
assuré  de  n'en  sortir  que  par  celle  de  la  mort.  » 

Comme  on  le  voit,  des  idées  aussi  hautes  avaient 
de  quoi  séduire  Montaigne,  et  il  s'abandonnait  à  une 
affection  qui  l'entourait  si  pleinement,  lui  et  les  siens. 
«  Or  je  voudrais,  continuait  sa  fille  d'alliance,  vous 
pouvoir  aller  donner  deux  ou  trois  heures  de  ma 
lecture  pour  vous  faire  rire  moi-même  du  vrai  emploi 
que  j'ai  fait  ici  de  quelques  soirées,  mais  une  page 
en  aura  la  commission  en  ma  place,  afin  de  vous 
garder  l'un  de  ses  soirs  après  souper  de  travailler 
votre  àme  à  des  occupations  plus  sérieuses.  Je  baise 
les  mains  à  madame  et  madamoiselle  de  Montaigne, 
ma  soeur,  et  à  messieurs  de  La  Brousse  et  de 
Mattecoulon,  vos  frères,  et  qui  me  font  cet  honneur  de 
se  dire  les  miens  —  quant  à  monsieur  d'Arsac,  je 
crois  qu'il  n'est  point  avec  vous  ;  —  qu'ils  ne  se 
moquent  pas  de  la  chétiveté  de  cet  ouvrage,  si 
monsieur  de  Mattecoulon  ne  veut  que  je  me  plaigne 
de  ce  qu'il  n'a  point  employé  le  crédit  que  sa  très 
fameuse  vaillance  lui  prête  chez  Minerve,  pour  obte- 
nir qu'elle  me  donnât  une  aussi  bonne  plume  qu'elle 
lui  donna  une  bonne  épée.  Notre  père,  recevez  ici 
l'adieu  de  votre  fille  glorifiée  et  béatifiée  de  ce  titre.  » 
Oui,  certes,  elle  était  glorieuse  de  ce  titre,  autant, 
dit-elle  quelque  part,  «  qu'elle  le  serait  d'être  mère 
des  Muses  même  ».  Et,  pour  joindre  à  cette  liaison 
principale  d'autres  liens  plus  minces  mais  plus 
nombreux,  qui  devaient  la  rattacher  à  toute  cette 
famille,  elle  terminait  son  livre  par  une  série  de 
Quatrains  sur  la  maison  de  Montaigne  qui  lui 
donnent  l'apparence  d'un   Panthéon  domestique.  On 


VIE   DE   M''"''   DE  GOURNAY.  323 

y  voit  figurer  la  rnère  du  philosophe,  sa  femme,  sa 
fille,  M""  de  Péguillem,  sa  parente,  M"""  de  Lestonnac 
et  de  Camain,  ses  sœurs,  ses  frères  d'Arsac,  de  La 
Brousse  et  de  Mattecoulon,  son  cousin  de  Bussaguet, 
ses  beaux-frères  de  Pressac,  de  Lestonnac  et  de 
Camain  ;  si  bien  que  la  savante  fille  pouvait  s'écrier, 
en  terminant,  et  s'adresser  au  très  illustre  nom  de 
Montaigne  : 


0  nom,  mon  livre  tu  termines 
Et  tu  le  commenças  aussi  ; 
Par  le  grand  Jupiter  ainsi 
Toute  chose  commence  et  fine. 


Le  nom  de  Montaigne  n'est  pas  autrement  mêlé  à 
l'histoire  dramatique  que  conte  M'"^  de  Gournay,  si 
ce  n'est  qu'il  paraît  planer  sur  tout  l'opuscule.  C'est 
un  pur  roman,  imaginé  par  JVP""  de  Gournay,  l'un 
des  premiers  qui  aient  été  écrits  en  notre  langue  et 
d'où  semblent  piocéder  bien  des  interminables  aven- 
tures dont  le  siècle  suivant  fut  si  peu  avare.  Une 
jeune  ])rince3se  perse,  Alinda,  s'enfuit  avec  un  jeune 
homme  qu'elle  aime,  Léontin,  au  moment  où  elle 
allait  être  mariée  par  sa  famille  à  un  roi  étranger. 
Mais  Léontin  ne  reste  pas  fidèle  à  celle  dont  l'affec- 
tion avait  tout  quitté  pour  le  suivre.  Il  se  laisse  fian- 
cer, dans  le  pays  où  les  deux  fugitifs  s'étaient  retirés, 
à  la  sœur  du  seigneur  de  Thrace  qui  leur  avait  olfert 
l'hospitalité  et  qui  était  subitement  devenu  lui-même 
amoureux  d'Alinda.  «  Loin  de  se  plaindre  d'être 
sacrifiée,  celle-ci  feignit  de  prêter  l'oreille  aux  solli- 
citations d'Othalque  —  c'est  le  nom  du  ïhrace,  — 


324  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

qui  venait  lui  renouveler  l'offre  de  sa  main.  Elle  le 
flatta  même  de  l'espoir  d'un  prompt  bonheur  ;  seule- 
ment elle  réclamait  de  lui  une  complaisance  :  c'était 
qu'il  donnât  l'ordre  de  luer  dans  son  lit  une  vieille 
servante,  dont  la  langue  téméraire,  disait-elle,  ne 
l'avait  pas  épargnée.  Il  ne  coûtait  guère  à  un  Thrace 
d'accorder  une  telle  grâce  :  l'exécution  fut  comman- 
dée pour  la  nuit  prochaine.  Cependant  une  autre 
victime  s'apprêtait  à  périr.  Après  avoir  écrit  au  per- 
fide Léontin  une  lettre  touchante  qui  devait  lui 
apprendre  le  lendemain  pourquoi  elle  avait  voulu 
mourir,  elle  prit  la  place  de  celle  qui  avait  été  dési- 
gnée aux  coups  de  l'aveugle  Othalque.  Les  satellites 
regorgèrent  effectivement  :  puis,  s'apercevant  de 
leur  méprise,  ils  s'enfuirent  épouvantés.  En  ce 
moment,  le  barbare  accourait,  impatient  de  savoir  le 
meurtre  accompli,  pour  en  porter  à  celle  qu'il  aimait 
la  première  nouvelle  ;  à  la  vue  de  ce  corps  ensan- 
glanté, quelle  fut  sa  stupeur  !  Léontin,  au  même 
instant,  troublé  du  message  qu'il  avait  reçu,  cherchait 
de  tous  côtés  Alinda.  Attiré  par  les  cris  qui  reten- 
tissaient autour  du  cadavre,  il  se  précipite,  la  recon- 
naît, la  serre  dans  ses  bras,  tente  de  la  réchauffer 
contre  son  sein,  et  presque  aussitôt,  lassé  de  ses 
impuissants  efforts,  il  tire  son  poignard  et  se  punit, 
en  se  perçant  le  cœur,  du  crime  d'avoir  causé  ce 
trépas.  Un  tombeau,  élevé  par  les  soins  du  Thrace  et 
de  sa  sœur  désespérés,  réunit  les  cendres  des  deux 
amants  ». 

Telle  est,  en  gros,  la  fable  imaginée  par  M*"*  de 
Gournay.  Par  la  variété  des  incidents,  par  la  nature 
des  péripéties  et  le  romanesque  des  aventures,  elle 


VIE   DE   M*""   DE  GOURNAY.  325 

était  bien  faite  pour  agréer  au  public,  en  un  temps 
où  on  ne  demandait  au  roman  ni  la  vérité  des  impres- 
sions, ni  la  justesse  des  sentiments.  Cet  opuscule  a 
pour  nous  un  tout  autre  avantage.  D'aucuns,  recher- 
chant les  origines  de  ce  souci  de  vérité  qui  anime 
toute  la  littérature  moderne  et  voulant  rattacher 
quelque  part  un  genre  qui  a  pris  de  nos  jours  un  si 
grand  développement,  ont  pensé  que  le  père  du 
roman  d'analyse  pourrait  bien  être  l'auteur  des  Essais, 
celui  qui  en  se  déchiffrant  lui-même  montra  comment 
on  pouvait  mettre  à  nu  les  secrètes  aspirations  du 
cœur  humain.  Montaigne  fut-il,  comme  on  l'a  dit,  le 
premier  des  modernes  ?  est-ce  lui  qui,  renonçant  à 
1  imitation  trop  servile,  quoique  parfois  géniale,  de 
l'antiquité,  donna  en  échange  de  l'illusion  des  chi- 
nières  l'attrait  toujours  puissant  de  la  vie  présente? 
Peut-être.  En  ce  cas,  le  roman  de  M''""  de  Gournay, 
composé  sous  les  yeux  du  philosophe,  sinon  avec  son 
assentiment,  doit  figurer  au  début  de  cette  longue 
suite  et  peut  montrer  l'embryon  du  genre.  Sans 
doute,  on  y  trouvera  trop  d'emphase,  trop  de  rhéto- 
rique, les  personnages  parlent  trop,  n'agissent  et  ne 
vivent  pas  assez.  On  peut  également  reprocher  à 
l'auteur  de  les  avoir  bâtis  tout  d'une  pièce,  sans 
indécisions  ni  défaillances  de  caractère,  tels  enfin  que 
la  réalité  ne  saurait  les  montrer.  Evidemment  ce  sont 
là  des  défauts  qu'on  est  tenté  de  reprocher  tout  parti- 
culièrement à  IVr"*  de  Gournay,  d'autant  qu'elle 
s'éloigne  fort  en  cela  des  leçons  du  maître  analyste 
qu'elle  avait  choisi  pour  guide.  Mais  il  y  a,  d'autre 
part,  un  certain  feu  d'imagination  qui  n'était  pas  pour 
déplaire  à  Montaigne,  lui  qui  s'attardait  parfois  aux 


3^6  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

«  livres  simplement  plaisants  »,  que  l'Arioste  ravit, 
que  Rabelais  charma  et  que  Cervantes  eût  séduit  sans 
doute,  s'il  avait  pu  lire  son  immortel  chef-d'œuvre. 
A  la  façon  de  Montaigne,  iP"^  de  Gournay  coupe  son 
récit  de  dissertations  et  de  digressions,  mais,  outre 
qu'elles  sont  moins  variées  que  dans  les  Essais,  elles 
sont  là  moins  en  leur  place,  allongent  inutilement  le 
récit  et  l'alanguissent  par  des  propos  hors  de  saison. 
Ici  l'élève  se  modèle  trop  sur  le  maître,  mais  il  con- 
vient d'ajouter  qu'on  ne  savait  guère  se  hâter  vers 
le  dénouement  et  que  la  jeune  romancière  avait 
tout  son  temps  pour  complice  de  ces  longueurs  qui 
nous  fatiguent  et  qui  plaisaient  alors. 

Bref,  si  le  Pmumenoir  de  Montaigne  est  une  œuvre 
de  jeunesse,  c'est  aussi  une  œuvre  de  son  époque  et, 
par  ses  défauts  comme  par  ses  qualités,  elle  satisfit 
les  lecteurs  contem|iorains.  Nous  avons  pour  garants 
de  son  succès  les  cinq  éditions  publiées  de  1594  à 
1607,  trois  par  les  soins  de  l'auteur  même  et  deux 
contrefaçons ^  Au  surplus,  cet  accueil  assez  empressé 
ne  déplaisait  pas  à  M'""  de  Gournay,  bien  qu'elle 
paraisse  s'en  défendre,  lorsque  plus  tard  des  préoc- 
cupations littéraires  plus  relevées  absorbaient  son 
esprit.  Elle  n'a  pas  manqué  de  faire  figurer  cette 
histoire  romanesque  dans  tous  les  volumes  de  mélan- 


1.  Le  Proumcnoir  de  M.  de  Montaigne  par  sa  fille  d'al- 
liance. Paris,  Abel  Langelier.  1594  (privilège  du  2  mai). 
ln-18,  dft  107  ff.  et  I  f.  blanc  final.  Autres  éditions:  Paris. 
1.59.3;  Cliambéry,  1398  ;  Paris,  1607.  Voy.,  à  ce  sujet,  un  arti- 
cle du  D""  Payen.  dans  le  Bullelin  du  Bibliophile.  1860.  p. 
1283. 


VIE  DE  M*"^  DE  GOURNAY.  327 

ges  où,  sous  des  titres  divers,  elle  a  rassemblé  ses 
œuvres  variées.  Elle  la  fit  seulement  précéder  d'une 
introduction  aussi  intéressante  pour  l'histoire  du 
roman  en  France  que  pour  l'analyse  des  sentiments 
de  M""  de  Gournay.  Lorsque  le  Proumenoir  était 
réimprimé  ainsi,  trente-cinq  ans  après  sa  composi- 
tion, on  en  voyait  mieux  les  défauts,  qui  avaient 
toujours  été  nombreux  dans  cette  œuvre  juvénile.  On 
reprochait  celte  histoire  d'amour  à  la  vieille  fille 
absorbée  maintenant  par  des  travaux  de  critique 
littéraire.  Celle-ci  se  défend  en  alléguant  des  exemples 
fameux.  «  L'un  des  plus  austères  évéques  de  noire 
temps,  M.  de  Belley,  n'a  pas  fait  difficulté  d'écrire 
plusieurs  livres,  dignes  de  lui,  sous  des  histoires  et 
narrations  d'un  amour  mondain  ;  ni  le  Docteur  Coeffe- 
teau,  évéque  de  Marseille,  de  faire  un  abrégé  d'Arge- 
nis,  peu  de  jours  avant  son  trépas  ;  ni  les  églises,  de 
leur  part,  ne  font  pas  scrupule  de  laisser  parfois 
tendre  chez  elles  des  tapisseries  où  l'histoire  d'Hé- 
lène, d'OEnone  et  leurs  semblables  est  représentée.  » 
La  comparaison  est  jolie  et  juste  :  à  cette  heure  où 
la  rhétorique  païenne  orne  volontiers  les  livres  des 
docteurs  chrétiens,  on  imagine  aisément  les  œuvres 
d'un  Camus  ou  d'un  François  de  Sales  comme  des 
églises  tendues  de  tapisseries  profanes.  Mais  ce 
n'était  pas  là  le  seul  grief  qu'on  fit  à  M"'"'  de  Gour- 
nay :  on  lui  reprochait  ses  citations,  ses  allégations 
continuelles  d'auteurs  anciens,  ses  dissertations 
trop  longues  et  hors  du  sujet.  Là-dessus  elle  se 
défend  en  digne  élève  de  Montaigne,  mais  elle  nous 
fait  coniiaitre  aussi  son  sentiment  sur  quehjues 
livres   alors  en  faveur.    «  Toutefois,  répartent  mes 


328  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

correcteurs,  Héliodore  n'a  point  de  citations,  ni  de 
digressions  ou  discours  hors  de  la  nécessité  du  sujet 
et  s'abstient  aussi  de  ces  vers  et  de  ces  passages 

étrangers  que  vous  souteniez  naguères Les  Grecs 

l'ont  suivi,  ou  environ,  je  l'avoue  ;  néanmoins  a-t-il 
empêché  que  les  Latins,  comme  on  dirait  Arbiter  et 
l'Ane  doré,  livres  que  je  puis  estimer  espèces  de 
romans,  n'aient  fait  bande  à  part  ?  Davantage,  lui  et 
eux  ont-ils  gardé  Do7i  Quichotte  et  Argénis  de  couper 
encore  chacun  leur  chemin  à  travers  champs,  ou 
quelqu'un  leur  peut-il  dénier  le  caractère  de  l'excel- 
lence ?  Quoi  plus,  la  Diayie,  autre  roman  de  mérite 
singulier  pourvu  qu'on  en  rabatte  un  peu  de  subtilité 
pointue,  si  j'ai  bonne  mémoire,  a-t-elle  voulu  que 
les  vieux  ou  les  nouveaux  eussent  l'honneur  qu'elle 
suivit  leur  train  ou  leur  portât  la  queue  ?  Et  de  même 
cette  Arcadie,  qui  vaut  mieux  que  trente  couronnes 
des  Arcades  ?  Sans  nier  pourtant  qu'il  n'y  ait  quelque 
demi-douzaine  de  traits  ou  de  jugements  en  Do7i 
Quichotte  qui  ne  me  plaisent  pas  du  tout  et  quelque 
autre  chose,  bien  que  plus  rare  beaucoup,  en  cette 
illustre  Infante  de  Sicile  et  je  ne  sais  quoi  peut-être 
encore  en  ces  autres  ouvrages,  toutefois  ces  défauts 
ne  sont  pas  du  côté  que  ces  livres  tracent  leur  voie 
particulière.  Mais  quelle  jalousie  des  destins  sur  les 
entreprises  magnifiques  prévint  la  dernière  main  que 
l'auteur  devait  à  l' Arcadie  ?  Pour  le  regard  de  l'usage 
assez  fréquent  des  métaphores,  que  ces  Momes 
nouveaux  reprennent  au  Proumenoir  et  en  tous  mes 
écrits  avec  lui,  je  dirai  seulement  sur  une  si  plaisante 
vision  qu'ils  me  font  faveur  de  m'accuser  du  trop,  vu 
que  j'étais  en  peine  de  m'excuser  du  peu.  »  M^""  de 


VIE  DE  M*"*  DE  GOURNAY.  329 

Gournay  est  tout  entière  dans  ce  trait  final  :  lorsque 
ses  contemporains  lui  reprochent  d'abuser  d'une 
chose,  elle  estime,  elle,  de  bonne  foi,  qu'elle  n'en 
use  pas  assez.  Le  malentendu  était  trop  capital  pour 
qu'il  fut  possible  de  s'accorder. 

Composé  près  de  quatre  ans  avant  la  mort  de 
Montaigne,  le  Proumenoir  ne  vit  le  jour  que  plus 
d'un  an  et  demi  après  la  mort  de  celui  auquel  il 
était  consacré. —  Le  privilège  est  daté  du  2  mai  1594. 
—  L'imprimeur  avait  soin  de  prévenir  le  lecteur 
de  cet  écart  :  «  Il  y  a  quelques  années  que  ce  livret 
fut  envoyé  à  feu  monseigneur  de  Montaigne  par  sa 
fille  d'alliance  ;  dont  ayant  été  depuis  son  décès  trouvé 
parmi  ses  papiers,  messieurs  ses  parents  me  l'ont  fait 
apporter,  pource  qu'ils  l'ont  jugé  digne  d'être  mis  en 
lumière  et  capable  de  faire  honneur  au  défunt,  s'il 
se  peut  ajouter  quelque  chose  à  la  gloire  d'un  si 
grand  et  si  divin  personnage.  »  Bien  des  événements 
survinrent  entre  ces  deux  dates  :  la  composition  de 
l'opuscule  et  son  apparition.  Les  plus  importants 
furent  sans  conteste  la  mort  de  Montaigne  et  celle  de 
la  propre  mère  de  Marie  de  Gournay,  décédée  vers 
1o91.  Il  semble  que  toutes  les  affections  de  la  docte 
fille  lui  manquent  ainsi  à  la  fois.  Nous  reviendrons 
plus  loin  sur  la  mort  de  Montaigne.  Parlons  d'abord 
de  celle  de  M"''  de  Gournay  et  de  ses  conséquences 
pour  ses  enfants.  Comme  on  le  sait,  la  perte  de  leur 
père  avait  été  un  coup  fort  rude  pour  les  six  orphelins 
qu'il  laissait  avec  do,?,  ressoui'ces  assez  maigres,  mais 
exemptes  de  dettes.  Au  contraire,  la  mère  avait  dû 
emprunter  pour  subsister  pendant  ces  périodes  de 
troubles   et  aussi  j)our  faire  face  à   des  entreprises 


330 


MaNTAIGNE  ET  SES  AMIS. 


malheureuses.  Aussi  le  patrimoine  se  trouva-t-il  de 
ce  fait  considérablement  réduit.  La  majeure  partie 
revenait  au  fils  aine  qui  faisait  partie  des  armées 
royales  et  une  autre  portion  notable  était  due  comme 
dot  à  l'une  des  filles,  mariée,  du  vivant  delà  mère,  à 
un  gentilhomme  voisin  d'Etampes,  le  sieur  de 
Bourray.  Toutes  ces  préemptions  une  fois  faites,  il  ne 
resta  guère  que  deux  mille  quatre  cent  quelques  livres 
de  revenus  pour  chacun  des  mineurs  —  ils  étaient 
trois,  un  garçon  et  deux  filles,  —  et  pour  l'aînée  de 
tous,  Marie  de  Gournay.  Celle-ci  prit  ses  cadets  sous 
sa  protection  et  leur  servit  de  mère.  Elle  plaça  le 
garçon  comme  page  du  maréchal  de  Balagny,  à 
Cambrai,  tandis  que  la  maréchale,  Renée  d'Amboise, 
recevait  dans  son  entourage  une  des  filles  qui  ne 
tarda  pas  à  épouser  le  sieur  de  La  Salle.  La  maréchale 
de  Balagny  eût  même  gardé  avec  elle  Marie  de 
Gournay,  pour  laquelle  elle  avait  de  la  sympathie, 
mais  celle-ci  ne  voulut  pas  aliéner  son  indépendance. 
Tandis  que  son  autre  sœur  entrait  en  religion,  elle 
préféra  vivre  à  sa  guise,  pauvre  mais  libre,  des  mai- 
gres revenus  qui  avaient  encore  été  considérablement 
réduits  par  des  arrangements  plus  avantageux  pour 
ses  cohéritiers  que  pour  elle-même  et  par  des  procès. 
«  Ces  partages,  dit-elle,  payements  de  dettes  natu- 
relles et  renonciation  de  notre  sœur  première  mariée 
s'achevèrent  et  se  peuvent  voir  aux  registres  de  La 
Morlière,  notaire,  environ  l'an  ITiOfi,  assez  tôt  après 
mon  retour  du  voyage  de  Guyenne,  auquel  la  femme 
et  la  fille  de  mon  second  père  me  convièrent  après 
son  tiépas,  afin  d'essayer  à  nous  consoler  ensemble 
par  la  présence  et  la  parole  et  prendre  possession  de 


DE  GOURNAY.  331 

la  part  que  mutuellement  il  nous  avait  donnée  à  elles 
en  moi  et  à  moi  en  elles.  f>  De  nouvelles  douleurs 
morales  venaient  s'ajouter  ainsi  aux  embarras  pécu- 
niaires parmi  lesquels  la  vaillante  fille  se  débattait  si 
généreusement. 

M'"'  de  Gournay  ne  connut  la  mort  de  Montaigne 
qu'assez  longtemps  après  que  l'événement  se  fut 
produit.  Le  2o  avril  1593,  elle  écrivait  de  Cambrai 
à  Juste-Lipse  une  lettre  de  laquelle  il  résulte  claire- 
ment qu'elle  croyait  son  père  d'alliance  toujours 
vivant,  bien  qu'elle  fut  sans  nouvelles  de  lui  depuis 
six  mois,  c'est-à-dire  depuis  qu'il  était  mort.  Le 
message  qui  devait  lui  annoncer  une  pareille  perte 
s'égara  en  chemin  :  il  alla  chercher  Marie  de  Gournay 
à  Paris,  tandis  qu'elle  était  à  Cambrai  pour  y  établir 
son  frère  et  sa  sœur  à  la  cour  du  maréchal  de 
Balagny,  prince  de  Cambrai.  Mais,  lorsqu'elle  apprit 
ainsi  tardivement  le  coup  qui  la  frappait,  sa  douleur 
fut  grande.  «  Il  ne  m'a  pas  duré  que  quatre  ans, 
non  plus  qu'à  lui  La  Boétie,  s'écrie-t-elle  avec 
mélancolie  en  songeant  à  ce  qu'elle  perdait.  Serait-ce 
que  la  fortune  par  pitié  des  autres  hommes  eût 
limité  telles  amitiés  à  ce  terme,  afin  que  le  mépris 
d'une  fruition  si  courte  les  gardât  de  s'engager  aux 
douleurs  qu'il  faut  souffrir  de  la  privation  ?  »  Marie 
de  Gournay  veut  connaître  aussitôt  toutes  les  cir- 
constances du  malheur  qui  l'atteint.  Il  ne  lui  suffit 
pas  que  Pierre  Eyquem,  sieur  de  La  Brousse,  lui 
transmette  le  suprême  adieu  que  son  frère  Michel 
a  laissé  pour  elle,  ni  que  la  famille  du  grand  mort 
lui  envoie  les  Essais  revus  et  augmentés  d'une  main 
vieillissante  pour  les  faire  imprimer  conformément  aux 


332  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

dernières  intentions  de  l'auteur.  Pour  apprendre 
les  détails  de  cette  fin  mémorable,  elle  va  jusqu'à 
Chartres  voir  Raymond  de  Montaigne,  seigneur  de 
Bussaguet,  conseiller  au  Parlement  de  Bordeaux  et 
cousin  germain  de  Michel,  qui  remplit  diverses 
missions  auprès  du  roi  Henri  IV  et  devait  s'y  trou- 
ver alors  pour  ces  raisons.  Mais  Bussaguet  n'avait 
pas  assisté  à  la  mort  de  son  cousin  et  ne  put  rien  en 
dire  à  Marie  de  Gournay.  Celle-ci  dut  donc  attendre, 
pour  savoir  toutes  les  circonstances  du  trépas  de 
celui  qu'elle  chérissait  de  la  bouche  de  ceux  qui  en 
avait  été  les  témoins.  Le  voyage  qu'elle  fit  en 
Guyenne  le  lui  permit  bientôt  après.  Marie  de  Gour- 
nay demeura  quinze  mois  auprès  de  la  femme  et  de 
la  fille  de  Montaigne,  mêlant  ensemble  leur  douleur 
et  leurs  larmes.  Arrivée  à  Montaigne  dans  les  derniers 
mois  de  lo9o,  elle  y  séjourna  jusqu'à  la  fin  de  1596, 
prenant  ainsi  «  entière  et  mutuelle  possession  de 
1  amitié  dont  le  défunt  les  avait  liées  les  unes  aux 
autres  ».  Auparavant,  Marie  de  Gournay  avait  publié 
son  Proumenoir,  comme  un  hommage  à  Montaigne, 
et  surtout  elle  avait  donné  ses  soins  à  la  première 
édition  posthume  des  Essais,  qui  vit  le  jour  en  1595. 
Ce  n'est  pas  le  lieu  de  redire  le  travail  minutieux 
qu'exigea  la  préparation  de  cette  édition  ni  le 
moment  d'examiner  la  part  qu'y  prit  Marie  de  Gour- 
nay. Ajoutons  seulement  que  les  relations  nouées 
ainsi  entre  la  famille  de  Montaigne  et  sa  fille  d'alliance 
ne  se  rompirent  pas  par  le  départ  de  celle-ci  ;  elles 
continuèrent  par  des  correspondances  surtout  avec 
Léonor  de  Montaigne,  qui  chérissait  Marie  de  Gour- 
,jiay   «    plus    que    fraternellement    et    avait    conçu 


VIE  DE  M'   '  DE  GOURNAY.  333 

,  quelque  amour  des  Muses  et  de  leurs  vertus  ».  Quoi 
qu'en  dise  M*"*  de  Gournay,  cet  amour  ne  dut  jamais 
être  bien  fervent,  si  on  en  juge  par  le  peu  de  souci 
que  l'héritière  de  Montaigne  prit  de  garder  pour  elle 
les  livres  que  son  père  posséda.  Mais  M*"*  de 
Gournay  est  si  ardente  dans  ses  prédilections,  qu'elle 
n'hésite  guère  à  prêter  aux  autres  une  part  de  ses 
propres  sentiments. 

L'enthousiasme  avec  lequel  Marie  de  Gournay 
s'attacha  à  Montaigne,  la  soudaineté,  l'impétuosité  de 
cette  affection  ont  assurément  de  quoi  surprendre 
beaucoup  et  on  ne  manque  pas  de  s'étonner  qu'une 
œuvre  aussi  tempérée  que  les  Essais  ait  pu  enflam- 
mer de  la  sorte  l'imagination  d'une  jeune  fille,  peu 
faite  assurément  pour  en  mesurer  toute  la  portée. 
D'ordinaire,  c'est  sur  les  gens  d'âge  que  la  pensée  de 
Montaigne  a  le  plus  d'action,  une  action  pénétrante, 
mais  discrète  :  on  aime  à  savourer  les  Essais  quand 
on  s'engage  «  dans  les  avenues  de  la  vieillesse  »,  et 
leur  sagesse  souriante  et  modérée  ravit  alors  l'enten- 
dement. Mais  on  ne  s'attendait  guère  qu'un  langage 
si  mesuré,  une  philosophie  si  détachée,  put  entraîner 
si  vite  et  si  loin  l'imagination  d'une  fille  d'une  ving- 
taine d'années.  Peut-être  a-t-on  cru  qu'en  rapportant 
les  origines  de  sa  liaison  avec  Montaigne  M*"'"  de  Gour- 
nay en  avait  exagéré  la  brusquerie.  Je  crois  qu'il  n'en 
est  rien.  Nous  l'avons  déjà  vu  :  même  alors  que  la 
générosité  de  son  instinct  la  poussait  le  plus  de  l'avant 
—  et  il  en  fut  toujours  ainsi,  peu  ou  prou,  —  Marie 
de  Gournay  garda  de  fortes  tendresses  pour  le  passé 
et  on  peut  dire  sans  ironie  qu'elle  le  révérait  d'autant 
plus  qu'elle  le  comprenait  moins.    D'ailleurs,   nous 


334  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

avons  pour  terme  de  comparaison,  en  ceci,  une  autre 
liaison  intellectuelle  qui  se  noua  aussi  rapidement, 
bien  qu'elle  ne  fut  jamais  si  intime,  et  dont  nous 
connaissons  parfaitement  les  débuts.  Ce  sont  les 
rapports  d'amitié  avec  Juste  Lipse,  auxquels  il  a  été 
fait  allusion  auparavant. 

D'elle-même,  sans  le  connaître,  Marie  de  Gournay 
écrivit  à  Juste  Lipse,  alors  en  pleine  renommée,  une 
lettre  qui  surprit  agréablement  l'humaniste  par  son 
ton  délibéré  d'admiration.  Celui-ci  y  répondit,  au 
mois  d'octobre  1589,  et  son  épitre,  qui  nous  est  par- 
venue, essaie  manifestement  de  se  mettre  à  la  hauteur 
de  l'enthousiasme  provoqué.  «  Qui  es-tu  toi  qui 
m'écris  de  la  sorte?  demandait  Lipse  dans  ce  latin  à 
la  fois  concis  et  brillant  dont  il  était  coutumier.  Une 
fille  ?  A  peine  parviens-tu  à  en  convaincre.  Est-il 
possible  que  ce  sexe,  et  en  ce  siècle-ci,  possède,  je  ne 
dirai  pas  ces  lectures  et  cet  esprit,  mais  bien  cette 
sagesse  et  ce  jugement?  Tu  m'as  ému,  ô  jeune  fille, 
et  je  ne  sais  si  je  me  suis  réjoui  pour  notre  siècle  ou 
si  j'ai  été  peiné  pour  notre  sexe.  Tu  veux  t'élever 
jusqu'à  nous,  ou  plutôt  t'élever  au  dessus  de  nous. 
Qu'il  en  soit  ainsi,  avec  la  faveur  de  Dieu  et  celle  des 
hommes,  et  certes  avec  la  mienne  aussi.  Je  t'aime 
sans  te  connaître,  d'une  affection  dont  je  ne  suis  pas 
prodigue,  et  je  t'admire.  Quel  jour  pour  moi  que  celui 
où  je  pourrai  te  connaître  de  plus  près  !  Je  ne  dirai 
pas  plus  parfaitement,  tant  il  me  semble  te  connaître 
assez  d'après  quelques-uns  de  tes  écrits,  ou  même 
sans  le  secours  de  tes  écrits. Eh  quoi  ?  ne  pourrais-je 
pas  te  juger  toi-même  sur  le  seul  jugement  que  tu  as 
porté  de  ce  grand  homme  (Montaigne)  ?  Cela  n'arrive 


VIE   DE   M*""  DE  GOURNAY.  335 

qu'à  celui  ou  à  celle  —  tu  nous  forces  à  cette  réserve, 
—  qui  est  lui-même  vraiment  grand.  De  même  qu'une 
àme  conçoit  seule  une  àme,  un  sage  peut  seul  conce- 
voir un  sage.  Quant  à  toi,  aies  courage  et  maintiens- 
toi  dans  cette  marche  vers  la  Vertu  et  la  Sagesse, 
comme  aussi  dans  ce  jugement  que  tu  redoutes  en 
vain  de  me  voir  modifier.  Je  le  porterais  tel  si  tu  ne 
l'avais  déjà  porté  et  je  le  désirerais  plus  développé 
encore  ;  ou  plutôt  non,  je  ne  le  voudrais  pas,  tant  tu 
l'as  expliqué  toi-même  de  façon  courtoise  et  savante. 
Plaise  à  Dieu  que  souvent  je  sois  compris  d'un  esprit 
semblable  au  tien  et  que  je  parle  un  pareil  langage. 
Ne  me  demande  donc  plus  ce  que  je  veux  y  changer  : 
cela  seulement,  ta  demande,  ou  bien  aussi  ce  que 
tu  dis  du  lustre  que  je  donne,  selon  toi,  aux  langues 
grecque  et  latine.  Pour  le  latin,  je  le  possède  en 
partie  ;  mais  retranche  le  grec.  Je  parle  ingénument 
à  une  femme  ingénue.  Ce  que  j'entends  au  grec  ne 
dépasse  guère  ce  qu'on  entend  d'ordinaire,  et  cela 
me  suffit  puisque  j'en  tire  ce  qui  me  sert  pour  l'usage 
de  mon  esprit  ou  pour  mes  ouvrages.  Mais  toi, 
écoute  sérieusement  ce  qu'il  va  maintenant  te  falloir 
réparer.  Tu  as  eu  tort  de  ne  pas  m'envoyer  un  plus 
long  fragment  de  ton  livre.  Pourquoi  ?  Si  tu  n'as  pas 
osé,  pourquoi  n'as-tu  pas  mis  au  moins  l'argument 
et  l'analyse  ?  Car  je  suis  curieux  de  savoir  ce  que, 
par  un  prodige  nouveau,  va  enfanter  une  vierge.  J'ai 
écrit,  il  y  a  un  mois,  à  Michel  de  Montaigne,  mon 
ami,  que  tu  appelles  ton  père.  Je  lui  ai  adressé  ma 
lettre  par  la  voie  d'Anvers  et  j'espère  qu'il  l'a  reçue. 
Dieu  veuille  que  tu  reçoives  également  celle-ci  et  que 
tu  y  trouves  le  souffle  de  mon  affection.  Adieu,  adieu. 


336  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

toi  qui  seras,  si  tu  vis,  la  véritable  Théano  de  notre 
siècle.^  » 

C'était  une  bonne  fortune  que  correspondre  avec 
Juste  Lipse,  car  on  pense  bien  que  toute  cette  latinité 
précieuse  et  contournée  ne  pouvait  pas  demeurer 
lettres  closes  pour  le  public.  Lipse  n'oubliait  pas  de 
se  tenir  en  règle  avec  la  postérité  et  il  faisait  impri- 
mer lui-même  ses  épitres  par  séries  de  cent. 
Précisément,  l'année  suivante,  il  allait  en  paraître 
une  nouvelle  centurie  et  la  réponse  à  Marie  de 
Gournay  ne  manqua  pas  d'y  trouver  place,  à  côté 
des  lettres  adressées  à  Montaigne.  C'était  la  première 
fois  que  la  jeune  fille  se  voyait  ainsi  publiquement 
louée  et  on  imagine  aisément  l'effet  que  dut  produire 
sur  elle  l'opinion  d'un  homme  aussi  renommé.  Elle 
se  garda  bien  de  ne  pas  donner  suite  à  un  pareil 
début  et  il  en  résulta  un  commerce  épistolaire  dont 
nous  avons  gardé  quelques  échantillons.  Répondant 
à  son  tour  à  Juste  Lipse,  Marie  de  Gournay  fait 
assaut  avec  lui  de  concetti  et  de  délicatesse  préten- 
tieuse ;  elle  s'efforce  bien  visiblement  de  mettre  sa 
prose  française  à  la  hauteur  d'un  latin  si  maniéré. 
Ne  nous  étonnons  donc  pas  outre  mesure  de  la 
rhétorique  ampoulée  qui  s'épanouit  pleinement  dans 
la  longue  lettre  ci-dessous,  écrite  quatre  ans  plus 
tard,  à  Cambrai,  alors  que  Marie  de  Gournay  s'y 
trouvait  pour  les  motifs  que  nous  savons. 

«  Monsieur,  je  viens  d'être  avisée  tout  à  cette  heure 
que  nous  n'étions  qu'à  deux  journées  l'un  de  l'autre, 

1.  Justi  Lipsii  Epistolarum  centuria  secunda.  Lugduni 
Batavorum,  1590,  in-4,  lettre  60. 


i 


VIE  DE  M^"*"  DE  GOURNAY.  337 

au  lieu  que  je  vous  estimais  éloigné  de  plus  de  cent 
lieues.  J'en  ai  remercié  la  fortune,  et  si  ai  pensé 
qu'elle  balançait  encore  à  donner  la  balotte  noire 
contre  moi,  puisqu'elle  me  maintenait  en  si  bon  et 
si  heureux  voisinage  :  jaçoit  que  j'eusse  ci-devant  cru 
qu'elle  l'eût  jà  donnée  du  tout  par  deux  ou  trois  arti- 
cles de  ses  défaveurs.  Vous  jugerez  combien  les  trois 
ensemble  peuvent  peser,  puisque  l'absence  de  mon 
père  n'est  comptée  que  pour  un.  Si  vous  connaissez 
que  j'aie  une  àme  capable  de  quelque  chose  de  bon, 
vous  ne  doutez  pas  combien  les  tempêtes  enragées  de 
notre  pays  et  cet  éloignement  imaginé  m'ont  fait  de 
déplaisir  en  m'empéchant  de  vous  rendre  grâces  à 
point  des  lettres  que  vous  m'écrivîtes,  il  y  a  plus  de 
quatre  ans  dés  Noël  passé.  Je  ne  dis  pas  cela  pour 
ce  que  j'ai  omis  ce  devoir,  mais  d'autant  que  je  me 
doute  que  vous  n'aurez  pas  reçu  celle  que  je  vous 
envoyai  pour  réponse  par  la  voie  de  Sonnius*  avec 
un  petit  traité  de  l'alliance  de  mon  père  et  de  moi. 
J'ai  vu  depuis  ces  lettres  imprimées  parmi  votre 
nouvelle  centurie.  Personne  ne  sait  mieux  que  moi 
à  combien  de  nouveaux  remerciements  vous  m'obli- 
giez par  là,  mais  j'ai  été  contrainte  d'en  demeurer 
ingrate  jusqu'ici,  pensant  n'avoir  plus  nul  moyen  de 
vous  aborder  puisque  le  même  Sonnius,  recherché 
plusieurs  fois  auparavant,  m'avait  mandé  que  le 
commerce  était  du  tout  rompu.  Je  dirai  donc  que  les 
petits  donnent  les  petites  choses,  et  les  grands  dépar- 
tent les  grandes  ;  c'est  pourquoi   vous   n'avez   pas 


1.  Sans  doute  l'imprimeur  et  libraire  parisien  Michel  Son- 
nius. 

MONTAIGNE    II.  22 


338  MONTAIGNE  ET   SES  AMIS. 

pensé  qu'un  présent  fut  digne  de  votre  main  s'il  ne 
portait  quant  et  lui  la  gloire  et  l'immortalité.  Dieu 
m'a  dénié  ces  grands  mérites  que  vous  m'attribuez  : 
mais  il  n'a  pas  pourtant  pensé  me  laisser  pauvre,  me 
donnant  votre  bonne  grâce  en  compensation  ;  s'il  lui 
plaît  un  jour  que  ma  jeunesse  réussisse  à  quelque 
succès,  je  confesserai  tenir  de  vos  louanges  le  cou- 
rage qui  m'y  aura  tait  arriver.  C'est  par  vous  qu'on 
me  connaît  et  m'estime  parmi  les  patriotes  et  les 
étrangers,  et  si  n'ai  point  de  qualités  en  moi  qui  me 
puissent  faire  mériter  cela,  si  ce  n'est  l'estime  que  je 
sais  faire  de  vous.  Quand  me  rendrai-je  digne  de  vos 
témoignages  ?  Certes  le  désespéré  malheur  de  ce 
temps  s'oppose  trop  à  la  progression  de  mon  âme 
novice,  s'opiniàtrant  à  la  priver  de  la  très  heureuse 
et  salutaire  présence  de  mon  père,  dont  je  ne  fus 
jamais  en  possession  que  deux  ou  trois  mois  seule- 
ment. Misérable  orphelinage  !  si  faut-il  que  je  te 
chasse  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Fut-il  jamais  un 
malheur  pareil  au  mien  ?  Il  dédaignerait  de  s'amuser 
à  m'ôter  si  peu  de  choses  que  mes  biens  et  le  repos 
public  et  particulier,  s'il  ne  m'arrachait  aussi  (détour- 
nant ce  personnage  de  moi)  les  parcelles  du  seul 
avantage  ([ue  Dieu  se  soit  réservé  par  dessus  les 
hommes,  la  sagesse  et  l'entendement.  Dieu  nous 
enseigne  assez  de  combien  cette  mienne  perte  est  plus 
grande  que  ne  serait  celle  d'un  état  ou  d'une  cou- 
ronne à  celui  qu'on  en  dépouillerait,  quand  il  préfère 
de  si  loin  l'intelligence  à  l'empire  que  d'estimer  la 
sapience  digne  de  lui  et  les  hommes  dignes  de  la 
monarchie.  Outre  cet  inconvénient,  je  ne  dis  point  à 
un  Lipsius  ni  au  protecteur  des  Essais  combien  il  est 


VIE  DE  m'^'"  de  gournay.  339 

grief  d'être  privée  depuis  tantôt  cinq  ans  d'un  tel  ami, 
et  encore  pour  une  âme  si  tendre  et  si  pathétique  que 
la  mienne  !  Combien  coùterait-îl  de  reserrer  si  lon- 
guement tant  de  choses  qui  ne  sont  propres  qu'à 
l'oreille  d'un  ami,  tant  de  conceptions  à  communi- 
quer qui  ne  sont  que  de  la  capacité  de  celui-là  (le 
déplaisir  de  les  réprimer  n'est  guère  moindre  que 
celui  d'une  femme  grosse  que  l'on  contraindrait  par 
force  de  retenir  l'enfant  outre  son  terme  ,  tant  de 
conseils  à  recevoir,  tant  de  consolations,  de  discours 
et  de  remontrances  ?  Enfin,  celui  qui  peut  porter  en 
patience  l'absence  d'un  parfait  ami,  je  trouve  qu'il 
est  ou  une  béte  ou  un  dieu.  De  ma  part,  il  ne  m'est 
pas  possible  d'en  connaître  la  présence  et  d'en  patien- 
ter l'absence  :  et  combien  moins,  je  vous  prie,  étant 
en  tel  âge  où  je  ne  le  puis  perdre  un  an  (moi  misé- 
rable) que  je  ne  le  perde  peut-être  la  moitié  de  ce 
qui  lui  reste  à  vivre  !  Pardonnez-moi  ces  ennuyeux 
discours  ;  je  les  vais  laisser,  pour  vous  prier  de  me 
dire  ce  que  vous  avez  jugé  des  derniers  Essais.  Je 
voudrais  qu'ils  se  fussent  rendus  plus  clairs  en  quel- 
ques lieux  et  qu'en  quelques  autres  ils  n'eussent  pas 
dit  si  brusquement  des  choses  de  dangereuse  inter- 
prétation si  elles  ne  sont  à  plein  éclaircies.  J'enteniis 
bien  qu'ils  se  sont  contentés  de  l'intelligence  des 
sages  seulement,  et  ne  les  puis  accuser  d'avoir  méprisé 
celle  des  ignorants,  puisqu'aussi  bien  ne  les  peut  on 
servir  sans  se  faire  tort.  Mais  il  fallait  avoir  égard  aux 
esprits  qui  ont  la  volonté  bonne  et  les  forces  médio- 
cres. Ce  livre  n'est  pas  l'entretien  des  apprentis  :  il 
s'appelle  la  leçon  des  maîtres.  C'est  le  bréviaire  des 
demi-dieux,  le   contre-poison  d'erreur,   le   hors-de- 


340  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

page  des  âmes,  la  résarreciion  de  la  vérité,  l'hellé- 
bore du  sens  humain  et  l'esprit  de  la  raison.  Ces 
grands  écrits  de  l'antiquité  sont  les  plus  beaux  par 
où  ils  lui  ressemblent  le  plus  ;  mais  le  dernier  tome 
est  la  consommation  et  la  perfection  des  deux  pre- 
miers. Au  surplus,  c'est  un  vin  qui  s'amende  en 
vieillissant.  Je  l'ai  trouvé  meilleur  le  quatrième  an 
que  le  premier  jour,  et  ne  l'ai  pas  si  bien  goûté  au 
boire  comme  au  déboire.  Changeant  de  propos,  si 
vous  croyez  que  j'ai  la  capacité  de  vous  connaître, 
vous  croirez  aussi  que  j'ai  le  désir  de  vous  voir,  et 
vous  assure  que  si  j'en  puis  attraper  l'occasion,  je 
m'efforcerai  de  vous  aller  visiter  et  peut-être  cet  été. 
Mon  Dieu,  combien  est  désirable  la  présence  d'un 
homme  qui  entend  et  qui  juge  ce  que  les  autres 
n'entendent  ni  ne  jugent  point  !  Je  préoccupe  déjà  ce 
plaisir  par  mes  lettres,  vous  disant  tant  de  choses 
qui  me  soulagent  en  les  poussant  dehors  et  néan- 
moins ne  peuvent  être  reçues  avec  pertinence  par- 
faite ailleurs  que  chez  vous.  Je  sais  bien,  outre  tout 
cela,  que  je  ne  vous  pourrai  jamais  aller  voir  que  je 
n'en  revienne  plus  sage.  Mais  gardez  cependant  votre 
santé,  je  vous  supplie,  comme  le  trésor  de  vos  amis. 
Que  je  sache  aussi  s'il  y  a  longtemps  que  vous  n'eûtes 
des  lettres  de  mon  père  ;  il  y  a  bien  six  mois  que  je 
n'en  reçus.  S'elles  tardent  plus  guère  à  venir,  j'y 
manderai  messager  exprès. Quant  à  vous,  les  meilleu- 
res nouvelles  que  vous  me  puissiez  mander  par  le 
premier,  c'est  que  vous  vous  portez  bien  et  que  vous 
m'aimez.  Ne  craignez  point,  comme  vous  faisiez  par 
vos  premières  lettres,  que  je  vous  publie  illustrateur 
des  lettres  grecques,  le  livret  où  je  disais   cela   ne 


• 


VIE  DE  M*"''    DE   GOURNAY.  341 

peut  jamais  se  laisser  voir  au  monde  qu'il  n'ait  passé 
par  votre  correction  ;  et  pour  ce  que  vous  m'en 
demandiez  le  titre,  je  vous  écrivais  par  celle  dont  je 
présage  la  perte,  que  c'était  un  traité  sur  les  Essais. 
Je  vous  envoie  des  vers  qui  sont  faits  il  y  a  quatre 
ans  ;  à  l'aventure  que  je  m'acquitterais  à  cette  heure 
avec  plus  d'ordre  d'un  tel  dessein  si  je  l'entreprenais, 
j'entends,  pourvu  que  je  n'eusse  pas  l'esprit  miné  de 
souci  comme  je  l'ai.  Faites  moi  ce  bien  de  me  mander 
sincèrement  si  ces  poèmes  seraient  dignes  de  voir  le 
jour,  avec  quelques  autres,  leurs  frères,  dont  on 
pourrait  composer  un  petit  livret.  Je  vous  conjure  de 
n'y  épargner  point  les  ratures,  si  vous  m'aimez. Vous 
y  verrez  des  inventions  toutes  miennes,  car  je  n'aime 
guère  l'emprunt.  Que  s'il  advient  qu'ils  soient  du 
tout  méprisés  de  vous,  ne  laissez  pas  pour  cela  de 
demeurer  en  bonne  opinion  de  moi,  car  mon  gibier 
n'est  pas  la  poésie  ;  je  poursuis  qtielque  chose  de 
j)lus  solide  et  les  vers  ne  sont  pas  mon  ouvrage,  ils 
sont  seulement  mon  jouet.  Vous  en  verrez  deux  feuil- 
les. Vous  adresserez  votre  réponse  chez  Simon  Caulier, 
à  Douai,  pour  être  baillée  à  son  disciple  Romain  du 
Feu.  Adieu,  monsieur;  je  suis  trop  heureuse  si  vous 
m'aimez  autant  que  je  vous  aime  et  honore  '  ». 

Par  cette  épitre,  longue  et  un  peu  embrouillée, 
Marie  de  Gournay  se  rattrape  amplement  de  ses 
(pialre  ans  de  silence.  Si  nous  l'avons,  malgré  tout, 
reproduite  en  entier,  c'est  qu'elle  est  la  preuve 
irrécusable   des  sentiments  enthousiastes  et   confus 


1.  De  Cambrai,  le  2.ï  avril' lo9o.  Publiée  par  lo  D""  Payen 
dans  le  Bulletin  du  bibliophile,  1862,  p.  1296. 


342  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

qui  agitaient  la  jeune  fille  du  vivant  de  Montaigne, 
—  ou,  du  moins,  tant  qu'elle  croyait  Montaigne 
vivant,  car  il  n'était  plus  alors  qu'elle  parlait  de  la 
sorte,  mais  elle  ignorait  encore  cet  événement.  — 
Il  n'est  pas  inutile  de  connaître  avec  certitude  le 
véritable  état  d'esprit  de  quelqu'un  qui  allait  devenir 
l'éditeur  des  Essais.  A  cet  égard,  la  correspondance 
avec  Juste  Lipse  est  particulièrement  instructive 
parce  qu'elle  éclaire  fort  à  propos  l'àme  de  Marie  de 
Gournay.  Mais  l'humaniste  avait  sur  celle-ci  un 
avantage  incontestable  :  si  sa  prose  est  maniérée,  du 
moins  elle  est  concise,  serrée  parfois  jusqu'à  être 
presque  inextricable.  La  lettre  dont  la  tiaduction 
suit,  écrite  en  réponse  à  la  précédente,  est  encore 
une  preuve  de  la  réserve  de  Lipse,  car  il  se  garde 
d'imiter  le  bavardage  de  sa  correspondante  et  de  la 
satisfaire  sur  toutes  les  questions,  sachant  trop  sans 
doute  combien  il  est  dangereux  de  donner  un  avis 
aux  auteurs  qui  le  sollicitent.  «  J'ai  reçu  et  lu  tes 
lettres  avec  contentement,  ô  noble  jeune  fille.  Eh 
quoi  !  sommes-nous  si  rapprochés  l'un  de  l'autre  ? 
Je  brûle  de  te  voir  et  de  te  parler,  et  je  ne  désespère 
pas  que  cela  ne  puisse  se  faire  cet  été  même,  si  je 
vais  à  Douai  ou  en  quelque  autre  lieu  du  voisinage. 
Maintenant,  à  la  vérité,  je  songerais  à  me  rendre 
aux  eaux  de  Spa  pour  essayer  d'y  rétablir  ma 
santé.  Cette  santé  est,  en  effet,  chancelante,  6  jeune 
fille,  mais  mon  esprit  est  toujours  allègre,  quoique 
parfois  une  humeur  noire  et  fuligineuse  l'enveloppe 
lui  aussi  comme  d'un  brouillard.  Tu  peux  m'en 
croire  :  s'il  n'accomplit  pas  toujours  son  devoir,  il 
s'en  rend  compte;  mais  il  le  voudrait  et  ne  le  peut 


VIE  DE   M*"*   DE  GOURNAY.  343 

pas.  D'ailleurs,  qu'y  faire  ?  nous  sommes  de  faibles 
hommes,  espèce  privilégiée  pourtant  et  d'origine 
céleste,  mais  enchaînée  à  la  terre.  Heureux  ceux 
qui  l'ont  quittée  et  en  sont  affranchis  !  Ton  père 
d'alliance  est  de  ceux  là.  Je  te  l'apprends,  si  tu 
l'ignores,  je  te  le  confirme,  si  tu  le  sais  :  il  n'est  plus. 
Que  dis-je  ?  Il  nous  a  quittés,  ce  grand  Montaigne  ; 
il  est  monté  vers  les  cimes  éthérées  de  là-haut.  On 
me  l'a  écrit  de  Bordeaux  et,  comme  ^ta  dernière 
lettre  est  de  date  ancienne,  je  suppose  que  toi  aussi 
tu  souffres  déjà  de  cette  perte  douloureuse.  Mais 
pourquoi  regarder  cette  fin  comme  un  malheur  ? 
Lui-même  sourirait  de  nous,  s'il  nous  voyait  lamenter. 
J'imagine  qu'il  a  accueilli  la  mort  avec  enjouement, 
et  qu'il  en  a  triomphé  même  alors  qu'elle  semblait  le 
vaincre.  Il  s'en  est  allé  ;  nous  nous  en  irons  à  notre 
tour  !  Pourquoi  ne  le  souhaiterions-nous  pas,  d'ail- 
leurs, au  milieu  de  toutes  ces  calamités  publiques  et 
privées  ?  Votre  France  est  ravagée  par  les  dissen- 
sions ;  notre  Belgitjue  est  aux  abois.  Rien  surtout 
n'est  plus  désolé  que  la  contrée  où  je  me  trouve. 
Mon  àme  supporte  tout  cela,  si  ce  n'est  que  par 
instants  je  suis  abattu  par  la  maladie,  contre  l'opi- 
niâtreté de  laquelle  aucune  force  de  l'esprit  ou  de  la 
sagesse  ne  saurait  résister.  Quand  je  dis  que  je 
supporte  tout  cola,  je  ne  me  sens  pas  vaincu  et 
je  ne  change  pas  mes  convictions  ;  mais  mon  àme 
est  ébranlée  dans  ses  devoirs  et  elle  ne  se  montre  pas 
aussi  ferme  qu'elle  le  pourrait.  Je  crains  fort  que  lu 
ne  voies,  si  tu  me  vois,  non  pas  le  vieux  Lipse,  mais 
son  ombre.  Pourtant  comme  le  soleil  perce  parfois 
lés  nuages,  de  mémo  brille  par  instants  en  moi  un 


344  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

feu  plus  éclatant.  C'est  assez  pour  aujourd'hui.  Je 
t'aime,  ô  jeune  fille,  mais  comme  j'aime  la  sagesse, 
chastement.  Fais  de  même  à  mon  égard  et,  puisque 
celui  que  tu  nommais  ton  père  n'est  plus  de  ce 
monde,  regarde  moi  comme  ton  frère  ^  ». 

Lorsque,  trois  ans  après,  Marie  de  Gournay  écrivit 
de  nouveau  à  Juste  Lipse,  elle  se  trouvait  à  Montai- 
gne auprès  de  sa  famille  d'alliance  et  était  devenue, 
entre  temps,  l'éditeur  des  Essais.  Ces  circonstances 
diverses  ranimaient  sa  douleur  de  la  perte  de  Montai- 
gne et  elle  s'épanche  dans  les  lignes  suivantes  aussi 
tumultueusement  qu'elle  eût  pu  le  faire  au  premier 
jour.  Mais  on  trouve  encore,  au  milieu  de  ces  plaintes 
verbeuses,  la  véritable  expression  des  sentiments 
divers  quiagitentl'ardente  fille.  «  Monsieur,  écrit-elle, 
coïiime  les  autres  méconnaissent  à  cette  heure  mon 
visage,  je  crains  que  vous  méconnaissiez  mon  style, 
tant  ce  malheur  de  la  perte  de  mon  père  m'a  trans- 
formée entièrement  !  J'étais  sa  fille,  je  suis  son  sépul- 
cre ;  j'étais  son  second  être,  je  suis  ses  cendres.  Lui 
perdu,  rien  ne  m'est  resté  ni  de  moi-même  ni  de 
la  vie,  sauf  justement  ce  que  la  fortune  a  jugé  qu'il 
en  fallait  réserver  pour  y  attacher  le  sentiment  de  mon 
mal.  Quel  bienheureux  eût  jamais  tant  à  jouir  que 
j'ai  à  plaindre  ?  Quelle  espèce  de  misère  échangée  à 
la  mienne  ne  me  serait  guérison  ?  Je  ne  sais  si  je  dois 
demander  pardon  de  mon  impatience,  mais  je  sais 
bien  que  nul  ne  peut  avoir  bonne  grâce  à  me  le 
refuser  puisque  nul  ne  peut  montrer  qu'il  ait  fait 


1.  A  Louvain.  le  23  mai  1593.   Epistolarum  selectarum 
ccnturia  I",  ad  Belgas,  ep.  15. 


VIE  DE  m'"'  de  gournay.  345 

preuve  de  constance  en  une  calamité  de  pareil  poids, 
la  mienne  étant  sans  pair.  Où  est  cependant  la  raison  ? 
c'est  elle-même  que  je  plains  morte  :  je  n'avais  de  la 
raison  que  par  où  j'aimais  si  dignement.  Vous,  que 
votre  précellence  oblige,  ce  me  semble,  à  me  chérir 
fraternellement,  comme  fraternellement  je  vous 
chéris,  souffrez  (jue  je  vous  fasse  pitié  de  mon  désas- 
tre et  pitié  de  ce  qu'alors  qu'il  m'accabla  la  fortune 
s'opiniàtra  pour  me  refuser  votre  assistance  et  conso- 
lation, s'opposant  à  l'effort  que  je  fis  de  m'acheminer 
vers  vous  exprès,  afin  de  les  aller  chercher.  Que 
vous  eussè-je  dit?  Mes  plaintes,  à  la  vérité,  ne 
pouvaient  être  bien  opportunément  reçues  que  de 
vous,  plus  capable  que  tous  de  juger  combien  elles 
étaient  légitimes.  Mais  enfin  vouliez-vous  que  Dieu 
rendit  un  homme  immortel  ?  Je  le  suppliais  de 
m'appeler  la  première,  ou  pour  le  moins  qu'il  ne  fut 
pas  cause  que  chacun  estimât  désormais  inutile  la 
piété,  refusant  à  la  plus  ardente  qui  fut  oncques  et 
aux  plus  dévotieuses  |)rières  cette  seule  petite  faveur, 
que  je  le  revisse  au  moins  une  pauvre  fois  après 
avoir  été  quatre  ans  absente,  plutôt  de  ma  vie  que  de 
lui.  Tantale  et  Prométhée  ne  sont  pas  malheureux, 
puisqu'ils  ne  savent  que  c'est  de  rencontrer  le  sépul- 
cre de  personne  si  aimée,  si  amie  et  telle  que 
l'accueil  d'un  retour  s'en  (Hait  si  longuement  attendu. 
Or,  Dieu  veuille  que  vous  puissiez  bientôt  venir 
vous-même  recueillir  mes  doléances  à  Paris,  appelé 
comme  on  dit  (|u'il  se  va  faire  par  la  voix  do  la 
République,  amoureuse  de  votre  valeur.  Si  vous 
venez,  je  sais  que  j)ersonn6  du  monde  n'en  aura  tant 
d'aise  que   moi.  Je  crois  plutôt  que  force  gens  en 


346  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

seront  marris,  parce  qu'ils  craignent  autant  d'être 
offusqués  de  votre  lumière  que  je  souhaite  d'en 
reluire.  Je  n'ai  pu  me  garder  de  faire  un  long  voyage 
pour  voir  le  désolé  tombeau  de  mon  très  bon  père, 
et  je  suis  pour  cette  heure  entre  les  bras  de  sa  femme 
et  de  sa  fille  que  ses  mœurs  ne  rendent  point  indigne 
de  lui  ni  son  esprit  aussi,  qui  *  eut  pris  la  peine  de 
l'instruire.  Ces  dames  et  toute  la  maison  de  Mon- 
taigne me  chérissent  à  merveille.  J'employai  l'été 
dernier  à  faire  imprimer  les  Essais  fort  amplifiés.  Je 
vous  les  eusse  envoyés  dès  Paris  si  j'eusse  eu  le 
moyen  :  si  ferais-je  à  cette  heure,  mais  je  ne  les  ai 
pas.  Je  les  aurai,  comme  j'espère,  dans  quelques 
mois  et  les  vous  ferai  tenir,  aidant  Dieu.  J'ai  fait  une 
préface  sur  ce  livre-là  dont  je  me  repends,  tant  à 
cause  de  ma  faiblesse,  mon  enfantillage  et  l'incuriosité 
d'un  esprit  malade,  que  parce  aussi  que  ces  ténèbres 
de  douleur  qui  m'enveloppent  l'àme  ont  semblé 
prendre  plaisir  à  rendre  à  l'envi  cette  sienne  concep- 
tion si  ténébreuse  et  obscure  qu'on  n'y  peut  rien 
entendre.  Partant,  si  les  imprimeurs  de  votre  pays 
voulaient  d'aventure  imprimer  les  nouveaux  Essais, 
ne  permettez  nullement  qu'ils  y  attachent  cette  pièce, 
si  je  n'ai  pas  avant  eu  loisir  de  la  vous  envoyer 
corrigée  ;  et  vous  en  supplie  et  conjure  comme  celui 
la  vertu  de  qui  veut  que  j'ose  tout  espérer  de  lui. 
Vous  y  êtes  mentionné  deux  ou  trois  fois  et  autant  de 
fois  encore  en  un  autre  peti(    livret-   que   j'ai  fait 

1.  Qui,  si  on. 

2.  C'est  le  Proumenoir.  M''^  de  Gournay  n'a  pas  fait  impri- 
mer les  lettres  de  Montaigne  dans  la  seconde  édition  de  ce 
livret,  comme  elle  le  souhaite  plus  bas. 


347 

imprimer  depuis  un  an  à  l'honneur  du  trépassé.  Si  ce 
n'est  si  dignement  que  vous  méritez,  c'est  mon 
malheur  plus  que  ma  faute.  Vous  aurez,  s'il  plaît  à 
Dieu,  bientôt  la  seconde  impression  de  ce  livret,  où 
je  veux  faire  ajouter  les  lettres  que  j'ai  de  mon  père  ; 
de  vous  envoyer  la  première  impression  je  n'oserais, 
car  elle  est  monstrueuse  de  ce  que  la  fraîcheur  de  ma 
perte  m'empêcha  du  tout  de  pouvoir  arrêter  mon 
esprit  à  prendre  garde  aux  imprimeurs.  Et  ce  qui  me 
tint  ignorante  de  ce  trépas  si  longtemps  que  vous 
avez  vu,  c'est  que  la  lettre  qu'on  m'envoya  soudain 
par  l'ordonnance  du  mourant  avec  son  très  cher  adieu 
se  perdirent  en  chemin.  Aimez-moi  et  me  plaignez  : 
je  ne  mérite  que  trop  l'un  ;  quant  à  l'autre,  je  me 
tiendrai  plus  fière  de  le  mériter,  en  vous  honorant  et 
servant,  qu'un  sceptre  ^». 

Si  l'on  ne  s'arrête  pas  outre  mesure  à  l'expression 
de  cette  douleur  ampoulée,  aussi  compassée  que  le 
prétendu  détachement  de  Juste  Lipse,  on  trouve  bien 
vite  la  véritable  nature  de  Marie  de  Gournay  :  une 
aflliction  sincère  gâtée  par  une  rhétorique  fausse,  un 
dévouement  à  toute  épreuve,  dont  on  douterait 
presque  tant  l'exagération  du  style  est  manifestement 
maladroite.  Celle  qui  écrivait  de  la  sorte  aurait  dû 
se  souvenir,  à  ce  propos,  de  la  simplicité  pénétrante 
avec  laquelle  Montaigne  lui-même  raconte  les  der- 
niers jours  de  La  Boétie,  et  elle  aurait  eu  tout  à 
gagner  à  tenter  de  Timiter.  Mais  ne  nous  en  tenons 
pas  aux  apparences.  Cerles,  la  publication  des  lissais 

1.  Ue  MgtUaigne,  le  2  mai  i59C.  Publiée  par  le  D'  Payen 
flans  !o  Bulletin  du  bibliophile,  1862,  p.  1301. 


348  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

avait  été  pour  M""^  de  Gournay  une  besogne  consi- 
dérable ;  le  long  et  dispendieux  voyage  qu'elle 
entreprit  pour  se  rendre  à  Montaigne  devait  être, 
dans  sa  situation  de  fortune,  un  sacrifice  très  réel. 
Mais  M"""  de  Gournay  ne  se  refusa  jamais  à  suivre 
les  élans  de  son  cœur  ;  elle  s'y  abandonna  toujours, 
quitte  à  regretter  plus  ou  moins  ensuite  de  n'avoir 
pas  réfléchi  davantage.  On  en  trouve  la  preuve  dans 
cette  lettre  même,  à  propos  de  la  préface  des  Essais 
et  de  la  publication  du  Promenoir .  Six  mois  après, 
de  Montaigne  où  elle  se  trouvait  encore,  Marie  de 
Gournay  adressait  à  Juste  Lipse  l'exemplaire  qu'elle 
lui  avait  promis  de  son  édition  des  Essais,  en 
l'accompagnant  de  la  lettre  suivante  qui  donne  sur 
le  livre  de  nouveaux  et  utiles  renseignements. 

«  Monsieur,  si  vous  n'avez  reçu  des  lettres  de  moi 
depuis  trois  mois,  c'est  mon  malheur  et  non  ma  faute. 
Au  moins,  si  vous  avez  quelque  opinion  de  moi,  ne 
douterez-vous  jamais  qu'en  cela  et  partout  ailleurs  je 
ne  veuille  rendre  tous  devoirs  à  l'obligation  dont 
vous  m'avez  chai'gée,  et  que  je  ne  sois  ambitieuse 
et  jalouse  de  rechercher  votre  bonne  grâce  :  espèce 
de  compensation  à  mon  malheur.  La  me  voudriez 
vous  dénier,  elle,  que  je  saurais  mériter  comme  la 
fille  de  ce  grand  homme  et  jouir  comme  votre  sœur  ? 
Vous  n'avez  pas  oublié  de  me  donner  ce  titre,  quand 
il  ne  se  ramentevrait  ^  à  vous  que  par  le  besoin  et 
l'honneur  qu'il  me  fait.  Je  vous  envoie  trois  exem- 
plaires des  Essais  (pie  j'ai  ftiit  imprimer  :  l'un  sera 
pour  vous  ;  les  autres,  je  vous  supplie  de  les  envoyer 
l'un  à  Bàle,  l'autre  à  Strasbourg  aux  plus  fameuses 

),  Rappellerait. 


VIE  DE  m"""  de  gournay.  349 

imprimeries,  afin  que,  s'il  leur  prend  envie  de  les 
faire  imprimer,  ils  aient  de  quoi  le  faire  sûrement, 
ayant  corrigé  ces  exemplaires  de  ma  main  propre 
avec  un  soin  extrême  sur  quelques  fautes  échappées 
en  l'impression  après  l'errala  et  sur  celles  de  l'errata 
même,  de  peur  que  les  imprimeurs  ne  négligeassent 
de  se  servir  de  lui.  J'ai  fait  le  même  à  votre  exem- 
plaire, à  celui  que  j'envoie  à  Plantinus,  et  à  d'autres 
dispersés  par  toutes  les  fameuses  impressions  de 
l'Europe.  Aimez  ce  livre  comme  il  vous  aime,  et  me 
faites  espérer  que,  si  je  meurs,  sa  protection  soit 
ressuscitée  en  vous,  que  son  mérite  doit  rendre 
jaloux  de  la  voir  tomber  en  autres  mains.  L'extrême 
obligeance  que  j'ai  vers  lui  voudrait  'que  je 
vous  conjurasse  plus  solennellement  à  lui  prêter 
assistance,  n'était  qu'en  matière  de  bons  offices  je 
sais  qu'il  ne  vous  faut  pas  provoquer,  mais  imiter.  Et 
je  serais  très  marrie  qu'il  se  réimprimât  que  sur  ces 
modèles.  Vous  verrez  à  sa  tête  huit  ou  dix  feuilles 
coupées;  c'était  une  préface  que  je  lui  laissai  couler 
en  saison  où  ma  douleur  ne  me  permettait  ni  de  bien 
faire  ni  de  sentir  que  je  faisais  mal.  Que  n'étais-je 
lors  près  de  vous  ?  Au  lieu  de  celle-là,  vous  en  trou- 
verez une  de  dix  lignes.  C'est  assez  amplement  me 
découvrir  au  front  de  chose  si  belle,  jusqu'à  ce  que 
l'âge,  votre  exemple  et  vos  avis  me  parent  ou  pour 
le  moins  me  décrassent.  Quant  à  celle  que  je  sup- 
prime en  ce  lieu-là,  puisque  je  ne  la  saurais  plus 
arracher  au  peuple,  après  l'avoir  repolie,  je  la  ferai 
mettre  à  la  queue  d'un  petit  livre  que  je  fis  impri- 
mer l'an  dernier,  enrichi  trois  ou  quatre  fois  de 
votre  nom  au  lieu  d'autre  ornement.  Vous  aurez  l'un 


350 


MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 


et  l'autre  dans  deux  mois,  si  Dieu  m'aide,  ou  vous 
croirez  qu'il  ne  tiendra  pas  à  moi.  S'il  vous  plaît  de 
m'écrire,  ce  sera  par  la  voie  d'Anvers  ou  par  Lyon, 
adressant  vos  lettres  au  sieur  Vaire,  banquier  en  cette 
ville  là,  pour  être  données  au  sieur  du  Tausin, 
banquier  à  Bordeaux,  qui  les  recevra  commodément 
aussi  venant  par  Anvers.  Il  me  les  fera  tenir  à  Mon- 
taigne, où  je  suis  venue  voir,  comme  je  vous  l'ai  déjà 
mandé,  les  cendres,  la  femme  et  la  tille  de  ce  père 

qui   revivrait  en  moi  si  je  n'étais  morte  en  lui 

Ecrivez-moi  curieusement  de  votre  santé.  Ce  n'est 
ici  que  la  tierce  fois  que  je  vous  écris  depuis  la  mort 
de  mon  père  »  '. 

La  troisième  et  dernière  lettre  de  Juste  Lipse  que 
nous  connaissons  date  de  quelques  mois  seule- 
ment après  celle  qui  précède  ;  elle  a  été  écrite  à  Lou- 
vain,  le  4  mai  1597,  mais,  entre  temps,  Marie  de 
Gournay  avait  quitté  Montaigne  et,  ses  affaires  la 
rappelant  dans  le  nord  de  la  France,  elle  avait  poussé 
jusqu'en  Belgique,  séjourné  à  Bruxelles  et  à  Anvers 
et  se  trouvait  pour  l'instant  à  Bruxelles.  C'est  là  que 
Lipse  adresse  sa  prose.  Il  est  très  vraisemblable  que, 
cette  fois-ci,  la  voyageuse  n'avait  pas  manqué  de 
profiter  du  voisinage  de  Louvain  pour  faire  une 
connaissance  effective  de  la  personne  de  son  célèbre 
correspondant.  La  lettre  qui  suit  ne  le  dit  pas,  mais 
elle  le  laisse  clairement  entendre. 

«  Je  me  réjouis  que  tu  sois  de  retour  d'Anvers  et 
que  tu  y  aies  réussi  au  gré  de  tes  désirs,  écrivait 


1.  De  Montaigne,  le  13  novembre  1596.  Publiée  par  le  D' 
Payen,  Bulletin  du  bibliophile,  1862,  p.  1304. 


VIE   DE   M^""   DE  GOURNAY.  351 

Lipse  dans  son  latin  à  la  Sénéque  ;  mais  je  ne  saurais 
me  réjouir,  ô  jeune  fille,  ma  sœur,  que  tu  reviennes 
sitôt  auprès  de  tes  compatriotes.  Eux  surtout  sont 
affligés,  —  et  j'ai  peur  qu'ils  ne  doivent  réellement 
l'être,  —  de  cette  tempête  de  guerre  qui  plane  sur 
nous  et  nous  menace.  J'ai  peu  d'espoir  de  paix,  en 
effet,  et  les  vôtres,  par  malheur,  n'y  sont  pas  trop 
portés.  Mais  ce  sont  là  des  appréhensions  que  sur- 
montent la  force  d'àme  et  la  constance,  et  contre 
lesquelles  la  sagesse  nous  prémunit,  cette  sagesse 
dont  tu  fais  profession,  à  l'honneur  de  ton  sexe.  Pour- 
suis, ô  vierge,  et  devance  les  hommes  et  conduis  les 
sur  cette  colline  d'où  l'on  peut  voir  les  autres  et  les 
regarder  errer,  cherchant  à  l'aventure  le  chemin  de 
la  vérité'.  Tu  as  pour  compagnons  dans  cette  voie 
ceux  auprès  desquels  tu  habites  maintenant.  Je  leur 
sais  autant  de  gré  de  leur  bienveillance  à  ton  égard 
que  si  elle  s'adressait  à  moi-même.  Tu  salueras  l'un 
et  l'autre  de  ma  part,  et  —  ainsi  que  tu  me  l'as  pro- 
mis, —  tu  me  mettras  au  courant,  avant  ton  départ 
de  toutes  tes  affaires,  en  y  mêlant,  si  tu  le  peux, 
quelques  nouvelles  des  affaires  publiques.  '  » 

Il  n'est  pas  malaisé  de  retrouver,  à  l'aide  des  indi- 
cations de  Marie  de  Gournay  elle-même,  les  noms  des 
personnages  chez  qui  elle  logea,  à  Bruxelles,  et  aux- 
quels Lipse  fait  allusion.  L'un  était  le  président 
Vanetlen,  «  en  la  vertueuse  maison  *  de  qui  «  le 
logis  fut  si  courtoisement  donné  »  à  la  savante  fille. 


\.  Lucrèce,  De  naturn  rerum,  II,  9. 

2.  De  Louvain,  !e  4  mai  1597.  Epistolarum  selectaritm  ad 
Germanos  et  Gallos  centuria  singularis,  ep.  27. 


352  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

L'autre  était  le  Proveedor  Roberty,  «  personnage  qui 
sert  dignement  les  archiducs  et  certainement  plein 
de  générosité,  d'amour  des  muses  et  de  la  vertu  pour 
soi-même  et  pour  autrui  ».  Ce  fonctionnaire  éminent 
eut  «  des  offices  exquis  »  pour  Marie  de  Gournay  et 
celle-ci  ne  manqua  pas  de  nous  l'apprendre,  car  son 
àme  reconnaissante  ne  cachait  pas  ses  dettes  de 
gratitude,  et  elle  les  eût  plus  volontiers  sur  faites  que 
d'omettre  de  les  payer. 

Il  est  plus  difficile  de  suivre,  dans  les  années  posté- 
rieures, les  traces  de  M*"^  de  Gournay,  car  elles  sont 
à  la  fois  plus  éparses  et  moins  certaines,  ce  qui 
empêche  de  constituer  une  biographie  d'elle  abso- 
lument sans  interruption.  Elle  s'occupa  à  augmenter 
son  propre  savoir  par  des  lectures  et  par  des  tra- 
ductions. Elle  se  livrait  aussi,  nous  apprend-elle,  à 
des  recherches  d'alchimie,  qui  séduisaient  grande- 
ment son  esprit  aventureux  et  écornèrent  davantage 
son  très-modeste  pécule.  Lorsque  quelque  événement 
d'importance  venait  solliciter  sa  verve,  Marie  de 
Gournay  s'empressait  de  composer  pour  la  circon- 
stance un  livret  que  parfois  elle  faisait  imprimer. 
C'est  ainsi  que,  lors  du  mariage  de  Henri  IV  et  lors 
de  la  première  grossesse  de  la  reine  Marie  de  Médicis, 
en  1603,  la  docte  fille  s'empressa  de  mettre  au  jour 
des  conseils  aux  nouveaux  époux  sur  l'éducation  de 
leurs  enfants  à  venir.  L'opuscule  ainsi  préparé  n'est 
ni  le  produit  de  l'expérience  ni  l'œuvre  d'une  per- 
sonne qui  pouvait  avoir  sur  la  matière  des  idées 
neuves  et  arrêtées.  Après  quelques  considérations 
assez  vagues,  Marie  de  Gournay  se  demandait  À  quel 
homme  éminent  on  devrait  confier  le  soin  de  diriger 


353 

le  futur  dauphin .  Montaigne  y  eût  été  particulièrement 
propre,  mais  il  n'était  plus.  Le  cardinal  d'Ossal,  lui 
aussi,  se  serait  fort  bien  acquitté  de  celte  mission, 
mais  sa  dignité  nouvelle  ne  lui  permettrait  sans  doute 
pas  de  l'accepter.  Cette  œuvre  disparate  manquait 
donc  de  conclusion.  P(^urtant  elle  ne  dut  pas  être 
inutile  à  son  auteur  et  servit  sans  doute  à  appeler 
l'attention  du  roi  et  de  la  reine  sur  la  femme  qui 
leur  écrivait  ainsi. 

Cet  opuscule  ne  semble  pas  avoir  été  imprimé 
séparément  ou,  du  moins,  aucun  exemplaire  n'en  est 
venu  à  notre  connaissance  ;  il  figure  seulement  en 
léte  de  la  collection  des  œuvres  que  Marie  de  Gour- 
nay  réunit  plus  tard.  Il  en  fut  de  même  aussi  sans 
doute  pour  un  opuscule  qui  suit  le  précédent,  dans 
les  mêmes  œuvres,  car  peu  après  la  docte  fille 
«  saluait  d'un  autre  traité  la  naissance  des  enfants  de 
France  ».  Inspirée  par  les  mêmes  sentiments,  cette 
dissertation  nouvelle  contient  les  mêmes  qualités  et 
les  mêmes  défauts.  L'auteur,  sous  forme  d'horoscope, 
y  arrange  l'avenir  à  sa  manière  et  trace  à  sa  fantai- 
sie un  plan  politique  dans  lequel  entrent  bien  des 
rêveries  et  bien  des  inexpériences.  Là  encore,  M"'" 
de  Gournay  sait  surtout  trouver  des  accents  éloquents 
et  convaincus  pour  louer  les  lettres  et  pour  en  vanter 
le  culte.  Le  prince  doit  les  pratiquer,  pour  être 
excellent,  et  Gournay  l'y  exhorte  avec  un  enthousias- 
me comrnunicalif.  Mais  ce  n'est  par  là  le  seul  passage 
généreux.  L'auteur  redevient  éloquent  pour  recom- 
mander au  futur  roi  l'amour  et  la  félicité  de  son 
peuple,  sur  le  bonheur  duquel  doit  toujours  reposer 
la  grandeur  du  souverain.  Bref,  ici  comme  ailleurs, 

MONTAIGNE  II.  23 


354  MONTAIGNE   ET   SES  AMIS. 

de  nobles  aspirations  se  mêlent  et  se  confondent  avec 
des  préoccupations  aventureuses,  des  idées  justes  et 
des  mots  heureux  sont  noyés  dans  le  flot  d'une  rhé- 
torique déjà  surannée. 

C'était  s'attaquer  à  un  sujet  bien  élevé  que  préten- 
dre ainsi,  par  deux  fois,  donner  des  conseils  sur 
l'éducaiion  des  enfants  royaux  et  marquer  par  avance 
ce  que  l'avenir  pouvait  tenir  en  réserve  pour  ces 
jeunes  têtes.  C'est  surtout  une  imitation  de  Montaigne. 
Le  maître  avait  dit  ses  vues  sur  l'institution  des 
enfants  ;  le  disciple  voulut  aussi  exposer  les  siennes, 
mais  il  restreignit  son  ambition  en  la  haussant  et 
s'occupa  de  la  seule  éducation  des  princes.  En  1608, 
Marie  de  Gournay  publiait  un  libelle  sur  ce  sujet  et 
sous  ce  titre  :  Bien-venue  de  Monseigneur  le  duc 
d'Anjou,  dédiée  à  la  Sérénissiine  République  ou 
Etat  de  Venise,  son  parrain  désigné,  par  Mademoi- 
selle de  G.  '  Il  s'agissait  du  troisième  fils  d'Henri  IV, 
Gaston,  qui  devint  plus  tard  le  duc  d'Orléans.  Renon- 
çant pour  une  fois  aux  prosopopées  et  aux  figures 
trop  hardies  qui  déparent  les  précédents  opuscules, 
Marie  de  Gournay  est  plus  naturelle  dans  celui-ci  et, 
partant,  plus  facile  à  écouter.  Les  conseils  qu'elle 
donne  sont  justes  et  bien  exprimés,  les  règles  mora- 
les qu'elle  prêche  sont  judicieuses  et  exposées  saine- 
ment, sans  cette  pointe  de  singularité  qui  gâte  trop 
souvent  les  meilleures  conceptions  de  l'auteur.  Elle 

'  1.  Paris,  Fleiiry  Bourriquant,  1608.  Petit  in-8  de  104  pages. 
—  ]\I«"'  de  Gournay  a  réimprimé  ce  livre  dans  ses  Versions 
de  Virgile  (1619}  et  dans  toutes  les  éditions  de  ses  œuvres, 
mais  avec  quelques  modifications  et  sous  le  titre  :  Abrégé 
d' institution  pour  le  prince  souverain. 


VIE  DE  m"     de  gournay.  353 

y  tient  mieux  son  esprit  en  bride  et  il  en  est  résulté 
une  dissertation  plus  pondérée,  pas  très  neuve,  mais 
utile  à  lire  et  à  méditer  par  celui  auquel  elle  s'adres- 
sait, et  qui  garde  encore  quelque  agrément.  Pourtant 
cette  tentative  n'eut  pas  grand  succès,  lorsqu'elle  se 
produisit.  L'Estoile  ne  manqua  pas  d'acquérir  et  de 
faire  entrer  dans  ses  fadaises  cet  'opuscule  d'une 
demoiselle,  «  au  discours  de  laquelle  se  vérifie  le 
proverbe  qu'elle  allègue  sur  la  fin,  bien  qu'elle  le 
dise  faux  pour  son  regard,  que  les  femmes  n'ont 
jamais  le  filet  que  pour  recoudre  leur  linge  »'.  Cette 
fois-ci  le  mot  est  plus  malin  que  juste,  parce  que 
Marie  de  Gournay  a  consenti  à  ne  point  enfler  sa  voix 
et  qu'elle  n'essaie  pas  de  traiter  un  sujet  bors  de  sa 
portée. 

Ces  diverses  œuvres  avaient  mis  M"""  de  Gournay 
en  évidence.  C'était  d'ailleurs,  le  temps  où,  malgré 
ses  ressources  modiques,  elle  essayait  de  faire  figure 
dans  le  monde  et  fréquentait  la  cour.  Elle  avait  un 
carosse  que  les  médisants  ne  manquèrent  pas  de  lui 
reprocber.  Le  roi  Henri  IV  traitait  avec  bienveillance 
cette  fille  savante  et  pauvre,  et  ne  manquait  pas  de 
relever  ceux  qui  la  plaisantaient,  «  à  cause  de  son 
latin  et  de  sa  mauvaise  fortune  ».  Aussi,  quand  le 
poignard  de  Ravaillac  vint  abréger  les  jours  de  ce 
prince  et  mettre  la  France  en  deuil,  la  douleur  de 
M"'"  de  Gournay  fut  particulièrement  vive  etelles'épan- 
cba  dans  les  termes  d'une  bruyante  sympathie.  Elle 
composa,  aussitôt  après  cet  événement,  une  Exclama- 
tion sur  le  parricide  déplorable  de  l'an  iôiO  et  une 

I.  Mémoires-journaux,  t.  IX,  p.  109. 


356  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Prière  pour  l'dme  du  roi  écrite  soudain  après  sa 
mort,  qui  ont  depuis  lors  figuré  dans  le  recueil  de 
ses  œuvres.  Elle  publia  aussi  une  nouvelle  brochure 
de  circonstance,  intitulée  :  Adieu  de  l'dme  du  roi  de 
France  et  de  Navarre  Henry  le  Grand  à  la  Reine 
avec  la  défense  des  Pères  Jésuites,  par  la  demoiselle 
de  G.^  Reprenant  quelques-unes  des  réflexions  qu'elle 
avait  déjà  présentées  ailleurs  sur  les  dangers  et  les 
difficultés  du  pouvoir,  Marie  de  Gournay  les  entre- 
mêle de  regrets  et  de  tout  l'appareil  de  la  rhétorique 
funéraire.  Nous  ne  nous  y  arrêterions  pas  autrement, 
si  la  partie  polémique  qu'annonce  le  titre  ne  deman- 
dait pas  quelques  explications. 

Les  passions  religieuses  n'étaient  certes  pas  assez 
bien  apaisées  pour  que  l'assassinat  de  Henri  IV  ne  les 
excitât  pas.  Les  protestants  ne  manquèrent  pas  d'ac- 
cuser   les   jésuites    d'avoir    provoqué   le  crime  de 
Ravaillac,  et  de  leur  reprocher  quelques-unes  des 
théories  subversives   prêchées  par  divers  membres! 
de  la  compagnie.  L'un  de  ceux-ci,  le  P.  Colon,  com- 
posa une  Lettre  déclaratoire  de  la  doctrine  des  Pèresl 
jésuites,  à   laquelle  ses  adversaires   s'empressèrent 
de  répondre  par  la  plume  de  César  de  Pleix  et  qu'ils 
réfutèrent  dans  un  libelle  intitulé  VAnti-Coto7i.  Lai 
bataille  alors  devint  }ilus  acharnée  et  l'on  y  vit  entrer 
aussitôt  M*"*  de  Gournay,    que    la  perspective  des 
coups  à  doimer  ou  à  recevoir  n'effraya  jamais  outre! 
mesure.  Comme  Pelletier  avec  son  Pacifique,  oommej 
Louis  de  Montgommery  avec  son  Fléau  d'Aristogi- 

l.  Paris,  Fleuri  Bourriquant.  1610.  Petit  in-8,  de  78  pages.] 
Et  aussi,  Lyon,  Poyet,  1610. 


VIE  DE  M"  '  DE  GOURNAY.  357 

ton,  Marie  de  Gournay  se  rangea  résolument  du  côté 
des  jésuites  et  prit  leur  défense,  ce  qui,  d'autre  part, 
lui  valut  quelques  attaques  dans  le  Remerciement 
des  beurrières  de  Paris  au  sieur  de  Courbouzon- 
Montgommery.  Mais,  en  somme,  elle  n'y  est  pas 
trop  maltraitée  et  elle  en  vit  assurément  bien  d'autres. 
Au  reste,  le  nom  de  M*"'""  de  Gournay  avait  été  pro- 
noncé, à  Taccasion  de  Ravaillac.  Une  hallucinée, 
nommée  d'Ecoman,  prétendait  avoir  été  au  courar.t 
des  projets  de  l'assassin  du  roi.  Elle  en  avait  fait 
part,  disait-elle,  à  diverses  personnes  en  vue,  afin 
d'en  aviser  la  cour,  mais  aucune  d'elles  n'y  avait 
voulu  croire.  Au  nombre  de  ces  incrédules  se 
trouvait  Marie  de  Gournay,  qui  ne  prit  pas  garde  aux 
confidences  de  la  visionnaire'.  Le  Parlement  ne 
manqua  pas  de  faire  enfermer  la  demoiselle  d'Ecoman 
comme  folle.  Mais,  quelle  que  fut  l'inanité  d'un 
semblable  grief,  il  ne  pouvait  que  déplaire  à  M*""*  de 
Gournay  de  voir  son  nom  mêlé,  même  très  incidem- 
ment, à  un  événement  que  la  calomnie  interprétait  si 
mal,  et  peut  être  faul-il  chercher  dans  ce  fait  la  cause 
de  son  ardeur  à  entrer  dans  une  lutte  où  rien  ne 
semblait  la  convier. 

Sous  la  régence  de  Marie  de  Médicis  et  sous  le 
règne  même  de  Louis  XIII,  Marie  de  Gournay  sut 
garder  les  faveurs  des  gouvernants  ;  il  est  vrai 
qu'elle  ne  négligeait  pas  de  se  rappeler  à  leur  sou- 
venir par  des  publications  nouvelles,  opportunément 
offertes.  En  1619,  elle  dédiait  ainsi  au  roi  un  recueil 


1.  Journal  du  règne  d'Henri  IV,  1741,  t.  I,  p.  261. 


358  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

de  Versions  de  quelques  pièces  de  Virgile,  Tacite  et 
Salluste  ^  Reprenant  la  traduction  du  2*  chant  de 
V Enéide  qu'elle  avait  déjà  insérée  à  la  suite  du 
Proumenoir  et  réimprimant  la  Bienvenue  du  duc 
d'Anjou,  elle  y  joignait,  pour  faire  un  justum  volu- 
men,  deux  harangues  tirées  de  Tacite  et  de  Salluste. 
Ces  traductions  sont  moins  intéressantes  en  elles- 
mêmes,  que  pour  les  préfaces  dont  elles  sont  précé- 
dées et  dans  lesquelles  l'auteur  a  exposé  la  plupart 
de  ses  idées  sur  la  poésie.  Ce  n'est  pas  encore  le 
moment  de  discuter  les  théories  littéraires  de  M*'*"  de 
Gournay.  Signalons-les  seulement  et  achevons  d'énu- 
mérer  la  série  de  ses  traductions  de  Virgile.  En  1621, 
elle  faisait  encore  imprimer  la  traduction  en  vers  de 
la  fin  du  4®  chant  de  YEnéide,  débutant  à  l'endroit 
où  le  cardinal  du  Perron  avait  jadis  arrêté  la  sienne -, 
et,  l'année  suivante,  elle  achevait  également  et  met- 
tait au  jour  la  traduction  du  premier  chant  du  même 
poème,  dont  le  même  prélat  avait  traduit  le  commen- 
cement 3.  Ces  deux  opuscules  sont  également  dédiés 
au  roi  et  contiennent  tous  les  fragments  de  Virgile 
traduits  par  Gournay  qui  figureront  plus  tard  dans 
le  recueil  de  ses  œuvres.  Mais  il  est  certain  qu'elle 

1.  Paris,  Fleury  Bourriquant.  1619.  Petit  in-8,  de  13  fif. 
liminaires  et  178  pages.  L'achevé  d'imprimer  est  du  12  mars. 

2.  Traductions.  Partie  du  quatriesme  de  l'jEneidey  avec 
une  oraison  de  Tacite  et  une  de  Salluste.  A  Paris.  1621.  Petit 
in-8,  de  72  pages.  L'achevé  d'imprimer  est  du  15  mars  1621. 

3.  Partie  du  premier  livre  de  l'.Eneide,  commenccant  où 
Monsieur  le  cardinal  di(  Perron  achève  de  le  traduire.  Au 
Roy.  A  Paris,  de  l'imprimerie  de  .Jean  Lacquehay.  1622.  Petit 
in-8,  de  30  pages. 


VIE  DE  M*"*  DE  GOURNAY.  359 

en  avait  fait  d'autres  éditions  séparées  que  nous  ne 
possédons  plus  ^ 

En  même  temps  qu'elle  présentait  au  roi  ces  divers 
fragments  poétiques,  M""  de  Gournay  dédiait  à  la 
reine  un  travail  d'un  autre  genre.  Elle  faisait  impri- 
mer en  162-2  une  dissertation  sur  V Egalité  des 
hommes  et  des  femmes  ~,  sorte  de  traité  à  la  Plutar- 
que  que  déparent  des  citations  trop  nombreuses  et 
l'allure  pédantesque  de  la  démonstration.  Combien 
celle-ci  eût  été  plus  piquante  si  l'auteur,  s'abandon- 
nant  davantage,  pour  une  fois,  à  la  vivacité  naturelle 
de  son  esprit,  se  fut  contenté  d'exprimer  ses  propres 
sentiments,  de  faire  valoir  ses  raisons  à  l'aide  de  ses 
convictions  personnelles  et  d'animer  l'ensemble  du 
feu  de  sa  passion,  qui  ne  jette  par  endroits  que 
quelques  étincelles  !  Bien  évidemment,  M*'"  de 
Gournay  plaide  surtout  sa  cause  en  plaidant  celle 
des  femmes  ;  mais  le  plaidoyer  est  froid  et  imperson- 
nel, trop  emprunté  à  l'histoire  sacrée  ou  profane,  au 
lieu  d'être  senti  et  vécu.  C'est  un  recueil  d'exemples, 
ce  n'est  pas  une  défense  vivante  et  vraie,  et  nous 
n'avons  rien  à  y  prendre,  nous  qui  cherchons  aortout 
dans  les  ouvrages  de  M^""  de  Gournay  ce  qu'elle  y 
a  mis  d'elle-même,  de  ses  préférences  ou  de  ses 
animosités. 


1.  La  bibliothèque  de  THôtel  de  ville  de  Paris,  aujourd'hui 
brûlée,  contenait  un  autre  opuscule  de  iM"^""  de  Gournay,  inti- 
tulé Eschantillons  de  Virgile.  Au  Roy  (1620,  petit  in-8, 
de  30  p.).  Il  ne  reste  plus  de  ce  livret  disparu  et  qui  renfer- 
mait quelques  fragments  du  !«■•  et  du  4"  chants,  que  les  notes 
prises  par  le  D"'  Payen  (n"  679). 

2.  1622.  Petit  in-8  de  .32  pages. 


360  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Tout  ce  bagage  commençait  à  être  considérable  et 
la  savante  fille  songeait  depuis  longtemps  à  le  réunir 
au  complet.  Dès  1618,  elle  avait  obtenu,  pour  neuf 
ans,  le  privilège  de  publier  ses  œuvres,  mais  elle 
n'en  usa  que  pour  mettre  au  jour  séparément  les 
divers  opuscules  dont  il  vient  d'être  question.  Elle 
dut  donc  faire  renouveler  cette  autorisation  pour  six 
ans,  lorsqu'elle  se  décida,  en  1626,  à  livrer  au  pu- 
blic ses  œuvres  complètes,  sous  le  titre  peu  banal 
de  l'Ombre  de  la  Demoiselle  de  Gournay,  avec  l'épi- 
graphe suivante  qui  expliquait  le  titre  et  l'esprit  du 
recueil  : 

L'homme  est  l'ombre  d'un  songe  et  son  œuvre  est  son  ombre. 

C'était  un  volume  très  compact,  de  plus  de  douze 
cents  pages,  contenant  des  morceaux  fort  divers. 
Bien  entendu,  M"""  de  Gournay  y  avait  fait  entrer 
tout  ce  qui  avait  paru  déjà  —  sauf  sa  grande  préface 
aux  Essais  et  un  poème  de  Ronsard  dont  il  sera 
question  plus  tard  ;  —  elle  y  avait  ajouté  aussi  un 
grand  nombre  d'opuscules  inédits  de  tous  genres  et 
de  toutes  dimensions,  vers  et  prose,  morale  et  polé- 
mique. Nous  avons  parlé  des  ouvrages  de  circons- 
tance au  fur  et  à  mesure  de  leur  apparition.  Ailleurs 
nous  examinerons  en  détail  tous  les  opuscules  qui 
contiennent  des  dissertations  littéraires.  Contentons 
nous  de  signaler  maintenant  et  d'apprécier  sommai- 
rement ce  qu'on  pourrait  appeler  les  moralia  de 
M*""  de  Gournay. 

L'auteur  imite  bien  visiblement  Montaigne  et  les 
titres  de  la  plupart  de  ces  petits  traités  semblent  être 


VIE  DE  M*"®  DE  GOURNAY.  361 

les  titres  de  quelques  chapitres  des  Essais  :  De  la 
médisance  ;  Si  la  vengeance  est  licite  ;  Que  'par 
nécessité  les  grands  esprits  et  les  gens  de  bien 
cherchent  leurs  semblables  ;  Des  vertus  vicieuses; 
Des  grimaces  mondaines  ;  De  Vim pertinente  ami- 
tié. Ne  dirait-on  pas  d'un  nouvel  allongeail  que  la 
fille  d'alliance  aurait  voulu  mettre  à  l'œuvre  de  son 
père  ? 

C'est  aussi  la  même  méthode  :  autour  d'une  idée 
ou  d'un  fait,  M""®  de  Gournay  apporte  tout  ce  que 
ses  lectures  ou  ses  souvenirs  lui  fournissent  à  l'appui 
de  son  dire.  Mais  là  s'arrête  la  ressemblance. 

Autant  Montaigne  est  fuyant  et  gracieux,  autant  son 
disciple  est  affîrmatif  et  pesant.  L'un  cache  ses  lar- 
cins, les  déguise  et  les  pare  ;  l'autre,  par  une  loyauté 
hors  de  saison,  les  proclame  et  n'emprunte  guère 
sans  citer  aussitôt  de  qui  vient  le  trait.  Ce  n'est  pas 
que  M*"'*  de  Gournay  ne  sache  trouver  à  l'occasion 
quelque  idée  heureuse  et  l'exprimer  avec  à-propos, 
une  image  souriante  et  aisée  qui  rompt  la  monotonie 
de  sa  démonstration  et  en  égaie  la  trame.  Le  plus 
souvent  elle  n'a  de  verve  que  dans  la  malice  et  ses 
emportements,  généreux  mais  brouillons,  abondent 
en  saillies,  en  reparties  et  en  mots  pittoresques. 
La  calomnie  n'avait  pas,  il  est  vrai,  épargné  la  vieille 
fille  savante  et  batailleuse  ;  mais  elle  rend  coup  pour 
coup  à  ses  agresseurs  et  souvent  elle  met  les  rieurs 
de  son  côté  par  l'humeur  vive  de  la  riposte,  causti- 
que mais  sans  venin.  Ennemie  jurée  de  l'hypocrisie 
qui  révolte  son  âme  droite  et  franche,  elle  entre  en 
guerre  contre  toutes  les  faussetés  où  qu'elles  soient 
et  dénonce  tous  ceux  qui  s'en  couvrent.  Le  principal 


362  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

tort  de  M*""*  de  Gournay,  au  milieu  de  toutes  ses  auda- 
ces, fut  de  ne  pas  assez  oser  être  elle-même  et  d'ap- 
porter trop  souvent,  au  secours  de  son  opinion,  un 
appareil  trop  nombreux  d'arguments  et  d'exemples 
pris  de  toutes  parts.  Cela  alourdit  beaucoup  une 
verve  naturellement  jaillissante,  et  ces  petites  disser- 
tations ne  sauraient  plus  avoir  d'autre  prix  pour 
nous  que  celui  de  nous  découvrir  la  personnalité 
de  leur  auteur.  M'""  de  Gournay  élève  de  Montaigne, 
voilà  certes  qui  ne  manquerait  pas  d'intérêt,  si  la 
fille  d'alliance  avait  pu  prendre  à  son  modèle  la 
vivacité  des  impressions  et  la  grâce  des  couleurs.  Il 
n'en  est  rien,  malheureusement  pour  M*"*  de  Gour- 
nay, pas  plus  que  pour  tous  ceux  qui  s'inspirèrent 
de  l'exemple  de  Montaigne. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  docte  fille  faisait  grand  fond 
sur  la  publication  du  recueil  de  ses  œuvres  et  un 
détail  nous  permet  d'affirmer  qu'elle  ne  se  désinté- 
ressait pas  de  la  vente  du  volume.  La  lettre  qui  suit, 
écrite  à  Henri  Dupuy  —  Erycius  Puteanus  — peu  de 
temps  après  l'apparition,  exprime  nettement  les  senti- 
ments de  l'auteur  à  cet  égard.  «  Monsieur,  ayant 
puis  naguères  fait  imprimer  un  livre,  l'une  des  pre- 
mières pensées  qui  m'est  tombée  en  l'esprit,  c'est 
que  je  vous  en  devais  faire  un  présent,  tant  pour  le 
respect  de  votre  propre  mérite  que  de  celui  de  feu  M. 
Lipsius  de  qui  vous  tenez  la  place,  personnage  auquel 
outre  la  révérence  due  à  sa  vertu  j'avais  de  l'obli- 
gation, témoignée  par  trois  de  ses  épitres  qui  me 
sont  adressées.  Que  si  mon  ressentiment  de  cette 
obligation  et  de  l'estime  que  je  faisais  d'un  tel  homme 
ne  sont  témoignées  par  ce  livre,  elles  le  sont  par  une 


VIE  DE   M*"*"   DE   GOURNAY.  363 

préface  que  j'ai  mise  en  lête  de  cet  excellent  ouvrage 
(les  Essais,  dont  je  vous  envoie  l'extrait  de  la  dernière 
impression,  sachant  que  vous  vous  intéressez  en  tout 
ce  qui  le  touchait.  Je  vous  présente  donc  ce  livre, 
monsieur,  sur  lequel  je  tiendrai  à  beaucoup  d'hon- 
neur que  vous  me  daigniez  donner  des  avis  ou  des 
corrections.  Et,  parce  que  les  épîtres  du  dit  sieur 
Lipsius  et  autres  ouvrages,  soit  des  Français  ou  des 
étrangers,  m'ont  fait  connaître  en  Flandres,  je  dési- 
rerais, si  vous  le  jugiez  à  propos,  qu'il  vous  plût 
disposer  les  libraires  d'Anvers  ou  autre  bonne  ville 
à  faire  passer  vers  eux  quelque  quantité  de  mes 
exemplaires,  auxquels  je  crois  qu'ils  ne  perdraient 
rien,  sinon  par  le  mérite  du  livre,  au  moins  par  la 
connaissance  qui  leur  a  été  donnée  de  moi  en  si 
bonne  part.  J'en  attendrai,  s'il  vous  plait,  de  vos 
nouvelles.  Que  si  vos  libraires  veulent  bien  de  mes 
livres  susdits,  faites,  s'il  vous  plait,  aussi  qu'ils  s'a- 
dressent à  moi  qui  leur  en  ferai  faire  meilleur  marché 
par  mon  imprimeur,  c'est-à-dire  de  28  sols  en  blanc. 
Je  suis,  monsieur,  votre  servante  bien  humble, 
GouRNAY.  »  Et  en  post-scriptum  :  «  Faites-moi  aussi, 
je  vous  supplie,  l'adresse  de  vos  lettres  :  A  mademoi- 
selle de  Gournay,  rue  de  l'Arbre-sec,  devant  Saint- 
Germain,  à  Paris  »  ^ 

A  cette  demande  intéressée,  Erycius  Puteanus  fit 
une  réponse  évasive  et  prétentieuse  dont  ses  œuvres 
nous  ont  conservé  le  texte.  C'est  de  la  pure  rhéto- 
rique, moins  élégante  assurément  que  celle  de  Lipse, 
pleine  de  compliments  lourds  et  de  jeux  de  mots  sur 

1.  Paris,  16  février  1627.  D""  Payen.  Nouveaux  documents 
sur  Montaigne,  1850,  p.  65. 


364  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

cette  Ombre,  à  laquelle  les  travaux  de  la  docte  fille 
venaient  de  donner  du  prix.  J'ignore,  si  celle-ci  prit 
pour  argent  comptant  tous  ces  éloges  qu'on  lui  mar- 
chandait si  peu.  Un  post-scriptum  lui  fit  connaître 
qu'elle  ne  devait  pas  compter  sur  Puteanus  pour 
faire  vendre  des  exemplaires  de  son  livre  en  Belgique, 
et  c'est  sans  doute  ce  à  quoi  Marie  de  Gournay  tenait 
le  plus.  Ce  passage  n'a  pas  été  inséré  dans  le  recueil 
imprimé  des  lettres  de  Puteanus,  mais  il  se  trouve 
dans  une  copie  manuscrite  et  laisse  bien  voir  le  peu 
d'enthousiasme  du  Flamand  pour  sa  correspondante. 
«  Je  ne  sais  pas  encore  ce  qu'on  peut  faire  avec  les 
imprimeurs  ou  les  libraires  d'ici.  Ils  sont  moroses  et 
dégoûtés,  quoiqu'il  puisse  paraître  étonnant  qu'ils  ne 
ne  soient  pas  disposés  aux  bonnes  affaires.  Ils  font 
des  bagatelles  qu'ils  vendent  et  auxquelles  ils  em- 
ploient leur  matériel  et  leur  argent.  Si  on  leur  pro- 
pose quelque  chose  de  supérieur,  écrit  d'une  plume 
sage,  ils  le  négligent.  Bien  entendu,  il  n'y  a  aucunes 
ressources  à  en  tirer.  Mais  la  principale  cause  de 
tout  cela,  c'est  la  guerre  qui  afflige  de  plus  en  plus 
les  provinces  de  la  Belgique  et  empêche  tout  com- 
merce en  interceptant  nos  fleuves.  » 

Ce  post-scriptum  édifia  sans  doute  M*''"  de  Gournay 
sur  les  véritables  sentiments  de  l'humaniste.  Ce  que  la 
docte  fille  ne  savait  pas,  c'est  que  toute  cette  rhéto- 
rique était  aussi  fausse  que  prétentieuse.  Tandis  qu'il 
lui  décernait  ainsi  ouvertement  des  éloges  exagérés, 
Puteanus  se  gaussait  d'elle  en  secret  avec  son  ami 
Chifflet.  «  Je  t'ai  envoyé  le  livre  de  Marie  de  Goui- 
nay.  Cette  fille  se  donne-t-elle  assez  l'air  d'un 
bomme  !  Bon  Dieu,  qa'il  y  a  peu  de  femmes  sages. 


VIE  DE   M*"*  DE  GOURNAY.  365 

J'avais  écrit  ma  réponse.  Je  te  l'envoie  maintenant 
pour  qu'elle  reçoive  de  toi  une  adresse  conforme  à 
celle  que  ma  correspondante  a  indiqué  dans  sa  lettre. 
Je  ne  l'ai  pourtant  pas  cachetée  afin  que  tu  voies  si 
j'use  assez  d'élégance  avec  une  femme  et  surtout  avec 
une  Française.  »  Chifflet  dut  approuver,  car  l'épitre 
fut  imprimée  plus  tard,  sans  son  post-scriptum,  il 
est  vrai,  mais  les  autres  sentiments  dont  il  avait  été 
le  confident  demeurèrent  secrets  et  c'est  un  passage 
des  manuscrits  actuellement  conservés  à  la  bibliothè- 
que de  Besançon  qui  nous  en  a  gardé  la  trace. 

M'"*  de  Gournay,  elle,  dut  ignorer  ces  railleries  en 
catimini  qui  l'auraient  profondément  blessée,  car  les 
étrangers  l'avaient  accoutumée  à  plus  d'égards. 
Moins  frivoles  que  ses  compatriotes,  les  littérateurs 
du  dehors  ne  se  choquaient  pas  des  occupations  et 
des  travers  de  la  vieille  fille.  Grotius  traduisait  de 
ses  vers  ;  Heinsius  déclarait  que,  femme,  elle  était 
entrée  en  lice  avec  les  hommes  et  qu'elle  les  avait 
vaincus  ;  Dominique  Baudius,  encore  plus  hyperboli- 
que, la  saluait  du  nom  de  *  Sirène  française  et  de 
dixième  Muse».  On  se  plaçait  même  sous  son  patro- 
nage et  c'est  ainsi  que  la  savante  hollandaise  Anne 
Marie  de  Schurman  s'adressait  à  Marie  de  Gournay 
comme  à  une  personne  qui  honorait  leur  sexe  par 
son  savoir  et  par  son  mérite. 

En  France,  l'opinion  était  beaucoup  moins  favora- 
ble à  M'"*  de  Gournay,  surtout  depuis  (jue  l'âge  aug- 
mentait son  obstination  et  ses  ridicules.  Pourtant  la 
société  lettrée  ne  cessa  jamais  d'honorer  cette  aïeule 
à  sa  valeur  et  jamais  les  plus  médisants  ne  songèrent 
à  attaquer  la  noblesse  de  son  caractère  ou  la  dignité 


366 


MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 


de  sa  vie.  Moquée  mais  estimée,  Marie  de  Gournay 
employait  les  années  de  sa  vieillesse  à  rééditer  ses 
ouvrages,  à  les  répandre  et  à  les  augmenter.  Dès 
1634,  elle  donnait  un  nouveau  recueil  de  ses  œu- 
vres, accru  de  quelques  opuscules  de  circonstance. 
Renonçant  au  titre  assez  prétentieux  qu'elle  avait 
primitivement  choisi  pour  son  livre,  elle  l'intitule 
dorénavant  les  Avis  et  les  Préseîits  de  la  demoiselle 
de  Gournay  ^  Ce  fut  alors  aussi  qu'elle  abandonna 
son  logis  de  la  rue  de  l'Arbre-Sec  pour  s'installer 
rue  Saint-Honoré,  vis-à-vis  de  l'église  des  Pères  de 
l'Oratoire.  L'abbé  de  Marolles  qui  habitait  la  même 
maison  en  fut  charmé  :  «  ce  me  fut  une  grande  joie 
de  me  voir  si  proche  d'elle,  déclare-t-il,  pour  jouir 
souvent  de  son  agréable  entretien  et  surtout  les  après- 
dinées,  qu'elle  recevait  les  visites  de  ses  amis  ». 

Malgré  les  bizarreries  de  son  humeur ,  on  ne 
négligeait  pas  trop,  en  effet,  la  compagnie  de  M*"'" 
de  Gournay.  Quelques  esprits  indépendants  s'y 
plaisaient  volontiers,  retenus  par  le  savoir  piquant  de 
de  ses  entretiens  ou  la  générosité  de  sa  nature.  Elle 
même  fréquentait  encore  parfois  le  grand  monde  et 
se  montrait  chez  quelques  grandes  dames  spirituelles, 
la  duchesse  de  Longueville,  la  comtesse  de  Soissons 
ou  la  princesse  de  Clèves.  Des  personnages  plus 
élevés  encore  s'intéressaient  à  la  spirituelle  vieille 
fille  et  c'est  ainsi  qu'au  milieu  de  ses  tracas,  le 
cardinal  de  Richelieu  trouva  le  moyen  de  s'occuper 
d'elle.  On  connaît  l'anecdote  si  bien  contée  par 
Tallemant.    «  Roisrobert    la    mena  au    cardinal   de 

i.  Paris,    Toussaint   du  Bray  1634.   In-4,  de  x  ff.  lim.  et 
860  pp.  L'achevé  d'imprimer  est  du  31  janvier- 


VIE  DE   M^"*   DE  GOURNAY.  367 

Richelieu,  qui  lui  fit  un  compliment,  tout  de  vieux 
mots  qu'il  avait  pris  dans  son  Ombre.  Elle  vit  bien 
que  le  cardinal  voulait  rire  ;  «  Vous  riez  de  la  pauvre 
vieille,  dit-elle,  mais  riez,  grand  génie,  riez  :  il  faut 
que  tout  le  monde  contribue  à  votre  divertissement.  » 
Le  cardinal,  surpris  de  la  présence  d'esprit  de  cette 
vieille  fille,  lui  demanda  pardon  et  dit  à  Boisrobert  : 
«  Il  faut  faire  quelque  chose  pour  M"""  de  Gournay. 
Je  lui  donne  deux  cents  écus  de  pension.  —  Mais  elle 
a  des  domestiques,  dit  Boisrobert.  —  Et  lesquels? 
reprit  le  cardinal.  —  M''""  Jamyn,  répliqua  Boisro- 
bert, bâtarde  d'Amadis  Jamyn,  page  de  Ronsard.  — 
Je  lui  donne  cinquante  livres  par  an,  dit  le  cardi- 
nal. —  Il  y  encore  ma  mie  Piaillon,  ajouta 
Boisrobert  ;  c'est  sa  chatte.  —  Je  lui  donne  vingt 
livres  de  pension,  répondit  l'éminentissime.  —  Mais, 
monseigneur,  elle  a  chatonné,  dit  Boisrobert.  Le 
cardinal  ajouta  encore  une  pistole  pour  les  chatons.  » 
L'anecdote  est  jolie  et  a  fait  son  chemin.  Elle  peint 
bien,  en  tous  cas,  la  situation  de  la  vieille  fille,  plai- 
santée  même  par  ceux  qui  lui  voulaient  du  bien  et 
sachant  désarmer  la  malice  par  l'entrain  de  ses  re- 
parties et  la  verve  de  sa  bonne  humeur.  On  la  voit 
vieillir  ainsi  tout  entière  à  ses  amis,  au  culte  des 
lettres  et  au  soin  de  ses  commensaux  domestiques.  Ce 
sont  bien  là  les  sentiments  qui  remplirent  ses  der- 
niers jours.  Quatre  ans  avant  de  mourir,  elle  publia 
ses  œuvres  pour  la  troisième  fois  en  une  édition, 
comme  le  dit  le  titre,  «  augmentée,  revue  et  cor- 
rigée »  '.  Ce  n'était  pas  là  une  mention  vaine,  car 

1.  Paris,  Jean  du  Bray,  1641,  in-4,  de  xii  ff.  lim.  et  996  pp. 
L'achevé  d'imprimer  est  du  31  août. 


368 


MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 


M*"^  de  Gournay  poussait  si  loin  le  souci  de  ses 
propres  ouvrages  que  la  plupart  des  exemplaires 
contiennent  des  corrections  autographes  qu'elle 
prenait  la  peine  de  faire.  Puis,  quatre  ans  après,  le 
jeudi  13  juillet  1645,  elle  mourut  à  l'âge  de  79  ans, 
neuf  mois  et  sept  jours,  et  fut  inhumée  le  lendemain 
dans  l'église  Saint-Eustache  ^  Sa  vie  avait  été  longue 
et  bien  remplie,  tout  entière  consacrée  aux  nobles 
passions,  aux  lettres  et  au  souvenir  de  ceux  qui  les 
servirent.  Elle  même  s'abandonna  aux  élans  de  son 
àme  avec  plus  d'enthousiasme  que  de  retenue  ;  mais 
si  elle  fut  souvent  irréfléchie,  toujours  elle  resta 
généreuse  et  cordiale. 


1.  Jal,  Dictionnaire  critique  de  biographie  et  d'histoire. 
2»  édition.  1872,  verbo  Gournay. 


CHAPITRE  II 
M""^    DE     GOURNAY     ÉDITEUR    ET     POLÉMISTE. 


Pour  peu  qu'on  cxnmine  les  opuscules  dans 
lesifuels  M*'""  de  Gournay  a  exposé  ses  idées  littérai- 
res, on  se  convainc  bien  vile  qu'elle  était  surtout, 
par  tempérament,  polémiste.  Son  style,  d'ordinaire 
froid  et  terne,  se  colore  et  s'échauffe  aisément  sous 
la  poussée  des  contradictions,  et  son  argumentation, 
trop  souvent  pédantesque,  s'anime  en  face  de  l'ad- 
versaire d'un  souffle  de  vie  audacieux  et  éloquent.  Sa 
plume  alors,  sans  y  tâcher,  trouve  des  expressions  à  la 
Saint-Simon  —  le  mot  est  de  Sainte-Beuve  et  il  n'est 
pas  trop  fort.  —  Mais,  si  on  y  prend  garde  et  si  on 
ne  s'arrête  pas  à  l'extérieur  de  la  discussion,  on  ne 
tarde  pas  à  reconnaître  que  les  raisons  invoquées 
par  la  docte  fille  pour  ou  contre  ses  thèses  ne  sont, 
pour  la  plupart,  que  ses  propres  sympathies  ou  ses 
antipathies  généralisées  et  amplifiées  au  point  de 
vouloir  paraître  des  régies  impersonnelles  et  abstrai- 
tes. Cela  revient  à  dire  que,  si  la  passion  qui  inspire 
toujours  M'"*  de  Gournay  lui  fait  trouver  fréquem- 
ment des  traits  hardis  et  neufs  à  jeter  à  ses  adversai- 
res, elle  l'aveugle  trop  souvent  sur  le  sens  et  la 
portée  de  la  lutte  dont  l'ensemble  échappe  à  ses 
regards  obscurcis.  Au  reste,  qu'on  ne  s'y  méprenne 

MONTAIGNE  II.  24 


370  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

pas  :  les  raisons  générales  qu'elle  invoque  avaient 
peu  (Je  valeur  pour  elle.  Si  elle  prit  la  défense  obsti- 
née, intransigeante,  du  passé,  c'est  qu'il  plaisait  à  sa 
nature  généreuse  de  rester  la  gardienne  fidèle  de 
deux  tombeaux.  Pour  elle,  la  gloire  de  jadis  se 
résume  en  deux  noms,  auxquels  elle  consacra  sa  vie 
avec  cette  puissance  de  dévouement  que  les  femmes 
savent  mettn;  dans  leurs  affections.  Elle  aima  d'un 
même  amour  Montaigne  et  Ronsard,  et  quiconque 
ne  respecta  pas  suffisamment  leur  renommée  devint 
bien  vite  l'ennemi  personnel  de  M'"^  de  Gournay. 
C'est  pour  de  semblables  audaces  qu'elle  réserve 
toute  la  colère  d'une  àme  qui  ne  connaît  pas  le 
ressentiment  pour  les  offenses  faites  à  elle-même. 
Mais,  si  cette  attitude  de  ]\P"*  de  Gournay  fait  gran- 
dement l'éloge  de  son  dévouement,  elle  témoigne 
moins  fort  en  faveur  de  son  sens  critique  :  on  peut 
dire  hardiment  que,  toute  sa  vie,  son  esprit  a  été  la 
dupe  de  son  cœur.  Rapprocher  ainsi  les  deux  noms 
de  Montaigne  et  de  Ronsard,  brûler  d'un  même  zèle 
pour  deux  objets  aussi  différents,  c'était  montrer 
qu'on  n'avait  compris  parfaitement  ni  l'une  ni  l'autre 
de  ces  deux  personnalités  et  prétendre  concilier  dans! 
un  même  sentiment  deux  génies  assez  dissemblables 
pour  n'avoir  pas  à  être  réunis. 

En  effet,  le  rôle  de  Montaigne  et  celui  de  Ronsardj 
dans  l'histoire  de  notre  littérature,  au  xvi"  siècle, 
ne  fut  nullement  le  même,  parce  que  la  poésie  nej 
suivit  pas  alors  la  même  évolution  que  la  prose.  Auj 
temps  de  M''"^  de  Gournay,  la  réforme  poétique  s'était] 
faite  brusquement,  sous  la  férule  brutale  d'un  Mal- 
herbe, montrant  à  tous  la  vraie  voie  et  les  y  pous- 


M*"^  DE  GOUKNAY   ÉDITEUR    ET   POLÉMISTE.  371 

sant  par  la  rudesse  plus  que  par  la  persuasion.  C'est 
presque  un  coup-d'état  contre  l'ordre  de  choses 
accepté  et  établi.  Par  sa  poétique  et  par  sa  syntaxe, 
Ronsard  est,  en  effet,  plus  compliqué  que  Marot. 
Quelle  que  fût  la  justesse  de  ses  visées  et  la  valeur 
de  ses  conquêtes,  la  Pléiade  voulut  trop  prendre  : 
elle  dévoya  la  langue  des  vers  et  la  fausse  route 
s'accentuait  en  se  prolongeant.  La  brusque  inter- 
vention de  Malherbe  fit  la  part  de  ce  qu'il  fallait 
garder  ou  rejeter  et  remit  les  choses  en  bon  chemin. 
Pour  la  prose,  au  contraire,  nul  changement  de 
front  soudain  :  l'évolution  fut  longue,  normale, 
presque  raisonnée.  Les  chefs  de  file  l'exécutèrent 
d'eux-mêmes  tout  d'abord,  régulièrement,  et  la 
marche  en  avant  se  trouva  tracée  ainsi.  L'invention 
verbale  de  Rabelais,  bien  que  moindre  qu'on  ne  le 
croit,  est  assurément  plus  grande  que  celle  de  Mon- 
taigne, son  lexique  plus  verbeux,  sa  syntaxe  plus 
touffue.  Plus  tard  même,  on  fut  bien  vite  frappé  du 
manque  de  cohésion  du  langage  de  Montaigne  et  on 
lui  faisait  le  reproche  d'être  trop  «  épais  en  figures  », 
alors  qu'on  ne  l'adressait  pas  encore,  bien  que  plus 
mérité,  à  Ronsard  ou  à  Du  Rartas,  ce  Ronsard 
provincial.  D'elle-même  la  prose  française  prenait 
conscience  de  son  véritable  rôle  et  s'y  préparait 
graduellement.  Aussi,  au  terme  de  l'évolution,  on 
trouve  Du  Vair  ou  Coëffeteau  au  lieu  d'y  voir  figurer 
Malherbe.  La  différence  est  capitale,  assurément, 
mais  entraînée  par  son  ardeur,  âr"*"  de  Gournay  ne 
sut  pas  la  voir  et  celte  erreur  vicie  tout  son  raison- 
nement. 

Elle  ne  comprit  pas  que  tenter  de  faire  une  cause 


37'2  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

commune  de  celle  de  Montaigne  et  de  celle  de  Ronsard, 
c'était  fatalement  trahir  l'un  ou  l'autre,  ou  peut-être 
même  les  trahir   tous   les   deux.    Qu'avait  prétendu 
faire  Montaigne  ?  Il  avait  souhaité  écrire  une  prose 
abordable  à  tous,  empruntant  tous  les  vocables  pitto- 
resques, toutes  les  locutions  expressives,  fussent-elles 
populaires,  lorsqu'elles  étaient  significatives  et  pei- 
gnaient  bien   l'idée   à  énoncer.    Son   langage  était 
clair,    uni,    facile    à    saisir   sous    l'abondance    des 
images  et  la  variété  des  détails,  parce  que  l'écrivain 
n'avait  jamais  raffiné  pour  les  exprimer,  se  conten- 
tant, suivant  le  précepte  d'Horace,  de  donner  un  tour 
personnel  à  des  façons  de  sentir  communes  :  propriè 
communia  dicere.   Etait-ce  là  le  cas  de  Ronsard? 
Nullement.  Elargissant  trop  brusquement  le  domaine 
de  l'inspiration  poétique  de  notre  pays,  il  avait  voulu 
y  faire  entrer,  de  gré  ou  de  force,  trop  de  nouveautés 
prises  ailleurs  et  qui  répugnaient  trop  à  notre  génie 
national.  Loin  de  prétendre  former  une  poésie  aisé- 
ment abordable  à  tous,  il  la  rêvait  au  contraire  assez 
inaccessible,  volontiers  absconse,  et  c'est  ainsi  qu'il 
tenta  de  la  réaliser.  Par  la  hardiesse  des  conceptions, 
par  l'abondance  des  ornements  étrangers,  par  la  nou- 
veauté des  mots  ou   l'obscurité  des  images,  l'œuvre 
de  Ronsard  et  surtout  savante,  parfois  même  d'aspect 
hérissé  et  rébarbatif,  et  un  trop  grand  nombre  de  ses 
disciples  exagérèrent  comme  à  plaisir  ces  malencon- 
treux défauts.  Montaigne,  lui,  eut  la  bonne  fortune' 
de  n'avoir  pas  de  disciples,  parce  qu'il  n'en  pouvait 
pas  avoir.   —  Charron  n'en  est  pas  un  et  d'ailleurs 
la  renommée  de  celui-ci  fut  aussi  courte  que  rapide. 
—  Il  se  présente  donc  à  la  postérité  avec  ses  seuls] 


M*"*  DE   GOURNAY   ÉOITEUR  ET   POLEMISTE.  373 

travers,  sans  porter  le  poids  des  erreurs  d'autrui. 
C'est  là  sans  doute  l'une  des  causes  pour  lesquelles  il 
est  resté  si  vivant  et  si  goûté  ;  mais  il  y  en  a  d'autres 
et  elles  suffisent  à  expliquer  la  différence  du  traite- 
ment réservé  par  l'avenir  à  Ronsard  et  à  lui. 

Dans  quelle  mesure  Mario  de  Gournay  servit-elle 
la  renommée  posthume  de  Montaigne,  et  aussi  dans 
quelle  mesure  cette  renommée  avait-elle  besoin  qu'on 
la  servit?  C'est  là  ce  que  nous  voudrions  essayer  de 
déterminer  exactement.  On  a  déjà  vu  que  M*""*  de 
Gournay  donna  pour  la  [)remière  fois  ses  soins  aux 
Essais  à  l'occasion  de  l'édition  de  loDo.  Comment 
comprit-elle  alors  la  charge  (|ui  lui  incombait?  Cette 
question  est  d'autant  moins  oiseuse  (ju'on  peut  avoir 
quelque  raison  de  mettre  en  doute  le  sens  critique  de 
M"'''"  de  Gournay.  Il  est  démontré  mainlenani,  grâce 
à  M.  Dezeimeris*,  que  celle-ci  ne  vint  pas  en 
Guyenne  avant  la  mise  au  jour  de  son  édition,  mais 
qu'elle  y  vint  seulement  après  ;  qu'en  entreprenant 
l'impression  elle  ne  connaissait  pas  tous  les  papiers  de 
Montaigne,  n'ayantreçu  jusqu'alorsà  Parisqu'unexem- 
plairedes^ç^aw,  préparéenvuedecetteédition  nouvelle 
par  le  poète  Pierre  de  Brach,  tandis  que  l'exemplaire 
le  plus  important  et  le  plus  authentique,  celui  (|ue 
Montaigne  lui-même  avait  annoté,  demeurait  entre 
les  mains  de  la  famille.  C'est  le  volume  qui,  après 
avoir  appartenu  aux  Feuillants  de  Bordeaux,  fait 
aujourd'hui  partie  de  la  bibliothèque  municipale  de 
cette  ville. 

En  bonne  logique,  puisque  cet  exemplaire  couvert 

1.  R.  Dezeimeris,  Recherches  sur  la  rccension  du  texte 
posthume  des  Essais.  Bordeaux,  1866,  in-8. 


374  MONTArCNE   ET   SES  AMIS. 

de  notes  manuscrites  de  l'auteur  devenait  la  base 
d'une  édition  posthume,  celle-ci  devrait  être  la 
reproduction  absolue  de  l'exemplaire  conservé  main- 
tenant à  Bordeaux.  iM*""*  de  Gournay  le  comprend  si 
bien  elle-même,  qu'après  avoir  protesté  de  son 
exactitude,  dans  sa  Préface,  elle  ajoute  :  «  Je  pour- 
rais appeler  à  témoin  une  autre  copie  qui  reste  en 
la  maison  de  Montaigne.  »  Cette  copie,  comme  elle 
dit  assez  improprement,  c'est  évidemment  l'original 
qui  est  parvenu  jusqu'à  nous.  Or,  le  texte  manuscrit 
et  le  texte  imprimé  ne  concordent  pas  absolument 
entre  eux.  Il  y  a  des  passages  qui  se  trouvent  dans 
l'un  et  pas  dans  l'autre  ;  plus  souvent,  des  fragments 
offrent  des  différences  fort  notables  selon  qu'on  les 
lit  dans  le  manuscrit  ou  dans  le  livre  imprimé. 
Gomment  expliquer  ces  divergences  ?  On  a  dit  que 
Montaigne  ne  portait  pas  toutes  ses  additions  sur  le 
seul  exemplaire  de  Bordeaux  et  qu'il  en  écrivit  quel- 
ques-unes ailleurs,  peut-être  sur  un  autre  exemplaire 
des  Essais,  ou  plutôt  sur  quelques  feuillets  volants 
qu'il  pouvait  intercaler  à  leur  ordre.  Ceci  est  très 
vraisemblable,  car  on  trouve  quelques  signes  de 
renvoi  sur  l'exemplaire  annoté  qui  n'y  correspon- 
dent à  aucun  passage,  tandis  qu'ils  s'accordent 
parfois  avec  quelques  adjonctions  de  M'""  de  Gournay, 
et  on  peut  expliquer  parfaitement,  de  la  sorte,  la  pré- 
sence de  fragments  qui  se  trouvent  ici  sans  être  là. 
L'explication  des  variantes  d'un  même  passage, 
différent  dans  le  texte  manuscrit  de  Montaigne  et 
dans  l'édition  de  M''""  de  Gournay,  est  beaucoup  plus 
difficile  à  donner.  Sont-elles  l'oeuvre  de  Montaigne 
lui-même?  On  ne  le  saura  jamais  sans  doute  exacte- 


I 


375 

ment,  car  l'an  des  deux  termes  de  la  comparaison 
fera  probablement  toujours  défaut,  et  il  y  a  fort  peu  de 
chances  qu'on  retrouve  jamais  le  manuscrit  dont  M®'^*^ 
de  Gournay  dut  se  servir.  Mais  il  est  bien  peu  vrai- 
semblable que  Montaigne  lui-même  ait  pris  la  peine 
considérabb  de  retranscrire  ses  additions  pour  y 
modifier  quelque  membre  de  phrase,  intervertir 
quelques  mots  ou  changer  la  ponctuation.  Quand  on 
considère  de  près  les  adjonctions  dont  Montaigne  a 
surchargé  l'exemplaire  de  Bordeaux,  il  est  hors  de 
doute  que  c'est  bien  là  celui  qu'il  destinait  à  la  réim- 
pression future  de  son  ouvrage  ;  on  l'y  voit  soigner 
les  détails  les  plus  minces,  mettre  en  tète  une  ins- 
truction minutieuse  aux  imprimeurs  de  ce  qu'il  veut 
qu'on  fasse  pour  la  ponctuation,  pour  la  disposition 
typographique.  Il  est  bien  évident,  après  cela,  que 
l'auteur,  quoique  fort  soucieux  de  son  livre,  ne  s'est 
pas  donné  la  besogne  plus  ennuyeuse  encore  de 
reporter  ailleurs  tous  ces  détails  qui  ont  leur  prix, 
mais  qui  eussent  étô  singulièrement  fastidieux  ainsi 
repris  et  recopiés.  Ce  fut  donc  l'affaire  des  édi- 
teurs subséquents  des  Essais,  du  poète  Pierre  de 
Brach  à  Bordeaux,  et  de  M'^'*"  de  Gournay  à  Paris, 
et  il  est  permis  de  se  demander  comment  ils  compri- 
rent leur  devoir  et  comment  ils  l'exécutèrent,  puisque 
le  texte  qu'ils  nous  ont  donné  ne  concorde  pas  avec 
celui  de  l'auteur  que  nous  connaissons. 

L'explication  de  ces  divergences  fournie  par  M. 
Dezeimeris  est,  à  la  (ois,  a^sez  ingénieuse  et  assez 
plausible.  M.  Dezeimeris  croit  à  l'existence  d'un 
second  exemplaire  des  Essais  qui  «  était  de  beau- 
coup le  moins  chargé  des  notes  de  Montaigne  ».  Ce 


376  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

qui  lui  semble  le  plus  probable,  c'est  «  (ju'on 
choisit  l'exemplaire  n"  2  ,  le  moins  chargé  des 
notes  de  Montaigne,  pour  y  ajouter,  soit  sur  les 
marges ,  soit  sur  des  feuilles  volantes ,  la  copie 
des  additions  qui  étaient  propres  à  l'exemplaire 
n°  {  —  celui  (jui  est  sauvé.  —  C'est  là  évidemment 
le  soin  qui  échut  à  Pierre  de  Brach.  Parfois,  lorsque 
les  deux  exemplaires  portaient  une  addition  analo- 
gue, l'authenticité  étant  la  même,  on  adopta  celle 
que  Montaigne  lui-même  avait  écrite  sur  l'exem- 
plaire qui  allait  servir  à  l'impression,  et  on  négligea 
celle  de  l'autre  exemplaire,  attendu  qu'à  cette  époque, 
et  malgré  tout  le  respect  que  l'on  pouvait  avoir  pour 
l'auteur,  on  n'attachait  pas  à  ces  différences  l'impor- 
tance que  nous  y  attachons  aujourd'hui,  et  il  ne 
pouvait  être  question  alors  de  faire  pour  un 
contemporain  ce  que  l'on  faisait  à  peine  pour  les 
chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  et  de  mettre  en  note 
les  variantes  non  intercalées  dans  le  texte.  »  M.  Dezei- 
meris  pense  qu'il  faut  expliquer  ainsi  «  la  non-utili- 
sation d'un  certain  nombre  d'additions  que  nous 
retrouvons  dans  l'exemplaire  de  Bordeaux.  » 

L'hypothèse  est  très  judicieuse,  mais  peut-être 
faut-il  y  faire  une  place  plus  large  au  manque  de 
critique  de  ceux  qui  donnèrent  leurs  soins  à  l'édition 
de  1595.  Bien  entendu,  il  ne  saurait  être  question  de 
suspecter  les  intentions  ni  de  M''"''  de  Gournay  ni  de 
De  Brach.  Pour  celui-ci,  d'ailleurs,  rien  ne  nous  y 
autorise.  Quant  à  M*"""  de  Gournay,  si  on  peut  soup- 
çonner qu'elle  n'eut  pas  tous  les  scrupules  désira- 
bles en  imprimant  les  Essais,  ce  n'est  assurément 
pas  à  dire  qu'elle  ait  manqué  à  ce  qu'elle   croyait 


M^""   DE  GOURNAY  ÉDITKUR  ET  POLÉMISTE.  377 

devoir  à  la  mémoire  de  Montaigne,  Se  trouvant  en 
présence  d'un  texte  auquel  l'auteur  n'avait  pas  pu 
donner  la  dernière  main,  ceux  qui  s'occupèrent  de 
la  publication  posthume  des  Essais  crurent  peut-être 
qu'il  ne  leur  était  pas  interdit  d'y  suppléer  eux- 
mêmes  et  de  faire  par  endroits  —  rares,  il  est 
vrai,  —  quelque  toilette  à  l'ouvrage  avant  de  le 
soumettre  encore  au  public.  Cela  ne  contredit 
nullement  aux  habitudes  d'esprit  du  temps,  et,  en 
particulier,  à  celles  de  M^""  de  (iournay.  De  plus,  en 
comparant  de  près  le  manuscrit  et  l'imprimé,  il 
semble  que  celui-ci  soit  plus  fondu,  comme  s'il  était 
mis  au  point  par  quelques  retouches  uniformes. 
Quelques  termes  y  sont  adoucis,  moins  prime- 
sautiers  et  moins  expressifs  ;  quelques  tournures  y 
deviennent  moins  hardies  et  moins  neuves,  quelques 
phrases  moins  personnelles  et  moins  heureuses. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'établir  cette  comparaison 
suivie.  Nous  l'avons  tenté  ailleurs,  du  moins  en 
partie.^  Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me  semble 
qu'il  y  a,  dans  le  texte  imprimé,  un  parti-pris 
évident  d'adoucir  l'expression  et  d'émousser  la 
saillie,  de  coordonner  les  idées  et  de  coudre  les 
clauses,  comme  eût  dit  Montaigne.  Est-ce  à  lui  que 
nous  en  sommes  redevables  ?  Il  est  fort  difficile  de  se 
prononcer,  mais  il  est  très  vraisemblable  que  c'est 
plutôt  sa  fille  d'alliance  qui  se  permit  ces  quelques 
retouches.  On  peut,  d'ailleurs,  assurer  ([ue  Montaigne 
a  été  soumis,  au  moins  une  fois,  à  semblable  révision 

1.  Voy.  notre  article  intitulé  Une  supercherie  de  A/*'"*  de 
Gournay,  dans  la  Revue  d'hiatoirc  littéraire  de  la  France^ 
1896,  p.  71. 


378  MONTAIGNE  ET  SES  AMFS. 

de  la  part  de  M*""  de  Gournay  et  nous  avons  sur  ce 
point  le  propre  aveu  de  celle-ci.  En  1635,  en  effet, 
elle  s'avisa  de  procédera  quelques  changements  dans 
les  Essais.  Elle-même  en  convient  dans  la  préface  de 
l'édition  publiée  à  cette  date.  Mais  si  elle  avoue  alors 
ces  modifications,  pourtant  fort  minces,  à  l'entendre, 
c'est  parce  qu'elle  savait  qu'il  était  facile  de  les  déter- 
miner sûrement  par  la  comparaison  avec  le  texte  de 
1593.  Que  ne  possédons-nous  sur  celui-ci  de  tels 
éléments  d'information  ?  Nous  saui'ions  alors,  sans 
en  pouvoir  douter,  ce  qui  nous  vient  exactement  de 
l'auteur  et  faire  la  part  précise  des  éditeurs  posthu- 
mes. Faute  de  cela,  nous  sommes  réduits  aux 
conjectures  sur  quelques  points,  dont  le  principal  est 
assurément  la  valeur  d^s  variantes  du  texte  imprimé 
de  1595  avec  le  texte  manuscrit  de  Bordeaux.  Dans 
l'incertitude,  on  est  pourtant  en  droit  de  conclure 
que  ces  variantes,  moins  nombreuses,  d'ailleurs,  et 
moins  importantes  qu'on  serait  tenté  de  le  croire,  sont 
sans  doute  le  fait  des  éditeurs  posthumes  et  en  parti- 
culier de  M""''  de  Gournay. 

Ainsi  le  zèle,  très  réel,  de  la  fille  d'alliance  pour 
l'œuvre  du  philosophe  fut  parfois  intempestif  et  mal 
entendu.  Le  livre  était  devenu  sa  chose  propre  et, 
sous  prétexte  de  le  protéger  et  de  le  défendre,  elle 
veillait  sur  lui  avec  un  soin  trop  jaloux,  qui  mécon- 
tenta quelques-uns  de  ses  contemporains.  Pendant 
sa  vie,  M''""  de  Gournay  publia  au  moins  onze 
éditions  des  Essais,  de  1595  à  1635,  date  de  l'édition 
dont  il  a  été  question  ci-dessus  et  qu'elle  eut  la  for- 
tune de  pouvoir  dédier  au  cardinal  de  Richelieu. 
Toutes  ces  éditions  sont  intéressantes,   à   des  titres 


M^""  DE  GOURNAY  ÉDITEUR  ET   POLÉMISTE.  379 

divers,  et  plusieurs  mémeoffrent  une  importance  par- 
ticulière :  celle  de  16H,  par  exemple,  contenant  l'in- 
dication des  auteurs  cités,  ou  celles  de  1617  ou  de  1625 
avec  la  traduction  de  ces  mêmes  citations.  Parfois  aussi 
la  docte  fille  faisait  précéder  l'œuvrede  Montaigne  d'une 
préface  où  elle  exposait  à  sa  façon  les  mérites  du 
livce,  chantait  les  louanges  de  l'auteur  et  disait  leur 
fait  à  ceux  qui  ne  pensaient  pas  comme  elle  sur  ce 
sujet.  —  Charron,  «  perpétuel  copiste  »  des  Essais, 
attrape  ainsi  un  coup  de  patte  mérité.  —  Mais  cette 
prose  verbeuse  et  redondante  n'attirait  guère  de 
nouveaux  lecteurs  à  l'ouvrage,  fort  capable  de  gagner 
lui-même  des  admirateurs  et  de  les  retenir  en  les 
captivant.  En  effet,  pendant  que  Marie  de  Gournay 
publiait  ses  propres  éditions  des  Essais,  une  cinquan- 
taine d'autres  voyaient  le  jour  ailleurs,  pendant  le 
même  laps  de  temps.  Sans  doute,  dans  le  nombre,  il 
y  en  a  de  très  fautives,  beaucoup  ne  sont  que  des 
contrefaçons  ou  des  arrangements  maladroits  de  texte 
peu  conformes  à  l'original,  et  M'"''  de  Gournay  avait 
bien  raison  de  s'élever  avec  indignation  contre  les 
procédés  des  contrefacteurs  et  des  libraires  peu 
scrupuleux.  Il  y  en  a  aussi  qui  ne  sont  pas  sans 
mérite  et  leur  quantité  vraiment  considérable  montre 
bien  que  Montaigne,  qui  avait  résisté  victorieusement 
aux  emprunts  indiscrets  de  Charron,  était  encore 
assez  avant  dans  In  faveur  publicpic  pour  n'avoir  pas 
besoin  du  patronage  de  sa  fille  d'alliance. 

La  piété  étroite  et  hargneuse  avec  laquelle  celle-ci 
entretenait  le  feu  sacré  au  devant  de  cette  gi'ande  gloire 
était  faite  plutôt  pour  en  éloigner  les  fidèles.  Cinq 
ans  après  qu'elle  eut  publié  les  Essais  en  les  accom- 


380 


MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 


niodanl  par  endroits,  dans  le  beau  volume  dédié  au 
cardinal  de  Richelieu,  un  libraire  ne  manqua  pas  de 
les  publier  à  son  tour  et  d'indiquer,  sur  le  titre,  qu'ils 
étaient  «  corrigés  suivant  les  premières  impressions 
d-e  Langelier  ».  C'est  là  une  réponse  directe  aux  pro- 
cédés de  M*"®  de  Gournay  et  montre  bien  qu'on  ne  les 
approuvait  pas.  D'autres  en  murmuraient  même  et 
énonçaient  sur  la  docte  fille  des  insinuations  plus 
graves.  «  La  philosophie  ne  s'accorde  pas  avec  la 
marchandise,  écrivait  Chapelain  i,  en  avril  1635,  et 
je  n'aime  pas  que  la  fille  du  grand  Montaigne  publie 
qu'elle  ne  fait  réimprimer  ses  Essais  que  pour  hono- 
rer sa  mémoire,  et  que  néanmoins  elle  y  cherche  de 
l'intérêt  à  la  foulle  même  d'un  bon  homme  [le  libraire 
Baudouin]  et  qui  l'a  servie  avec  grande  fidélité  et 
grande  affection.  Il  faut  qu'elle  souffre  cette  répri- 
mande et  que  je  lui  reproche  qu'elle  n'est  pas  trop 
fille  de  Montaigne  en  ce  point.  Je  suis  néanmoins  bien 
aise  de  la  conclusion  de  ce  traité,  puisque  c'est  une 
chose  faite  et  que  vous  on  avez  tous  l'esprit  en 
repos.  »  Il  s'agit  évidemment  de  l'édition  qui  allait 
pnraitre,  et  il  convient  de  ne  pas  oublier,  en  face  du 
reproche  adressé  par  Chapelain,  que  le  xyu'  siècle 
avait  des  idées  fort  différentes  des  nôtres  sur  la  pro- 
priété littéraire.  Mais  il  résulte  de  tout  ceci  que  M*"" 
de  Gournay  montra  toujours  plus  de  bonne  volonté 
que  de  tact,  et  que,  à  l'endroit  de  Montaigne  et  des 
Essais,  si  ses  intentions  furent  toujours  excellentes, 
si  ses  efforts  furent  bien  méritoires  pour  sauvegarder 
la  pensée  de  l'écrivain,  cette  intervention  fut  parfois 


1.  Chapelain,  Lettres,  éd.  Tamizey  de  Larroque,  t.  I,  p.  93. 


M''^'   DE  GOURNAY   ÉDITEUR   ET  POLÉMISTE.  381 

intempestive  et  prétait  au  père  d'alliance  quelques- 
uns  des  travers  dont  la  fille  fut  si  abondamment 
pourvue  et  lui  suscita  quelques-unes  des  antipathies 
qu'elle  soulevait  si  aisément  après  elle. 

Le  cas  de  Ronsard  n'était  nullement  celui  de  Mon- 
taigne. Bien  loin  que  ses  œuvres  aient  été  réimpri- 
mées cinquante  fois  dans  le  demi-siècle  qui  suivit  sa 
mort,  c'est  à  peine  si  elles  revirent  le  jour  neuf  fois. 
Et  plus  tard,  la  postérité  ne  commença  guère  à 
redevenir  indulgente  et  juste  pour  le  grand  poète 
«  trébuché  de  si  haut  »,  qu'avec  le  présent  siècle 
qui  a  su  enfin  lui  rendre  justice.  Il  est  vrai  que 
l'édition  de  ses  œuvres  parue  en  1623,  en  deux  énor- 
mes volumes  in-folio,  a  tout  l'aspect  d'un  monument 
et  l'allure  d'une  protestation.  Les  derniers  admira- 
teurs de  Ronsard  et  ses  disciples  survivants  s'étaient 
groupés  pour  rendre  un  solennel  hommage  à  cette 
grande  mémoire  et  opposer  le  souvenir  de  son  génie 
à  l'autorité  de  moins  en  moins  discutée  de  Malherbe. 
Et,  à  la  suite  des  poésies  du  maître,  ils  avaient 
rassemblé  d'autres  poèmes,  signés  des  noms  les  plus 
divers  et  écrits  tous  à  la  louange  de  celui  auquel 
était  consacré  ce  recueil.  Détail  significatif,  on  ne 
trouve  point  parmi  ces  noms  celui  de  M®""  de  Gour- 
nay,  qui  méritait  bien  cependant  d'y  figurer.  Était-ce 
défiance  de  l'ardeur  irréfléchie  de  la  vieille  fille, 
compromettant  si  volontiers  par  son  manque  de  mé- 
nagements les  causes  qu'elle  prétendait  servir  ? 
Peut-être.  En  ce  cas,  cette  méfiance  fut  bien  vite 
justifiée,  car  peu  après  M""*  de  Gournay  s'avisait  d'un 
stratagème  assez  singulier  à  l'endroit  de  Ronsard. 

Elle  même  l'a  exposé  de  la  sorte  dans  la  dédicace 


382  MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 

d'un  opuscule  qu'elle  présenta  au  roi  :  «  Ayant  un 
remerciement  d'importance  à  rendre  à  Votre  Majesté, 
je  le  vais  payer  aux  dépens  d'un  homme.  Passionnée 
que  je  suis  au  respect  de  la  mémoire  de  ces  excel- 
lents génies  anciens  et  nouveaux,  en  la  splendeur 
desquels  le  ciel  a  communiqué  à  la  terre  un  des 
rayons  de  sa  puissance  et  de  sa  gloire,  et  caressant 
leur  sépulcre  de  tout  mon  soin,  je  viens  de  recueillir 
un  trésor  aux  pieds  de  celui  de  Ronsard.  C'est,  sire, 
une  vingtaine  des  plus  riches  pièce»  de  son  livre, 
entre  autres  celle-ci,  les  Hymnes  des  quatre  sai- 
sons^ V Équité  des  anciens  Gaulois,  Genèvre,  V Ode  de 
L'Hospital,  qu'on  m'assure  avoir  été  naguéres  trou- 
vées en  son  cabinet,  égarées  parmi  de  vieux  papiers 
et  corrigées  de  sa  dernière  main.  Je  présente  donc  ce 
poème  à  Voire  Majesté  et  range  les  deux  exemplaires, 
vieux  et  nouveau,  tête  à  léte,  non  tant  afin  de  montrer 
ce  que  peut  valoir  l'amendement  que  pour  reprocher 
l'insolence  des  ennemis  de  la  mémoire  de  ce  poète  de 
s'amuser  de  faire  tant  de  bruit  pour  quelque  manque- 
ment de  versification,  seul  défaut  de  ses  œuvres,  et 
lequel  il  a  aussi  facilement  réparé  quand  il  lui  a  plu 
aux  pièces  que  j'ai  recouvrées  que  facilement,  à  mon 
avis,  il  s'est  résolu  de  le  négliger  aux  autres,  n'ayant 
pas  jugé  déraisonnable  de  laisser  croire  qu'une 
àme  maîtresse  de  tant  de  belles  et  admirables  choses 
que  celles  qui  luisent  en  ses  écrits  daignât  être  serve 
des  barbouilleries  de  menues  règles  que  ces  gens  y 
trouvent  à  dire  et  rabrouent  si  durement.  Au  lieu  que, 
s'ils  étaient  bien  conseillés,  ils  feraient  avec  moi  les 
petits  devant  ceux  que  le  ciel  a  faits  si  grands  par- 
dessus eux  et  par-dessus  moi,  disant  de  celui-ci  et  de 


383 

chacun  de  ses  semblables,  toutes  les  fois  qu'ils  appro- 
cheraient d'eux  et  de  leurs  ouvrages,  ce  qu'eux-mêmes 
disaient  de  leur  Apollon  :  Deus,  ecce  Deus  !  Moins  ne 
sont-ils  mauvais  Français  qu'insolents  de  vouloir,  sire, 
flétrir  un  des  plus  riches  fleurons  de  la  gloire  de  nos 
rois  et  de  la  France,  qui  consiste  au  don  qu'un  poète 
de  tel  mérite  leur  a  fait  de  la  sienne  par  réflexion,  au 
don  aussi  de  l'éternité  dont  il  les  décore  en  tant  de 
divers  lieux  pour  des  travaux  de  courte  durée,  et  don, 
après  tout,  qui  a  rendu  la  patrie  vénérable  et  admira- 
ble aux  nations.  Je  présenterai  à  votre  même  Majesté  le 
reste  de  ces  pièces  recouvrées,  si  celle-ci  lui  plait  et 
si  elle  commande  de  les  faire  imprimer.  Mais  pour- 
quoi ne  lui  plairait,  sire,  ce  glorieux  monument  delà 
grandeur,  puissance  et  ascendant  de  votre  couronne, 
par-dessus  les  plus  redoutables  diadèmes  du  monde  ? 
pourquoi  ne  plairaient  au  roi  de  France  ces  illustres 
trophées  d'un  combat,  par  où  la  France  se  fit  renom- 
mer et  redouter  de  telle  sorte  que  l'Empereur,  mou- 
rant quelque  temps  après  la  disgrâce  qu'il  y  reçut, 
défendit  à  ses  successeurs  de  faire  jamais  guerre  aux 
Français  ?  » 

Effectivement,  M"'^"  de  Gournay  publia,  sous  le  sim- 
ple titre  de  Remerciement  du  Roy  et  la  date  de  1624 
un  libelle  in-4"  de  30  pages,  qui  contenait,  outre  l'é- 
pitre  à  laquelle  nous  avons  emprunté  l'extrait  ci-des- 
sus, une  pièce  entière  de  Ronsard.  C'est  la  Harangue 
du  très  illustre  et  bien  magnanime  Prince  François^ 
duc  de  Guise,  aux  soldats  de  Mets ^  le  jour  de  Vassault. 
Ainsi  que  M*"*  de  Gournay  l'explique,  cette  harangue 
est  publiée  d'une  façon  particulière  :  sur  une  page 
est  imprimé,   en   caractères  romains,    le  texte  déjà 


384  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

connu  des  vers  de  Ronsard,  tandis  qu'on  voit  repro- 
duit en  face,  en  caractères  italiques,  le  texte  du  «  nou- 
vel exemplaire  »  que  M*"*  de  Gournay  prétendait  avoir 
«  recouvré  ».  La  comparaison  entre  les  deux  est  faci- 
litée par  ce  parallélisme  constant,  mais  il  convient, 
pour  qu'elle  soit  profitable,  de  bien  préciser  quelles 
sont  les  deux  versions  en  présence.  La  Harangue  de 
Ronsard  a  été  publiée  pour  la  première  fois  à  la  suite 
du  cinquième  livre  de  ses  Odes  dans  l'édition  qu'en 
a  donnée,  en  13o3,  la  veuve  de  Maurice  de  La  Porte. 
Puis  elle  a  passé  parmi  les  Poèmes  de  l'auteur,  dans 
le  premier  livre  desquels  elle  figure  en  1360  et  1567. 
Mais,  suivant  son  habitude,  Ronsard  a  retouché  cette 
pièce  à  diverses  reprises  jusqu'à  ce  qu'elle  reparut 
dans  son  édition  de  1384,  la  dernière  publiée  de  son 
vivant  et  particulièrement  précieuse  puisqu'elle  est  la 
dernière  expression  de  la  pensée  de  l'auteur.  C'est  le 
texte  de  1584  que  M^"*  de  Gournay  a  adopté  pour  le 
reproduire,  dans  sa  plaquette,  en  parallèle  avec  celui 
qu'elle  mettait  la  première  au  jour.  De  qui  étaient  les 
corrections  que  portait  ce  dernier  ?  Faut-il  prendre  à 
la  lettre  les  affirmations  de  la  savante  fille  et  voir  là 
un  texte  posthume  amendé  par  Ronsard  lui-même  ? 
Non,  si  l'on  en  croit  quelques  révélations  que  les  évé- 
nements semblent  confirmer  étrangement. 

C'est  là  une  fraude,  pieuse  sans  doute  et  bien  in- 
tentionnée, dont  Guillaume  Colletet  nous  a  donné  l'ex- 
plication. On  lit,  en  effet,  dans  sa  vie  de  Ronsard, 
à  l'occasion  de  cette  harangue,  qu'il  met  au  nombre  des 
«  poèmes  animés  du  plus  beau  feu  qui  peut-être 
ait  jamais  éclaté  sur  notre  Parnasse  >  :  «  A  ce  pro- 
pos, il  faut  que  je  dise  que  je  n'ai  jamais  approuvé  le 


M*""  DE  GOURNAY  ÉDITEUR  ET  POLÉMISTE.  385 

bizarre  dessein  de  Marie  Le  Jars  de  Gournay  qui  avait 
entrepris  de  corriger  les  plus  nobles  poésies  de  Ron- 
sard, pour  les  adoucir,  disait-elle,  et  les  accommo- 
der à  notre  style.  Et  de  fait,  elle  eut  la  hardiesse  de 
mettre  les  mains  sur  celles-ci  et  de  les  publier  même 
avec  quelques  autres  oeuvres,  précédées  d'un  aver- 
tissement par  lequel  elle  donnait  avis  au  lecteur 
qu'elle  avait  heureusement  trouvé  un  exemplaire  de 
toutes  les  œuvres  de  Ronsard,  revues  et  corrigées 
par  l'auteur  et  de  sa  main  propre  ;  ce  qui  était  abso- 
lument faux,  comme  elle  me  l'avoua  elle-même  en  me 
donnant  cet  échantillon  d'œuvres  corrigées.  Aussi 
dès  lors  lui  dis-je,  que  tant  qu'il  resterait  un  Golletet 
au  monde,  on  saurait  par  lui  l'erreur  et  la  vanité  de 
cette  supposition.  —  «  Trouveriez-vous  bon,  lui 
disais-je,  qu'après  votre  mort  quelqu'un  fut  si  témé- 
raire que  d'aller  changer  le  sens  et  les  paroles  de  vos 
ouvrages,  vous  qui  avez  eu  le  soin,  par  un  avertis- 
sement exprès  ou  plutôt  par  une  imprécation,  de  dé- 
fendre à  toute  personne,  telle  qu'elle  soit,  d'y  ajouter, 
ni  diminuer,  ni  changer  aucune  chose,  soit  aux  mots 
ou  en  la  substance,  sous  peine  à  ceux  qui  l'entrepren- 
draient d'être  tenus,  aux  yeux  des  gens  d'honneur, 
pour  violateurs  d'un  sépulcre  innocent  et  pour  les 
meurtriers  d'une  véritable  réputation  ?»  Et  ce  fut 
sans  doute  celte  plainte  qui  la  fit  se  désister  de  son 
entreprise,  si  bien  qu'elle  borna  toutes  ses  correc- 
tions à  deux  ou  trois  pièces  de  Ronsard,  qu'elle  fit 
imprimer,  le  véritable  texte  d'un  côté  et  ses  correc- 
tions de  l'autre,  dont  la  plupart  me  semblaient  dès 
lors  tout  aussi  plates  et  aussi  efféminées  que  l'origi- 
nal est  mâle  et  sublime....  La  curieuse  postérité  me 

MONTAIGNE   II.  25 


386  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

saura  peut-être  bon  gré  de  lui  avoir  donné  cet  avis 
et  d'avoir  détrompé  ceux  qui,  sans  moi,  auraient 
ajouté  foi  à  cette  lâche  supposition,  si  elle  était  par- 
venue à  leur  connaissance  ^  » 

La  menace  de  Colletet  ne  semble  pas  être  demeurée 
sans  effet,  et  le  plus  piquant  de  l'affaire  est  de  voir 
M*"^  de  Gournay  maudire  avec  tant  de  véhémence  des 
procédés  dont  elle  usait  elle-même  si  délibérément. 
Toujours  est-il  qu'elle  ne  paraît  pas  avoir  recouru 
davantage  à  cette  étrange  pratique.  On  ne  connaît 
pas  d'autre  pièce  de  Ronsard  ainsi  accommodée  par 
elle  et  le  seul  exemplaire  qui  semble  avoir  subsisté 
de  la  Harayigue  du  duc  de  Guise  est  celui  qui,  ac- 
quis par  le  D'  Payen,  fait  aujourd'hui  partie  de  sa 
collection  à  la  Bibliothèque  nationale  (n°  544).  Le 
stratagème  de  M^"*  de  Gournay  fut  apparemment  très 
vite  éventé  par  les  contemporains  et  elle  en  obtint 
beaucoup  moins  d'avantages  qu'elle  en  attendait.  Cer- 
tes, il  y  a  dans  cette  idée  une  part  de  bizarrerie  qu'il 
suffit  d'indiquer.  Mais  il  y  faut  aussi  voir  autre 
chose.  C'est  un  obstacle  que  la  docte  fille  essaie  d'op- 
poser au  courant  qui  entraîne  de  plus  en  plus  la  poé- 
sie française  à  la  suite  de  Malherbe.  Que  vaut  l'obs- 
tacle ?  Pas  grand'chose,  d'abord  parce  qu'on  ne  peut 
guère  remonter  les  courants,  quels  qu'ils  soient, 
alors  qu'ils  suivent  leur  pente  naturelle,  et  aussi 
parce  que  ce  n'était  pas  la  fragile  barrière  dressée 
par  M*"^  de  Gournay  qui  devait  retarder  ce  qu'elle 


1.  Pierre  de  Ronsard,  par  Guillaume  Colletet  (dans  Œuvres 
inédites  de  P.  de  Ronsard,  recueillies  et  publiées  par  Prosper 
Blanchemaia.  Paris,  1855,  petit  in-8,  p.  92). 


M""'  DE  GOURNAY  ÉDITEUR  ET  POLÉMISTE.  387 

voulait  arrêter.  Mais  M*"*  de  Gournay  se  proposait  de 
ne  pas  s'en  tenir  à  une  seule  tentative,  et  elle  était 
femme  à  tenir  sa  parole.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  son 
dessein  n'alla  pas  plus  avant. 

Il  n'est  guère  possible  de  reproduire  ici  le  texte  de 
ce  long  poème  remanié  i.  On  se  convainc  bien  vite 
par  la  comparaison  avec  le  véritable  texte  de  Ron- 
sard que  les  corrections  de  M*"^  de  Gournay  sont 
trop  insignifiantes  pour  modifier  l'allure  générale  du 
morceau,  et,  en  tout  cas,  parfaitement  inutiles.  Dans 
la  brochure  de  M*"*  de  Gournay  tous  les  défauts  de 
Ronsard  subsistent,  bien  que  parfois  légèrement 
atténués,  et  ses  qualités  sont  moins  frappantes.  C'est 
toujours  le  même  manque  de  cohésion  dans  la  langue, 
dans  le  style,  dans  la  composition,  la  même  grandeur 
désordonnée  dans  la  conception  et  dans  l'expression. 
M""*  de  Gournay  avait  dû  mettre  trop  de  discrétion 
dans  ses  changements.  Ah  !  si  ses  ciseaux  avaient 
pu  manœuvrer  tout  à  leur  aise,  ils  auraient  fait  sans 
doute  une  besogne  bien  plus  radicale.  Telle  qu'elle 
est,  elle  n'était  pas  suffisante  pour  contenter  Malherbe 
et  ses  tenants,  et  elle  suffisait  au  contraire  pour 
mécontenter  ceux  qui  estiment  que  les  grands 
écrivains  doivent  être  respectés  jusque  dans  leurs 
défauts.  Combien  Malherbe  eût  trouvé  d'amples 
occasions  de  cribler  ce  texte  des  traits  de  plume 
dont-il  était  si  peu  avaro  pour  les  œuvres  de  ses 
confrères  en  poésie  !  Nulle  part  ne  se  montre  mieux 
combien  était  grand  le  malentendu  qui  séparait  les 

i.  On  le  trouvera  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la 
France,  1896,  p.  75. 


388  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

rivaux  et  combien  les  regrattages  de  M*"*  de  Gournay 
étaient  impuissants  à  le  faire  disparaître.  Ronsard 
lui-même  s'était  amendé  dans  le  sens  où  M'""  de 
Gournay  prétendait  le  corriger.  D'édition  en  édition 
ses  vers  étaient  devenus  moins  touffus,  ses  images 
plus  cohérentes,  ses  compositions  mieux  dessinées  et 
mieux  suivies.  Il  était  donc  parfaitement  inutile  de 
chercher  à  démontrer  que  le  grand  lyrique  sentait 
quelques-unes  de  ses  faiblesses  et  tâcha  d'y  remédier 
autant  qu'il  le  pouvait.  Quant  à  songer  à  édulcorer 
son  lyrisme,  ce  n'était  pas  l'affaire  de  M*"*  de  Gour- 
nay :  polémiste  ardente  et  avisée,  elle  manquait  du 
génie  poétique  nécessaire  pour  exécuter  une  sembla- 
ble besogne,  si  tant  est  qu'elle  doive  jamais  être 
entreprise.  Là  où  la  mièvrerie  d'un  Desportes  et  la 
verve  d'un  Régnier  n'avaient  pu  réussir,  qu'espérait 
donc  obtenir  la  savante  fille  contre  des  adversaires 
puissants  et  dont  les  doctrines,  diamétralement 
opposées  aux  siennes,  avaient  déjà  envahi  les  esprits  ? 
C'était  une  entreprise  chimérique.  Mais  si  M'^''^  de 
Gournay  comprit  l'inutilité  de  moyens  semblables 
à  celui  que  nous  venons  d'indiquer,  elle  ne  renonça 
pas  à  la  lutte  ;  elle  la  continua  sur  le  terrain  des 
principes  et  elle  obtint  quelques  avantages  qu'il  n'est 
pas  superflu  de  signaler. 

En  effet,  c'est  en  défendant  Ronsard  et  son  école 
poétique  contre  les  doctrines  nouvelles  de  Malherbe 
—  quoique  le  plus  souvent  elle  ne  nomme  pas  celui- 
ci  —  que  M""*  de  Gournay  a  exprimé  la  plupart  de 
ses  idées  littéraires.  Bien  des  fois  elles  ont  été  expo- 
sées et  mises  en  parallèle  avec  celles  de  son  rival  ; 
aussi  n'est-il  guère  besoin  d'y  revenir  très  longue- 


M®"*  DE  GOURNAY   ÉDITEUR  ET  POLÉMISTE.  389 

ment  ici.  Résumons-les  plutôt  et  essayons  d'en  mar- 
quer, le  plus  nettement  possible,  le  sens  et  la  portée. 
La  divergence  était  à  la  base  et  les  deux  adversaires 
partaient  de  conceptions  si  opposées  qu'ils  ne  pou- 
vaient s'accorder  jamais.  La  principale  réforme  de 
Malherbe  avait  été  de  soumettre  l'inspiration  poéti- 
que à  des  règles  rigoureuses  et  uniformes  et  de 
proscrire  impitoyablement  toutes  les  licences  qui 
altéraient  dans  le  style  la  clarté,  la  pureté  ou  la  préci- 
sion. M*"*  de  Gournay  était  trop  du  xvi®  siècle  pour 
penser  de  même  à  cet  égard.  Pour  elle  comme  pour 
Ronsard,  les  licences  doivent  être  permises  et  le 
poète,  personnage  d'élection,  peut  user  de  sa  langue 
maternelle  comme  il  l'entend  et  ne  doit  que  peu  de 
compte  aux  grammairiens,  plus  faits  pour  enregistrer 
ses  fontaisies  que  pour  les  contrôler.  Elle  admettait 
sur  ce  point  la  «  retenue  »  d'un  Desportes  ou  d'un 
Bertaut,  qui,  continuant  la  tradition  en  l'adoucissant, 
affaiblissaient  l'inspiration  et  réglaient  son  allure  sans 
la  contraindre  brutalement.  Mais  elle  n'avait  pas  assez 
d'invectives  et  de  mépris  pour  celui  qui  avait  atta- 
ché «  la  gloire  et  le  triomphe  de  la  poésie  en  la  polis- 
sure  et  en  la  syntaxe  toute  simple,  vulgaire  et  nue 
du  langage  natal  ».  Le  style  prolixe  et  diffus  de 
M'"'  de  Gournay  avait  trop  à  perdre  à  être  réguliè- 
rement coordonné  pour  qu'elle  s'abandonnât  ainsi 
sans  regimber  à  une  pareille  tyrannie.  Son  imagina- 
tion déréglée  ne  pouvait  accepter  d'être  tenue  en 
bride  par  une  autorité  qui  lui  semblait  à  la  fois  si 
sévère  et  si  discutable.  Pour  une  nature  aussi  pri- 
mesautière  que  la  sienne,  le  droit  d'écrire  à  sa  guise 
était   primordial,   tandis   que   pour  un   esprit  aussi 


390  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

absolu  que  celui  de  Malherbe,  la  netteté  dans  la  con- 
cision était  un  article  de  foi,  un  dogme,  que  son  hu- 
meur impérative  devait  bientôt  faire  adopter  comme 
tel.  Pour  Malherbe,  ainsi  que  le  dit  le  plus  récent 
historien  de  ses  idées  ^  «  son  chapitre  des  licences 
se  résumait  comme  celui  de  M.  de  Banville  :  Il  n'y  a 
pas  de  licences  imétiques,  avec  cette  différence,  toute- 
fois, que  l'observation  est  jetée  en  passant  par  nos 
Parnassiens  comme  une  chose  reçue  et  approuvée, 
tandis  que  dans  l'art  poétique  de  Malherbe  elle  eût 
été  placée  en  tête  de  tout  l'ouvrage,  comme  la  base 
et  le  fondement  même  du  système.  »  Et  par  la  cons- 
tance de  son  exemple,  la  rigueur  de  l'autorité  et  la 
continuité  de  l'effort,  «  le  tyran  des  syllabes  »  était 
parvenu  à  imposer  à  nombre  de  ses  contemporains 
cette  soumission  absolue  aux  règles  de  la  langue  et 
de  la  prosodie,  à  faire  passer  dans  leurs  habitudes 
intellectuelles  ce  besoin  de  précision  et  de  clarté. 

Toutes  les  autres  divergences  entre  les  deux 
adversaires  découlent  de  cette  divergence  fondamen- 
tale. Ainsi,  par  amour  de  la  netteté,  Malherbe 
proscrit  les  périphrases  dont  ses  prédécesseurs  ont 
tant  abusé.  Il  ne  veut  pas  qu'on  vienne  dire  en 
plusieurs  mots  ce  qu'on  peut  exprimer  d'un  seul  et 
interdit  toutes  ces  locutions  redondantes  qui  n'étaient 
que  des  véritables  chevilles,  même  aux  mains  des 
ouvriers  les  plus  habiles.  Mais  M^^^*"  de  Gournay  est 
loin  d'être  convaincue  qu'il  faille  renoncer  à  ces  tours 
plus  ou  moins  heureux,  qui  affaiblissaient  la  pensée 

1.  Ferdinand  Brunot,  La  doctrine  de  Malherbe  d'après  son 
commentaire  sur  Desportes.  Paris,  1891,  in-8,  p.  192. 


m"""  de  gournay  éditeur  et  polémiste.        391 

en  la  délayant.  Sur  ce  point  encore  elle  défend  la 
tradition  et  garde  avec  un  soin  jaloux  l'exemple  des 
aïeux.  Et  les  épithèles,  autre  moyen  commode  légué 
par  Ronsard  de  remplir  la  mesure  du  vers  et  dont 
on  usait  si  volontiers  ?  Malherbe  en  interdit  l'emploi, 
ou  du  moins  il  veut  que  l'épithète  ajoute  quelque 
chose  à  l'idée  du  substantif  qu'elle  accompagne,  sinon 
elle  n'est  plus  à  ses  yeux  qu'un  véritable  pléonasme 
qu'il  faut  fuir  sans  rémission.  Il  n'est  pas  besoin  de 
dire  que  tel  n'est  pas  l'avis  de  IVP^'^  de  Gournay  : 
placée  à  un  point  de  vue  tout  opposé,  elle  juge  d'une 
façon  contraire  et  estime  que  les  épithètes  sont  «  des 
nécessités  de  la  poésie.  »  Il  en  est  de  même  pour 
les  métaphores  :  Malherbe  les  proscrit,  Gournay  les 
soutient.  On  conçoit  combien  pareille  hécatombe 
devait  navrer  l'àme  si  essentiellement  conservatrice 
de  M*"*  de  Gournay.  Pour  elle,  c'était  un  sacrilège 
que  prétendre  s'attaquer  ainsi  à  des  œuvres  consa- 
crées dont  elle  s'était  constitué  la  gardienne  assez 
maladroite,  mais  si  dévouée.  Le  triomphe  de  pareil- 
les idées  n'était,  ni  plus  ni  moins,  à  ses  yeux,  qu'une 
subversion  totale  de  ce  qu'elle  croyait  être  la  poésie, 
et  la  négation,  aussi  brutale  qu'arbitraire,  du  mérite 
de  ceux  qui  avaient  le  mieux  honoré  jusque-là  la 
cause  des  lettres  françaises. 

M®"^  de  Gournay  taxait  non  sans  raison  cette  pau- 
vreté, à  laquelle  Malherbe  voulait  réduire  notre  poésie 
et  notre  langue,  de  calcul  d'un  esprit  qui,  naturelle- 
ment indigent,  prétendait  que  personne  ne  fut  riche 
autour  de  lui.  Gomme  elle  trouve  d'amusantes  saillies 
à  lancer  contre  son  adversaire  et  comme  elle  fait  sou- 
rire encore  aux  dépens  de  celui-ci,    même  mainte- 


392  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

nant  que  la  cause  est  depuis  longtemps  jugée  et  perdue 
par  la  vieille  fille.  Ecoutez  la  plaisanter  le  renonce- 
ment peu  méritoire  de  Malherbe  abandonnant  sans 
regret  des  avantages  auxquels  il  ne  pouvait  préten- 
dre, et  comme  elle  le  compare  joliment  à  un  pauvre 
lièvre  naïf  qui  s'enfuit  troussant  sa  courte  queue,  de 
peur  qu'on  ne  l'attrape  par  là,  parce  qu'il  a  oui  dire 
qu'un  renard  a  été  happé  de  la  sorte  par  la  sienne  si 
opulente  !  Si  la  mesure  fait  souvent  défaut  à  M^"*  de 
Gournay  et  la  raison  quelquefois,  elle  ne  manque  jamais 
de  l'esprit  d'à-propos,  de  la  repartie  prompte  et  inci- 
sive. Qu'elle  déploie  de  malice  dans  cette  lutte  où  elle 
défend  pied  à  pied  le  terrain  qu'on  veut  lui  faire 
abandonner  !  Elle  protège  un  à  un  tous  ces  vieux 
vocables  que  Malherbe  et  ses  partisans  prétendent 
mettre  hors  d'usage  et  sait  trouver  pour  chacun  d'eux 
une  excuse  ingénieuse  !  On  ne  tarda  pas  à  regretter 
que  M^"*"  de  Gournay  n'eût  pas  eu  plus  gain  de  cause 
à  ce  sujet,  et  La  Bruyère  ou  Fénelon,  par  exemple, 
souhaitaient  plus  tard  qu'on  eût  épargné  bon  nom- 
bre de  ces  mots  sacrifiés  par  une  main  trop  bru- 
tale. Mais  le  mal  était  fait  alors,  et  l'intransigeance  de 
Malherbe  avait  passé  à  l'état  de  règle  communément 
admise,  à  laquelle  il  était  impossible  de  ne  pas  se  sou- 
mettre désormais. 

Il  s'en  faut  pourtant  que  l'opposition  de  M^"^  de 
Gournay  ait  été  tout  à  fait  stérile  et  qu'elle  n'ait  eu 
nulle  part  d'effet  salulaire.  Le  temps  lui  a  donné  rai- 
son sur  plusieurs  points  et  même,  là  où  elle  fut 
vaincue,  sa  cause  n'était  pas  toujours  inutile  à  dé- 
fendre. Heureusement  que  l'avenir  n'a  pas  ratifié 
tous  les  jugements  de  Malherbe  et  qu'il  ne  s'est  pas 


m"'*  de  gournay  éditeur  et  polémiste.        393 

tenu,  en  particulier,  aux  quelques  rares  images  que 
celui-ci  avait  laissées  en  circulation  dans  notre  poésie. 
La  voix  de  >P'^'  de  Gournay,  qui  protégeait  les  mé- 
taphores comme  un  lambeau  de  l'héritage  de  Ron- 
sard, n'a  pas  été  sans  éveiller  d'écho  à  cet  égard  ; 
nous  verrons  un  peu  plus  loin  quel  effet  elle  pro- 
duisit. Néanmoins,  malgré  ces  succès  de  détail,  malgré 
le  courage  de  la  savante  fille  et  son  obstination,  sa 
défaite  fut  profonde,  irrémédiable,  parce  que  la  lutte 
de  deux  tempéraments  aussi  divers  que  le  sien  et 
celui  de  Malherbe  n'était,  au  fond,  que  le  choc  de 
deux  époques  fort  dissemblables  et  le  combat  de  deux 
conceptions  antinomiques  de  l'idéal  poétique  :  l'une 
avait  fait  son  temps  et  l'autre,  au  contraire,  était  en 
passe  d'arriver  à  s'imposer.  Le  xvi"  siècle,  que  M*"® 
de  Gournay  défendait  avec  tant  d'acharnement  et  dont 
elle  procédait  tant  elle-même,  était  bien  fini,  et,  avec 
lui,  le  règne  de  la  fantaisie  dans  la  langue  et  de  l'in- 
dividualisme désordonné  était  également  achevé . 
L'esprit  du  xvii''  siècle  triomphait  et,  avec  lui,  le 
culte  de  la  règle  qu'il  allait  porter  si  haut.  Désormais, 
le  génie  lui-même  devra  se  plier  à  certaines  exi- 
gences et  il  ne  lui  suffira  plus  d'être  grand  pour  être 
incontesté  :  il  lui  faudra  aussi  être  respectueux  de  la 
tradition  et  du  bon  sens.  Il  ne  suffira  plus  de  pousser 
des  pointes  en  avant  de  toutes  parts  et  de  gagner  un 
terrain  inutile  à  conquérir  et  impossible  à  garder. 
L'ambition  allait  être  plus  mesurée.  «  Il  est  beaucoup 
meilleur,  disait  un  disciple  de  Malherbe,  d'avoir  un 
petit  héritage  qui  soit  bien  cultivé  et  utile,  que  non 
pas  une  grande  chevnnce  (jui  n'apporte  que  beaucoup 
de  peine  et  peu  de  fruit.  Car  c'est  ainsi  que  le  langage 


394  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

français  est  assez  copieux  et  plantureux  de  soi-même 
pourvu  qu'il  soit  en  la  culture  d'un  esprit  qui  sache 
comme  il  faut  le  gouvernera  »  C'était  ce  fond  ainsi 
délimité  qu'on  allait  maintenant  cultiver  avec  méthode. 
Il  était,  il  est  vrai,  singulièrement  réduit,  si  on  le 
compare  à  l'héritage  de  l'âge  précédent  ;  mais, 
retourné  par  des  mains  expertes,  remué  profondé- 
ment et  ameubli  avec  art,  il  devait  donner  des  fruits 
particulièrement  savoureux  et  beaux.  Seulement,  ceux 
qui,  comme  M^'^'^  de  Gournay,  avaient  toujours  fait  à 
leur  tête,  ne  pouvaient  se  prêter  à  des  besognes  si 
rigoureuses,  et,  devant  ce  lopin  fertilisé  par  tant 
d'efforts,  ils  regrettaient  les  vastes  friches  et  les 
broussailles  fougueuses  de  jadis. 

Suivant  sa  coutume,  M^'**  de  Gournay  a  exprimé  ses 
doléances  dans  des  petits  traités  qu'elle  insérait  au 
recueil  de  ses  œuvres  :  Du  langage  françois  ;  Sur 
la  version  des  jjoètes  antiques  ou  des  métaphores  ; 
Des  rimes  ;  Des  diminutifs  français  ;  Deffense  de  la 
■poésie  et  du  langage  des  poètes  ;  De  la  façon  d'écrire 
de  MM.  Du  Perron  et  Bertaut.  Chaque  point  est  ainsi 
traité  à  la  manière  qu'affectionne  l'auteur,  avec  des 
citations  nombreuses  et  des  digressions  intermina- 
bles, qu'échauffe  parfois  une  passion  qui  ne  se  con- 
tient guère,  et  qu'éclaire  maint  trait  vif,  acéré,  lancé 
prestement  et  au  bon  endroit.  D'édition  en  édition, 
M*"^  de  Gournay  a  retouché  ces  œuvres,  modifiant  le 
raisonnement  et  changeant  les  saillies,  car  nul  plus 
qu'elle  n'amenda  ses  ouvrages  et  ne  chercha  à  les 
améliorer.  La  plupart  des  exemplaires  de  ses  livres 
contiennent  même  des  corrections  autographes  qu'elle 

1.  Deimier,  cité  par  Brunot,  op.  cit.,  p.  235. 


M*"*  DE  GOURNAY  l^DITEUR  ET  POLÉMISTE.  395 

prenait  la  peine  de  marquer  avec  une  patience  vrai- 
ment méritoire.  Les  vers  de  M*"^  de  Gournay  sont 
surtout  révisés,  car,  pour  prêcher  d'exemple,  elle 
n'avait  pas  manqué  de  joindre  ses  propres  poèmes 
à  ses  travaux  de  critique  et  c'est  bien  là  leur  place, 
comme  pièces  à  l'appui  d'un  système  dont  l'ensemble 
est  représenté  par  la  réunion  de  ces  petits  traités 
polémiques.  On  ne  saurait  en  disconvenir  :  M'"*  de 
Gournay  n'est  guère  poète,  et  ses  vers  ne  sont  un 
argument  qu'à  rencontre  de  ses  théories.  Ses  tra- 
ductions en  vers  de  quelques  fragments  de  V Enéide 
dénotent  plus  de  bonne  volonté  que  de  talent,  et,  si 
l'effort  est  quelquefois  heureux,  il  est  d'ordinaire 
trop  visible  et  trop  réel.  On  y  sent  les  derniers  res- 
sauts de  la  langue  du  xvi"  siècle,  qui,  sous  les  yeux 
d'un  juge  impitoyable,  essaie  de  se  contraindre  et  de 
se  ranger.  La  prosodie  est  plus  rigoureusement  sui- 
vie, le  syntaxe  plus  sévère,  le  langage  moins  prolixe 
et  moins  diffus  que  devant.  Mais  que  de  chemin  reste 
encore  à  faire  avant  d'atteindre  à  la  sobriété  d'un 
Malherbe,  dont  le  vers  si  cadencé  et  si  nombreux 
satisfait  si  pleinement  la  raison  et  l'oreille  ! 

Malherbe  n'aimait  pas,  dit-on,  les  épigrammes  à 
la  grecque  de  M"'^*  de  Gournay,  que  sa  causticité 
trouvait  trop  inoffensives.  Quelques-unes  ne  sont 
cependant  pas  sans  mérite.  Détail  à  noter  et  qui 
prouve  bien  la  noblesse  de  son  caractère,  la  vieille 
fille,  qui  trouve  aisément  des  mots  si  nets  pour  carac- 
tériser les  tendances  de  ses  adversaires  et  des  images 
si  hardies  pour  dénoncer  leurs  doctrines  subversives, 
ignore  l'art  de  ménager  la  malice  et  d'aiguiser  le 
trait  d'une  méchanceté   savamment   conduite.   Ceci 


396  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

n'est  pas  pour  nous  déplaire  et  ne  saurait  nuire  au 
bon  renom  de  M*""  de  Gournay.  Ses  épigramnies  n'ont 
pas  été  retenues  par  le  souvenir  public  parce  qu'elles 
n'étaient  pas  assez  pointues.  Tant  mieux  pour  l'au- 
teur. En  revanche,  les  anthologies  citent  parfois  un 
quatrain  de  M*"^  de  Gournay  en  faveur  de  Jeanne 
d'Arc.  Le  poète  n'a  rien  à  perdre  à  ce  choix,  que  nous 
ferons  aussi  parce  qu'il  est  honorable. 

SUR    LIMAGE   DE    LA    PDCELLE,  l'ÉPÉE    NUE   AU    POING. 

Peux-tu  bien  accorder,  vierge  du  Ciel  chérie, 
La  douceur  de  tes  yeux  et  ce  glaive  irrité  ? 
La  douceur  de  mes  yeux  caresse  ma  patrie 
Et  ce  glaive  en  fureur  lui  rend  sa  liberté. 

Ces  vers  sont  beaux  assurément.  Mais  les  meilleurs 
vers  de  M*""  de  Gournay  —  et  on  les  souhaiterait 
moins  rares  —  ont,  pour  le  temps  où  ils  furent  com- 
posés, un  air  suranné  et  contraint.  C'est  bien  l'effort 
suprême  d'une  veine  épuisée,  qui  ne  devient  retenue 
que  parce  qu'elle  se  sent  impuissante.  Ce  n'est  pas 
seulement  par  sa  prose,  c'est  aussi  par  ses  vers  que 
M^"*"  de  Gournay  «  chante,  suivant  le  mot  de  Sainte- 
Beuve,  l'hymne  funéraire  de  cette  école  expirante, 
dont,  quatre  vingts  ans  auparavant,  Du  Bellay  avait 
entonné  l'hymne  de  départ  et  de  conquête,  au  milieu 
de  tant  d'applaudissements  et  de  tant  d'espérances  «. 

Certes,  s'il  est  pénible  d'assister  en  vieillissant  à  la 
ruine  de  ses  illusions,  c'est  aussi  un  avantage  de 
durer.  Dans  sa  longue  carrière,  M*"'  de  Gournay 
avait  perdu  la  plupart  de  ses  adversaires  les  plus 
immédiats,  ceux  contre  lesquels  elle  avait  le  plus 
àprement  bataillé.   Malherbe  était  mort  dès  1628  et 


397 

les  survivants  n'avaient  ni  son  obstination  ni  son  in- 
transigeance. D'ailleurs,  les  coups  étaient  jDortés  alors 
et  l'œuvre  accomplie  :  le  temps  ne  pouvait  que  la  pa- 
rachever. Ce  n'est  assurément  pas  à  dire  que  M*'^^  de 
Gournay  laissât  faire  sans  protester;  mais  l'âge  qui 
augmentait  ses  ridicules  attiédissait  aussi  ses  ardeurs 
belliqueuses.  On  usait  de  ménagements,  au  reste,  à  son 
endroit,  et,  si  on  se  gaussait  de  ses  travers,  on  avait 
plus  d'égards  pour  sa  personne.  Ce  n'était  plus  l'é- 
poque où  des  esprits  malveillants,  des  «  pestes  », 
comme  elle  les  appelle,  lui  jouaient  tous  les  vilains 
tours  rapportés  par  Tallemant.  Le  plus  célèbre  est 
l'aventure  des  trois  Racan,  si  joliment  contée  par 
Tallemant.  Sachant  que  Racan,  bègue  et  gauche, 
devait  un  jour  faire  visite  à  M^'^*  de  Gournay,  ses 
amis,  le  chevalier  de  Bueil  et  Yvrande  s'avisèrent  de 
le  devancer.  Tous  deux  allèrent,  l'un  après  l'autre, 
voir  la  vieille  fille,  en  se  faisant  passer  respective- 
ment pour  Racan,  Celle-ci  fut  un  peu  surprise  de 
recevoir,  à  si  peu  d'intervalle,  deux  personnes  qui 
prétendaient  être  Racan,  et,  lorsque  le  véritable 
Racan  arriva  quelques  instants  après,  lui  troisième, 
elle  le  mit  tout  bellement  à  la  porte,  sans  vouloir 
rien  entendre.  L'historiette  est  très  piquante  sous  la 
plume  de  Tallemant,  pleine  de  traits  plaisants,  mais 
qui  n'atteignent  guère  que  l'humeur  brusque  et  im- 
pétueuse de  M*'^"  de  Gournay.  Boisrobert,  qui  avait  un 
talent  de  mime  dont  il  usait  pour  amuser  Richelieu, 
racontait  l'aventure  de  façon  fort  divertissante.  Il  vou- 
lut la  porter  au  théâtre  dans  sa  comédie  des  Trois 
Orontes  :  la  scène  fait  plus  long  feu.  Tallemant  a 
encore  rapporté  un  autre  tour,   plus  vilain,    que  lui 


398  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

jouèrent  ces  adversaires  sans  scirupules.  «  On  sup- 
posa une  lettre  du  roi  Jacques  d'Angleterre,  par 
laquelle  il  lui  demandait  sa  vie  et  son  portrait.  Elle 
fut  six  semaines  à  faire  sa  vie  ;  elle  se  fit  barbouiller 
et  envoya  tout  cela  en  Angleterre,  où  l'on  ne  savait 
ce  que  cela  voulait  dire.  »  Mais,  cette  fois-ci  encore, 
la  franchise  de  la  docte  fille  put  désarmer  les  mauvais 
plaisants.  Pour  rétablir  la  vérité,  elle  n'eut  qu'àpublier 
l'autobiographie  qu'on  lui  avait  ainsi  extorquée  et 
qu'on  faisait  courir  après  l'avoir  enjolivée.  Par  sa 
bonne  foi  et  sa  candeur  M'"^  de  Gournay  imposa  tou- 
jours le  respect  même  aux  plus  malintentionnés,  et 
ses  qualités  de  cœur  ne  cessèrent  pas  de  lui  attirer  la 
considération  que  ses  bizarreries  eussent  pu  lui  enle- 
ver. Tallemant,  peu  prodigue  d'éloges,  rend  hom- 
mage à  la  générosité  d'àme  de  M^'^*  de  Gournay, 
«  car,  pour  peu  qu'on  l'eût  obligée,  elle  ne  l'oubliait 
jamais  »  ;  et  un  autre  contemporain,  Sorel,  met  aussi 
fort  au-dessus  de  son  savoir  «  sa  générosité,  sa  bonté 
et  ses  autres  vertus  qui  n'avaient  point  leurs  pareil- 
les. » 

Tel  était  le  sentiment  qui  avait  prévalu  sur  M®"* 
de  Gournay.  Si  quelque  malotru,  comme  Saint-Amand, 
s'avisait  de  la  maltraiter  dans  des  vers  plus  méchants 
que  spirituels,  encore  prenait-il  soin  de  ne  pas  la 
nommer  et  d'insérer  quelques  traits  pour  dépister  la 
malignité  publique.  Il  est  vrai  que  la  réputation 
excentrique  de  M*"^  de  Gournay  était  établie  et  que 
les  originaux  de  tout  acabit  avaient  recours  à  elle 
comme  à  quelqu'un  de  mieux  qualifié.  C'est  ainsi 
qu'un  laquais-poète,  un  de  ces  personnages  grotes- 
ques qui  valurent  alors  une  si  fâcheuse  renommée  au 


M""'  DE  GOURNAY  ÉDITEUR  ET  POLÉMISTE  399 

nom  de  Gascon,  Antoine  Gaillard,  la  mettaitaux  prises, 
dans  une  mauvaise  farce  mûiulée  La  fameuse  mono- 
machie  de  Gaillard  et  de  Bracquemard,  avec  un 
autre  grotesque,  Neufgermain,  ce  poète  ridicule  qui 
se  faisait  appeler  poète  hétéroclite  de  monseigneur 
le  duc  d'Orléans.  Pourtant  le  plus  grand  nombre  des 
contemporains  de  M^"^  de  Gournay  faisait  comme 
Boisrobert,  qui  riait  d'elle  et  ne  manquait  pas  de  la 
servir,  à  l'occasion,  auprès  des  grands.  Les  plus 
prudents,  comme  Balzac  et  Chapelain,  s'ils  se  mo- 
quaient sous  cape,  redoutaient  les  coups  de  boutoir 
de  la  vieille  fille  et  lui  faisaient  bofi  visage  en  face, 
quittes  à  l'aller  voir  quand  ils  pensaient  qu'elle  ne 
serait  pas  chez  elle.  D'autres  natures,  plus  indépen- 
dantes et  plus  franches,  savaient  apprécier  à  leur 
prix  les  qualités  de  1\P"^  de  Gournay  et  ne  s'arrêtaient 
pas  à  une  écorce  un  peu  rude  pour  estimer  un  cœur 
si  dévoué  et  si  chaud. 

Au  surplus,  sur  certains  points,  la  défaite  de  M'"' 
de  Gournay  était  moins  complète  qu'elle  avait  pu  le 
craindre  un  instant,  et,  si  le  temps  avait  donné 
raison  en  bloc  à  Malherbe,  il  n'avait  pas  ratifié 
toutes  ses  décisions.  En  vieillissant,  M""'  de  Gournay 
eut  la  satisfaction  de  le  constater.  Une  société  était 
née  qui  ne  manquait  pas  de  regarder  la  vieille  fille 
comme  une  aïeule  et  se  réclamait  d'elle  :  nous 
voulons  parler  de  la  société  précieuse,  qui,  sensible 
à  la  délicatesse  du  langage  et  à  la  galanterie,  épura 
la  langue  et  réforma  les  mœurs.  Sans  doute,  il  y  a 
beaucoup  à  reprendre  dans  ces  cabales  bourgeoises, 
(jui  raffinant  à  qui  mieux  mieux,  finirent  par  devenir 
insupportables  de  prétention  et  de  bel  esprit.  Molière 


400  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

les  a  accablées  à  bon  droit  de  son  ironie,  mais  il  ne 
faudrait  pas  le  prendre  absolument  au  mot,  car 
Molière  a  exagéré  pour  les  besoins  de  la  scène,  et,  de 
plus,  en  vrai  Français  qu'il  était,  il  ne  pouvait 
pardonner  aux  femmes  de  viser  à  autre  chose  qu'au 
bon  sens  simple  et  sans  fard.  Pour  M*"''  de  Gournay, 
la  préciosité  qu'elle  voyait  renaître  sur  ses  vieux 
jours  n'était  qu'un  recommencement.  Les  nouvelles 
précieuses  usaient  des  périphrases  jadis  défendues 
contre  Malherbe  ;  elles  raffolaient  des  métaphores 
qu'on  pouvait  croire  condamnées  depuis  longtemps 
déjà.  Cette  fois-ci  encore,  il  fallut  l'intervention 
brutale  d'un  maître  pour  replacer  les  choses  dans 
l'ordre  et  faire  cesser  cette  débauche  de  concetti  et 
de  mots  à  la  mode.  Mais,  bien  que  l'exécution  ait  été 
faite  d'une  main  vigoureuse  et  entendue,  elle  ne 
suffit  pas  à  clore  tout  à  fait  la  porte  à  des  locutions 
qui  passèrent  dans  l'usage  courant  de  la  langue, 
malgré  l'opposition  et  le  ridicule  qui  s'attachaient  à 
elles.  Bien  plus,  Molière  lui-même,  en  dépit  qu'il  en 
eût,  emploie  communément  des  tours  de  phrases  ou 
des  mots,  des  comparaisons  ou  des  termes  qui  lui 
viennent  des  Précieuses  qu'il  bafoue,  et  ces  locutions, 
dites  sans  intention  comique,  ne  suscitent  pas  le  rire 
et  semblent  naturelles.  Sur  ce  point,  M^"*"  de  Gour- 
nay et  sa  postérité  intellectuelle  triomphent  et  cette 
victoire  suprême,  si  elle  avait  pu  la  prévoir,  aurait 
réjoui  le  cœur  de  cette  Précieuse  avant  la  lettre,  — 
de  celle  qu'on  nomme  Géminie,  dans  le  Cercle  des 
femmes  savantes,  ou  Gadarie  dans  le  Dictionnaire 
des  Précieuses. 

Si  l'on  en  croit  son  ami  l'abbé  de  Marolles,  qui 


401 

demeurait  dans  la  même  maison  que  M""'"  deGournay, 
rue  Saint-Honoré,  en  face  de  l'Oratoire,  celle-ci  eut 
quelque  part  à  la  naissance  de  l'Académie  Française. 
«  Ce  fut,  dit-il,  chez  cette  honnête  demoiselle  où  se 
conçut  la  première  idée  de  l'Académie  Française,  par 
tous  ceux  qui  la  visitaient  tous  les  jours,  où  j'ai  vu 
non-seulement  MM.  Ogier,  de  La  Mothe  Le  Vayer, 
L'Estoile,  Colin,  Hahcrt,  abbé  de  Cérisy,  mais  encore 
trois  frères  de  celui-là  même,  Jacques  de  Serisay, 
intendant  de  M.  de  La  Rochefoucauld,  et  Claude  de 
Mallcville,  parisien,  depuis  secrétaire  de  M.  de  Bas- 
sompierre.  »  L'abbé  deMarolles  doit  être  bien  informé 
en  ceci,  puisque  les  choses  se  passèrent  sous  ses 
yeux.  Aussi  la  docte  fille  n'échappa  point  à  la  verve 
des  satiriques  qui  ne  manquèrent  pas  de  s'attaquer 
à  l'institution  naissante.  On  la  voit  lîgarer  dans  le 
liôle  des  /iréscnta fions  aux  grands  Jours  de  C élo- 
quence françoise,  attribué  à  Sorel,  dans  la  Reqiccte 
des  dictionnaires  de  Méniige  et  dans  la  Comrdie  des 
Acadèmistes,  œuvre  de  Saint-Evremond.  Ici  et  là,  on 
la  représente  toujours  comme  le  défenseur  attitré 
des  vieux  vocables,  «  qu'elle  a  sucés  avec  le  lait.  » 
Selon  Ménage,  elle  rci'^rette  qu'on  proscrive 

Ces  nobles  mots  :  moult,  ains,  jaçoit. 

Ores,  adonc,  maint,  ainsi  soit, 

A  tant,  si  que,  piteux,  icelle, 

Trop  plus,  trop  mieux,  je  quiers,  isnelle, 

Il  ne  m'en  chaut,  je  n'en  puis  mais, 

A  grand  randon,  à  toujours  mais, 

Maurestié,  blandice,  empirance 

Tollir,  cuider,  angoisse,  usance, 

Pii'ça,  servant,  illec,  ainçois. 

Comme  étant  de  mauvais  françois, 

Et  ce  sans  respect  de  l'usage. 

MONTAIGNE   II.  26 


40â  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

Gomme  on  voit,  la  nomenclature  est  assez  variée,  et  il 
s'en  faut  que  tous  ces  termes  soient  également  tombés 
en  désuétude. 

A  ce  reproche,  Saint-Evremond,  plus  mordant, 
joint  quelques  plaisanteries  sur  l'âge  de  M"""  de 
Gournay,  qui  reculait  dans  un  lointain  si  grand 
les  déboires  passés  de  la  vieille  fille  et  les  premiers 
ennemis  contre  lesquels  elle  avait  rompu  des  lances, 
bien  des  années  auparavant. 

SiLHON. 

Vous  avez  le  parler  de  la  sainte  Ecriture. 

Serisay. 
Elle  est  de  l'an  de  grâce. 

M""^  DE  Gournay. 
Et  plus  vieille,  dit-on. 

Serisay. 
Du  moins,  vous  avez  vu  mourir  le  bon  larron. 

M«"'  DE  Gournay. 
Oui,  je  fai  vu  mourir  et  je  ne  fais  qu'attendre 
Le  trépas  d'un  mauvais  que  l'on  doit  bientôt  pendre. 
Je  serais  satisfaite  en  le  voyant  pendu. 

Serisay. 
Pendre  ainsi  les  larrons  est  un  peu  trop  ardu. 

M"'«  de  Gournay. 
Quand  on  disait  ardu  on  rendait  la  justice. 

Serisay. 
On  observait  aussi  les  lois  de  la  milice  : 
Mais  ne  les  gardant  point,  il  ne  faut  point  de  los. 

Mel'e    DE    GoURNAY. 

Monsieur,  tout  allait  bien  du  temps  de  ces  vieux  mots. 
Si  l'on  parlait  plus  mal,  on  vivait  plus  à  l'aise.... 

Tel  est  le  ton  qu'on  prête  à  cette  obstinée  lauda- 
trix  temporis  acti.  Certes,  c'était  une  ironie  un  peu 


m'"'  de  gournay  éditeur  et  polémiste.        403 

bien  injuste  que  faire  ainsi  le  procès  de  la  savante 
fille  en  même  ternps  que  celui  de  la  jeune  Académie 
et  mêler,  même  par  contraste,  le  nom  de  celle-là  à 
la  cause  de  celle-ci.  Car  si  M*""  de  Gournay  avait  pu 
voir  d'un  bon  œil,  au  début,  la  constitution  en  un 
corps  organisé  d'une  compagnie  d'hommes  de  lettres 
tout  occupés  à  traiter  les  questions  de  langue  et  de 
style,  les  choses  ne  tardèrent  pas  à  se  gâter  et  elle 
trouva  bientôt  que,  dans  ces  réunions,  on  ne  faisait 
pas  besogne  à  son  goût.  La  lettre  suivante  de  Chape- 
lain à  M'""  de  Gournay  en  est  la  preuve.  «  Vous  êtes 
bonne  de  m'envoyer  ainsi  la  paix.  Je  la  reçois  de 
votre  main,  mais  seulement  pour  les  affaires  généra- 
les, car  pour  nos  différends  particuliers  vous  savez 
bien  qu'ils  ne  sauraient  finir  et  que  vous  êtes  l'irré- 
conciliable ennemie  de  l'écorcheuse  Académie.  Je  suis 
marri  que  vous  ayez  fait  juger  pendant  ce  soir  par 
ce  tribunal  que  vous  ne  connaissez  pas.  Outre  que 
vous  y  avez  été  condamnée,  vous  lui  donnez  encore  le 
droit  de  vous  y  citer  quand  bon  lui  semblera,  ayant 
fait  cet  acte  de  reconnaissance.  Voyez  si  je  suis  géné- 
reux et  si,  dans  la  différence  de  nos  partis,  je  traite 
bien  avec  vous  et  vous  fais  bonne  guerre.  Il  est  vrai 
que  cela  vient  de  plus  haut  et  que,  la  vertu  nous 
liant,  nous  ne  pouvons  avoir  de  (juerelles  ensemble 
(jue  pour  des  mots  et  des  syllabes.  Hors  cet  intérêt, 
vous  pouvez  faire  état  de  mon  amitié  et  de  mon  ser- 
vice »  ^  (iette  fois-ci  encore.  M'""  de  Gournay  n'avait 
pas  su  se  mettre  à   l'allure  commune;  mais,  pour  si 

\ .  Chapelain,  Lettres,  publiées  par  M.  Tamizey  de  Larroque, 
t.  I,  p.  497. 


404  MONTAIGNE  ET  SES  AMIS. 

intraitable  qu'elle  se  montrât  sur  les  questions  de 
langage,  on  pouvait  diflërer  de  sentiment  avec  elle 
sans  devenir  son  ennemi  et  elle  savait  garder  les 
bonnes  grâces  de  ceux  qu'elle  combattait  si  opiniâtre- 
ment. 

Les  amitiés  qui  suivirent  M""*'  de  Gournay  avaient, 
certes,  eu  le  temps  de  changer  durant  le  cours  de  sa 
longue  carrière;  il  lui  en  demeurait  encore  de  nom- 
breuses et  de  fidèles  lorsqu'elle  acheva  son  existence. 
Par  ses  qualités  comme  par  ses  défauts,  M^"^  de 
Gournay  s'était  surtout  senti  porter  vers  les  natures 
indépendantes  et  jalouses  de  cette  indépendance,  vers 
ceux  qui,  peu  soucieux  d'une  autorité  étrangère, 
vivaient  à  leur  guise  et  pensaient  de  même.  On  a  vu 
plus  haut  les  noms  de  quelques-uns  d'entre  eux  cités 
par  l'abbé  de  Marollcs.  Il  y  en  eut  d'autres  assurément. 
Ouand  M'""  de  Gournay  mourut,  on  trouva,  parait-il, 
dans  son  cabinet,  des  lettres  flatteuses  que  lui  avaient 
adressées  des  personnages  illustres,  notamment  Ri- 
chelieu, le  cardinal  Bentivoglio,  saint  François  de 
Sales. 

Tontes  ces  missives  semblent  perdues  aujourd'hui, 
comme  aussi  celles  qu'écrivit  Marie  de  Gournay. 
Seule,  une  lettre  de  remerciement  à  Richelieu  a 
échappé  à  ce  naufrage.  La  voici  :  «  Monseigneur, 
vos  bienfaits,  dont  les  princes  mêmes  se  sentiraient, 
honorés,  ne  laissent  point  de  digne  remerciement  à 
une  chétive  demoiselle.  Votre  Eminence  eiit  jugé, 
comme  il  était  vrai,  que  le  bien  qu'elle  me  faisait 
jusques  ici,  ajouté  à  la  libéralité  de  notre  bon  Roi, 
suffisait  à  me  tenir  à  mon  aise,  et  m'eût  laissé  en 
ces  termes,    si   votre  inclination  à   faire   les  choses 


M*^""    DE  GOURNAY  ÉDITEUR   ET  POLÉMISTE.  405 

nobles  et  illustres  se  pouvait  contenir  dans  les  bor- 
nes ordinaires,  ou,  pour  mieux  dire,  dans  celles  de 
l'homme.  Certes,  Monseigneur,  quelques-uns  des 
plus  grands  monarques  de  l'Europe  ont  sujet  d'en- 
vier ma  condition  :  ils  briguent  inutilement  votre 
bienveillance  et  l'achèteraient  à  tout  prix,  tandis 
qu'elle  m'est  si  bénignement  départie  du  seul  mou- 
vement de  votre  générosité.  J'apprends  par  là  que 
nous  ne  pouvons  espérer  les  |)lus  dignes  présents 
que  de  la  |)ure  faveur  du  ciel.  Monseigneur,  et  puis 
dire  avec  raison  que  c'est  lui,  pioprement  aussi, 
qui  me  favorise  en  cette  occasion,  puisqu'il  vous 
honora  naissant  de  ce  génie  incomparable,  alin  de 
faire,  en  votre  personne,  le  nouvel  exemple  d'un 
ministre  capable  de  distiibuer  ses  grâces  en  terre'.  » 
Ce  langage,  si  erithousiaste,  essayait  de  payer  sans 
doute  la  dette  de  gratitude  conti'actée  par  la  savante 
tille  dans  la  circonstance  que  nous  avons  déjà  rap- 
portée d'après  Tallemant  des  Réaux. 

Elle-même  distribua  à  ses  amis  ses  papiers  et 
ses  livres  ;  elle  donna,  dit  un  contemporain,  dom 
Pierre  de  Sainl-Homuald,  «  tous  ses  manuscrits  et 
livres  curieux  aux  doctes  personnages  (jui  la  fré- 
quentaient, et  particulièrement  au  sieur  de  La  Mothe 
Le  Vayer,  disant  (jue  c'est  à  cause  des  bons  offices 
de  prudence,  de  candeur  et  de  foi  qu'il  lui  a  rendus, 
outre  sa  suffisance  et  doctrine  (|ue  ses  livres  témoi- 
gnent assez  par  leur  (pialité  et  ((uantilé.  »  C'est  en 
elTet  La   Moilu;  Le    Vayer  qui,    dans   ce   cercle   des 

1.  10  |uiti  (16.34-?',.  L'orii:inal  a  passé  des  collections  de 
Benjamin  Fillon  {^Catalogue,  n°  931)  dans  celles  de  M.  Morri- 
son  (Cat.,  II,  192). 


406  MONTAIGNE   ET   SES   AMIS. 

libres  esprits  d'alors,  des  libertins,  comme  on  disait, 
agréait  le  plus  à  M'""'"  de  Gournay  par  sa  science 
profonde,  à  la  lois  lourde  et  narquoise,  son  humeur 
tout  ensemble  aventureuse  et  conservatrice,  son 
scepticisme  bien  informé. 

Si  La  Mottie  Le  Vayer  eut  la  plus  grosse  part 
de  cet  héritage  intellectuel,  il  autres  contemporains 
obtinrent  quelque  souvenir.  M'"*  de  Gournay  légua 
son  Ronsard  au  poète  L'Estoile,  ce  Ronsard  qu'elle 
avait  tant  pratiqué,  et  elle  laissa  des  papiers  et  le 
récit  de  sa  vie  à  Le  Pailleur,  le  grand  ami  de 
Tallemant  des  Réaux  et  l'un  des  principaux  fournis- 
seurs de  ses  historiettes.  Il  n'est  guère  personne  avec 
qui  la  vieille  fille  n'ait  échangé  un  présent,  dans  ce 
groupe  d'épicuriens  érudits  :  elle  offrait  ses  œuvres 
à  L'Huillier,  à  Naudé,  et  ceux-ci  la  payaient,  en 
retour,  d'une  sym|)alhie  resjjectueuse  et  sincère. 
Aussi,  lorsque  la  mort  vint  frapper  enfin  ce  suprême 
survivant  d'un  siècle  déjà  lointain,  ses  amis  de  la 
dernière  heure  regrettèrent  celle  qui  disparaissait  et 
vantèrent  ses  mérites.  Adrien  de  Valois,  le  prieur 
Ogier,  Malleville,  Guy  ï^atin,  Ménage,  Du  Pelletier, 
Guillaume  CoUetet  lui  consacrèrent,  suivant  le  vieil 
usage,  des  épitaphes  en  vers  latins  et  français.  C'est 
le  fils  de  La  Mothe  Le  Vayer  qui  composa  celle  qui 
devait  figurer  sur  le  tombeau  de  la  docte  fille,  dans 
l'église  Saint-Eustache. 

Il  semble  que  tous  ces  éloges  ne  soient  pas  de 
commande  et  qu'il  s'en  dégage  quelque  regret  sin- 
cère.. M"^'^  de  Gournay  le  méritait,  je  ne  dis  pas 
seulement  pour  la  dignité  de  sa  vie  et  la  noblesse  de 
son  caractère,  mais  encore  pour  son  œuvre  littéraire. 


M^"^   DE  GOURNAY  EDITEUR   ET   POLÉMISTE.  407 

Editeur,  elle  a  lendu  des  services  indéniables  ;  criti- 
que, si  ses  vues  maiu|uèrent  de  clairvoyance,  elles 
ne  furent  pourtant  ni  si  arriérées  ni  si  insoutenables 
qu'on   l'a  prétendu    bien  souvent. 

Lorsque  un  coup  d'état  a  réussi,  où  que  ce  soil, 
on  ne  manque  pas  de  trouver  des  raisons  pour 
prouver  qu'il  était  nécessaire  et  montrer  qu'il  devait 
aboutir.  Est-il  donc  si  oiseux  de  se  demander  ce 
qu'il  fut  advenu  si  M*"'"  de  Gournay  avait  triomphé 
à  rencontre  de  Malherbe  ?  Ses  prétentions  étaient- 
elles  exhorbitantes  ?  Toute  sa  doctrine  peut  se 
résumer  en  ces  deux  formules,  très  heureusement 
dégagées  par  M.  ('h.-L.  Livel  :  faire  avancer  la 
langue  sans  qu'elle  doive  ou  puisse  reculer;  — 
conserver  l'usage  de  la  langue  entièie  ;  —  c'est-à- 
dire,  d'une  part,  ne  laisser  perdre  aucun  mot,  et 
«  louer  et  avouer  aux  occasions  les  mots  (ju'ils 
appellent  vieux  »  ;  de  l'autre,  doiuier  accueil  à 
tous  les  termes  nécessaires  :  «  c'est  rinq)ropre  inno- 
vation cei'tes  (ju'il  faut  blàmei"  et  non  l'innovation 
aux  choses  qui,  n'étant  pas  achevées,  aspirent 
toujours  au  comble  de  leur  perfection  avec  impa- 
tience ;  et  on  doit  porter  l'audace  du  parler  inventif, 
industrieux,  vigouivux  et  délicieux,  aussi  loin  que  se 
peut  étendre  le  besoin  et  la  faculté  d'amendement  en 
la  langue.  » 

Sont-ce  donc  là  des  visées  absurdes  et  ridicules  ? 
Il  est  vrai  que  M*"""  de  Gournay  écrivain  fui  un  fort 
mauvais  argument  pour  sa  thèse.  D'accord.  Mais 
ce  n'est  pas  un  motif  suffisant  pour  «pj'on  ne  puisse 
dégager  de  cette  thèse  ce  cprelle  contient  de  juste  t't 
de  sensé  et  pour  (ju'on  ne  sache  nul  gré  à  celle  qui 


408 


MONTAIGNE   ET  SES  AMIS. 


sentait  si  nettement  des  besoins  qu'elle  exprima 
parfois  si  mal,  lorsqu'elle  prit  la  plume  pour  son 
propre  compte  '. 

i.  Sur  l'œuvre  si  touffue  et  sur  la  vie  si  complexe  de  M^"*  de 
Gournay  on  peut  consulter  encore  Fétude  de  Léon  Feugère 
(1853,  in-8,  et  aussi  dans  Les  femmes  poètes  au  XVP  siècle, 
1860,  in-8)  et  celle  de  M.  Ch.-L.  Livet,  dans  Précieux  et 
Précieuses  (1870,  2e  édition,  in-12). 


e" 


TABLE    DES    MATIÈRES 


LIVRE  IV 

Montaigne  (1581-1585). 
CHAPITRE  I" 

MONTAIGNE    EN    VOYAGE 

Montaigne  vient  à  la  cour  après  la  publication  de  son 
livre.  —  Il  entreprend  de  voyager  pour  soigner  sa 
gravelle.  —  Humeur  de  Montaigne  voyageur  :  il 
aime  le  changement,  et  cet  état  d'esprit  se  fait  jour 
dans  son  Journal  de  voyage.  —  Les  bains  de  Plom- 
bières. —  Montaigne  en  Allemagne  et  en  Suisse  : 
Mulhouse,  Bàle,  Bade,  la  Bavière  et  le  Tyrol.  —  Ardeur 
de  voyage  de  Montaigne.  —  Montaigne  en  Italie  : 
Venise,  Ferrare,  Florence.  —  Montaigne  à  Rome  :  ce 
qu'il  y  cherche  et  ce  qu'il  y  observe.  Son  jugement 
sur  la  Ville  éternelle.  —  Les  bains  délia  Villa.  — 
Montaigne,  absent,  est  élu  maire  de  Bordeaux.  —  Il 
retourne  à  Rome,  et,  peu  après,  rentre  en  France, 
après  un  éloigneraent  de  plus  de  dix-sept  mois.     .     . 

CHAPITRE  U. 

MONTAIGNE    MAIKE    DE    IIORDEAUX. 

Situation  des  partis  à  Bordeaux  et  en  Guyenne  au 
moment  de  l'élection  de  Montaigne.  Causes  de  cette 
élection.  —  Le  maréchal  de  Biron,  prédécesseur  de 
Montaigne.  —  Montaigne  n'accepte  pas  sans  hésitation 


410  TABLH   DKS    MATIEitFS 

la  désigniition  de  ses  concitoyens.  —  Caractère  de  la 
mairie  de  Bordeaux.  —  Les  temps  sont  calmes  :  le 
nouveau  maire  n'a  qu'à  faire  des  otlices  de  courtoisie 
et  à  s'occuper  d'administration  locale.  —  11  assiste  à 
l'installation  des  Commissaires  de  Guyenne  et  noue 
des  relations  avec  de  Thou  et  avec  Loisel.  —  11  va  en 
cour.  —  Différend  avec  le  gouverneur  du  Château- 
Trompette.  —  A  l'e.Kpiration  de  son  mandat,  Montaigne 
est  élu  maire  une  seconde  l'ois  et  maintenu  en  fonctions 
malgré  les  protestations.  —  Remontrances  de  la  mu- 
nicipalité bordelaise  au  roi  au  sujet  des  impôts.  — 
Montaigne  approuve  le  plan  d'études  du  collège  de 
Guyenne.  —  Remontrances  à  Henri  de  Navarre.  — 
Correspondance  de  Montaigne  avec  Du  Flessis- 
Mornay.  —  Réédification  de  la  tour  de  Cordouan.  — 
Henri  "de  Navarre  visite  Montaigne  chez  lui.  —  La 
situation  s'aggrave  :  ses  dangers.  —  Correspondance 
de  3Iontaigne"avec  le  maréchal  de  Matignon.  —  Démê- 
lés d'Henri  de  Navarre  et  de  la  reine  Marguerite. 
Celle-ci  se  retire  à  Agen.  — La  Ligue  essaie  de  conquérir 
Bordeaux.  Matignon  se  saisit  dé  Vaillac,  gouverneur 
du  Château-Trompette  et  principal  soutien  de  la 
Ligue.  —  Bordeaux  est  maintenu,  par  ce  coup  de 
force,  dans  l'obéissance  du  roi.  —  Matignon  et  Mon- 
taigne agissent  de  concert  pour  sauvegarder  la  ville. 
Leur  correspondance  à  ce  propos.  — Montaigne  négo- 
cie un  rapprochement  entre  le  maréchal  et  le  roi  de 
Navarre.  —  La  peste  éclate  à  Bordeaux.  Les  derniers 
jours  de  la  mairie  de  Montaigne.  A-t-il  manqué  à  son 
devoir  ? 47 

LIVRE  V 

Montaigne  (t  585- 1592). 
CHAPITRE  I" 

•    LE  TROISIÈME  LIVRE  DES  «  ESSAIS  ».  LES  DERNIERES  ANNEES 
DE    .MONTAIGNE.     —    SA    MORT. 

La  peste  continue  ses  ravages  et  chasse  Montaigne  de 
chez  lui.  —  Quand  le  fléau  a  cessé,   il   se  remet  à 


TABLE    DES  MATIÈRES  411 

réfléchir  et  compose  le  troisièoie  livre  des  Essais.  — 
Caractères  de  ce  troisième  livre.  —  Liaison  de  Mon- 
taigne et  de  Charron.  —  Montaigne  vient  à  Paris  faire 
imprimer  son  œuvre.  —  Paris  et  la  Ligue  :  Montaigne 
à  la  Bastille.  —  M'="«  de  Gournay,  fille  d'alliance  de 
Montaigne.  —  Montaigne  aux  Etats  de  Blois  :  ses  con- 
versations avec  De  Tliou  et  avec  Pasquier.  —  Retour 
de  Montaigne  en  Guyenne.  —  Les  lettres  qu'il  écrit  à 
Henri  IV  qui  conquiert  son  royaume.  —  Les  dernières 
aunées  de  Montaigne  :  sa  correspondance  avec  Juste 
Lipse.  —  Ses  derniers  moments  et  sa  mort.     .     .  141 

CHAPITRE     H. 

LA    PUBLICATION    POSTHCME    DES     «  ESSAIS  ». 

Après  la  mort  de  son  mari,  M""  de  Montaigne  se  consacre 
à  la  renommée  du  philosophe.  —  Caractère  de  Fran- 
çoise de  La  (^liassaigne.  —  Montaigne  laisse  en 
mourant  les  Essais  revus  et  annotés  en  vue  d'une 
édition  nouvelle  (jue  ses  héritiers  s'empressent  de 
donner  au  public.  —  Pierre  de  Brach  et  M"*  de  Gour- 
nay collaborent  à  cette  édition  posthume.  Dans  (juelle 
mesure?  —  Le  tombeau  de  Montaigne.  Les  épitaphes. 
—  Dernières  années  de  M'»"  de  Montaigne.  —  Les 
cendres   de  Montaigne 187 

LIVRE    VI. 

PiEUHE    Ghakron    (Io41-lfi03). 
CHAPITRE  I" 

GHARKON   PRÉDICATEUR     ET    POLÉ.MISTE. 

Incertitudes  de  la  vie  et  du  caractère  de  Charron.  —  Sa 
naissance  ;  sa  l'amille  ;  ses  études.  —  Il  est  reçu  doc- 
teur en  droit  à  Montpellier.  —  Charron  avocat.  Il 
abandonne  le  barreau  pour  l'état  ecclésiastique.  —  Ses 
succès  de  prédicateur.  —  Il  vient  en  Guyenne.  — 
(Charron  à  Bordeaux.  —  Montaigne  et  Charron.  — 
Charron  prêche  la  Ligue  à  Angers.  —  Ses  démarches 


412  TABLE    DES    MATIÈRES 

infructueuses  pour  devenir  chartreux  ou  célestin.  — 
Son  retour  à  Bordeaux.  —  Les  trois  vérités.  —  Pro- 
testants et  catholiques.  —  La  théologie  naturelle  de 
Charron 213 


CHAPITRE    II. 

CHARRON    PHILOSOPHE. 

Charron  à  Cahors.  Il  réimprime  les  Trois  vérités  et  s'en 
déclare  l'auteur.  —  Charron  secrétaire  de  l'Assemblée 
du  clergé  de  France.  —  Charron  écrit  à  Cahors  son 
traité  de  la  Sagesse.  —  Charron  le  fait  imprimer  à 
Bordeaux,  en  même  temps  qu'un  recueil  de  sermons.  — 
Les  idées  philosophiques  de  Charron.  —  En  quoi  son 
scepticisme  diffère  de  celui  de  Montaigne.  —  Les  con- 
trastes et  les  contradictions  de  Charron.  —  Son 
style.  —  11  quitte  Cahors  pour  Condoni,  où  il  s'installe 
avec  plaisir.  —  Vie  de  Charron  à  Condom.  —  Il  pré- 
pare une  nouvelle  édition  de  la  Sagesse.  —  Voyage 
à  Paris  pour  la  mettre  au  jour.  —  Les  ennuis  de 
Charron.  Sa  mort  foudroyante.  —  Publication  pos- 
thume de    la    Sagesse  et  des  Discours  chrétiens.     .     259 

LIVRE   VII. 

M""^"'  DE  GouRNAY  (l  565-1 645\ 
CHAPITRE  I" 

VIE    DE    Mi^"»    DE    GOURNAY. 

Pourquoi  M'^"e  de  Gournay  a  été  un  continuel  sujet  de 
faciles  plaisanteries.  —  Date  de  sa  naissance.  —  Sa 
famille.  —  Elle  voit  Montaigne  à  Paris,  et  celui-ci 
séjourne  quelque  temps  à  Gournay-sur-Aronde,  en 
Picardie.  —  Le  Proumenoir  de  Montaigne.  —  Situa- 
tion précaire  de  Marie  de  Gournay.  —  La  mort  de 
Montaigne.  —  Marie  de  Gournay  et  Juste  Lipse.  — 
Lettres" échangées  entre  la  savante  fille  et  l'humaniste. 
—  Marie  de  Gournay  vient  à  Montaigne.  —  Elle  se 


TABLE  DES    MATIÈRES  413 

rend  ensuite  à  Cambrai  et  en  Belgique.  —  Opuscules 
de  circonstance  de  M<"'c  de  Gournay.  —  L'assassinat 
d'Henri  IV.  —  Marie  de  Gournay  publie  des  traduc- 
tions et  réunit  ses  œuvres  en  un  volume.  —  Caractère 
de  ses  divers  ouvrages.  —  Correspondance  avec 
Erycius  Puteanus.  —  Opinion  des  contemporains  sur 
Marie  de  Gournay.  —  Richelieu  lui  accorde  une 
pension.  —  Sa  mort 315 

CHAPITRE    H. 

M^''^  DE  GOURNAV    ÉDITEUR  ET   POLÉMISTE. 

Ses  qualités  de  polémiste  sont  réelles,  mais  la  passion 
l'aveugle.  —  Elle  confond  à  tort  Montaigne  et  Ronsard 
dans  la  même  admiration  intransigeante.  —  Pourquoi 
M'"''  de  Gournay  se  trompe  en  faisant  ainsi.  —  La 
renommée  de  Montaigne  ne  subit  aucune  éclipse  après 
sa  mort  oX  ses  qualités  le  sauvèrent  du  dédain.  —  Rôle 
de  M'"'''  de  Gournay  comme  éditeur  des  Essais.  —  Elle 
montre  plus  de  bonne  volonté  que  de  critique.  — On 
lui  a  reproché  sa  piété  maladroite.  —  Le  cas  de 
Ronsard  n'est  pas  le  même  que  celui  de  Montaigne. — 
Pourquoi  son  génie  fut  méconnu.  —  Stratagème  dont 
M«"''  de  Gournay  s'avise  à  l'endroit  de  Ronsard.  — 
Comment  la  supercherie  a  été  dénoncée.  —  Chimère 
d'une  pareille  enlreprise.  —  C'est  en  défendant  Ron- 
sard que  M«''e  de  Gournay  a  exposé  ses  idées  sur  la 
poétique  et  sur  la  langue.  —  Elle  veut  que  le  poète  ait 
toutes  les  licences  et  défend  les  procédés  des  prédéces- 
seurs. —  Effets  de  ro[)position  de  Me"*  de  Gournay  : 
elle  sauva  quelques  métaphores  et  prépara  la  venue 
des  Précieuses.  —  Les  vers  et  la  prose  de  M'"'"  de 
Gournay.  —  Comment  on  traite  les  défauts  de  sa 
vieillesse.  —  Elle  fut,  dit-on,  l'ancêtre  de  l'Académie 
Française.  —  Les  réunions  qui  se  tenaient  à  son 
logis.  —  Ses  héritiers  et  ses  amis 369 


Sauveterre-de-Guyenne.  —  Imp.  Henri  LARRIEU. 


PAUL  BONNEFON 


Wontaigne 

et  ses  amis 


Boétlo  -  Charron 
M""  i$  Sournay 


II 


PAHIS 
md  COLIN  i  C" 

éDITKORS 


Armand  COLIN  &  G'%  Éditeurs,  5,  rue  de  Mézières,  Paris. 

Pages    choisies    de    J.    Michelet 

(Ch.    Seignobos,   sous  la  direction  de  M"^  Michelet). 
Un  volume  in- 18  jésus,  broché,  4  fr.  ;  relié  toile.     4  50 

Pages  choisies  de  Mignet  (g.  weill). 

Un  volume  in-18  jésus,  broché,  3  fr.  ;  relié  toile.     3  50 


Pages  choisies  d'Alfred  de  Musset 

(Paul  Sirvex).  Un  volume  in-18  jésus,  broché,  3  fr.  50; 
relié  toile.  4     » 

Pages    choisies    d'Ernest    Renan. 

Un  volume  in-18  jésus,  broché,  3  fr.  50;  relié  toile.     4     » 

Pages    choisies    de    Jean-Jacques 

rlOUSSeaU  (S.  Rocheblave).  Un  volume  in-18  jésus, 
broché,  3  fr.  ;  relié  toile.  3  50 

Pages    choisies   de   George    Sand 

(S.    Rocheblave).    Un    volume    in-18    jésus,    broché, 
3  fr.  50;  relié  toile.  4     » 

Pages   choisies   d'Adolphe   Thiers 

(G.  Robertet).  Un  volume  in-18  jésus,  broché,  3  fr.  ; 
relié  toile.  3  50 


Paris.  —  liiip.  IC.  CArinMCNi  l'I  (;>•■,  nu-  dos  roitcviiis,  j. 


I 


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